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451Il y a quelques jours, «Externaliser» a soulevé des vagues. En voici la suite que par effet de miroir j’appelle «Internaliser» dans un sens que chacun élucidera pour lui-même.
La scène se passe il y a très longtemps dans un pays lointain par delà les montagnes près du fleuve Céphise. Tirésias, aveugle et devin de son état parle avec Liriopé, la mère de Narcisse. Inquiète de l’avenir de son fils, elle presse l’aveugle de lui lire son avenir. « Narcisse deviendra vieux s’il ne se regarde pas », répond-il. Ce Tirésias est plus qu’un personnage ayant existé, c’est une figure intemporelle de la Grèce. Au long des siècles, il met son grain de sel dans ses affaires humaines et divines. Il est une sorte de demi-dieu doué d’ubiquité, il est partout et nulle part. On connaît son rôle ambigu dans la pièce de Sophocle où il désigne Œdipe comme le meurtrier de Laios. On le retrouve dans l’épisode narcissien tout aussi ambigu puisque le conseil donné – nous le savons et Liriopé le sait aussi –, ne sera pas suivi d’effet sans quoi les pauvres humains d’alors et ceux d’aujourd’hui, auraient été injustement privés d’un chapitre passionnant et douloureux de l’histoire humaine. Déjà à cette époque ce conseil est une prophétie auto-réalisatrice mais retournée : Je t’annonce ton bonheur futur si tu fais quelque chose que tu es incapable de faire! L’aventure donc est scellée, l’avenir écrit. Toutefois, pas très bien car, comme pour les Evangiles, il y a des versions différentes. C’est pourquoi je raconte un Narcisse subsumant les différentes versions afin de lui rendre son pouvoir révélateur pour les hommes de ce temps.
Narcisse est fils de Fleuve et de Nymphe. En grec, númphê signifie jeune fille. Ces nymphes d’antan ont enrichi nos concepts du mot nymphette car, comme le dit la mythologie, elles sont souvent associées aux satyres et que donc la nymphomanie leur va comme un gant. Deux parents donc, “pas évidents” ! Autant il est aisé de se représenter Hercule par exemple ou même le centaure Chiron, autant il est malaisé de se représenter le « fils d’un fleuve ». Mais comme Paul Valéry est le fils de « la mer toujours recommencée », Narcisse est le fils d’une puissance liquide, d’un courant impétueux au dessus duquel plane (sans doute) un brouillard, une émanation, une force, un esprit qui est à coup sûr sa nymphe! Dans les contes de chez nous, on appelait ce genre de personnage une fée.
[Je précise ce point afin que votre imagination ne vous fasse pas habiller ces deux parents d’un corps de chair semblable au nôtre, comme le font sans le vouloir certains adultes qui, écoutant la Mythologie (ou la Genèse), « retombent avec plaisir en enfance » mais prennent ensuite un air supérieur pour dire que toutes ces histoires, « c’est des contes pour enfants » et qu’eux, rationalistes modernes, ne sont pas dupes].
Narcisse est beau mais ne le sait pas. Nymphes et humains attirés par sa beauté le désirent. Ça l’indiffère. Le récit mythologique nous explique que c’est parce qu’il ignore sa beauté et s’ignore lui-même. Il ne remarque donc pas la nymphe Echo (encore une!) qui pour lui se meurt d’amour. Selon Ovide, devant ce refus, elle fond de douleur, son corps diaphane de nymphe se dissout au point que seule sa voix subsiste comme un écho sans le “corps” qui l’engendra. Vous voyez la situation? Une fée amoureuse mais réduite à sa voix donc deux fois invisible et un Narcisse “liquéfié”, entouré d’un brouillard de voix nymphiques lointaines qui le hèle “en écho”.
Devant ce goujat qui ne réalise pas les ravages qu’il cause, Némésis, déesse de la vengeance, est appelée par une des victimes de la cécité narcissienne. Elle condamne le héros qui ne se voit pas et ne se sait pas vu, à contempler sans fin son reflet dans une source du mont Hélicon. Il est en somme punit par là où il a péché. – Tu ne veux pas te voir, dit Némésis? Attend un peu, je vais te forcer moi à te regarder! Narcisse alors est confondu en sa vision, abimé en son image liquide, est contraint de se prendre pour son image qui n’est peut-être qu’un leurre, une image d’image – une maya dirait un bouddhiste – (d’où “narcissisme” qui désigne aujourd’hui ceux, surtout celles, qui aiment à regarder en permanence au miroir la fausse image d’eux-mêmes). Gardons pourtant à l’esprit l’histoire d’amour qui est à l’origine de tout ça. La punition est infligée à quelqu'un qui ne peut (ne sait) en aimer un autre, “s’en faire bien voir”, être connu par lui, connaissance qui l’aurait conduit à se connaître lui-même par ce miroir sans tain qu’autrui est pour nous où, reflet et opacité rivalisants, l’autrui se saisit de nous à l’aide d’une conscience cachée derrière le miroir énigmatique de son visage. Narcisse donc, incapable d’Autre, va brûler de l’amour du même. Il va en quelque sorte rejoindre dans sa dissolution et son agonie l’écho d’un amour inaperçu. C’est un suicide à deux. Mais Zeus, père de Liriopé et d'Echo, – donc d’une certaine façon à l’origine du malheur de Narcisse –, comprend son erreur d'avoir voulu faire de ce léger rejeton des nymphes, un Homme. Il le ramène à la vie, en fait un narcisse, une fleur, un être d’un autre règne, lui ôte en quelque sorte sa réflexion naissante, voit bien qu’il est incapable d’assumer cette réflexion que Némésis lui impose. Il le conduit au végétal, lieu du Temps, état de la Vie, situation de la Matière, où souffrance et joie d'être, sont absentes. Il lui dit au fond mythologiquement : « Sois beau narcisse et tais-toi ».
En effet, la fleur est belle, ne le sait pas, et se tait. Ou bien, imagination poétique aidant, si on pense qu’elle se sait belle et le manifeste par exemple par son parfum, ses belles couleurs, cela ne peut être que parce que notre admiration est pour ainsi dire “contagieuse” et que notre belle est alors récompensée de sa beauté par notre amour de sa beauté, l’amour que nous nous lui portons lorsque nous la contemplons. Nous lui prêtons au fond notre faculté d’amour, la nourrissons avec la joie que sa beauté nous procure, lui rendons son bien. C’est parce que nous aimons le beau que le beau en retour “nous aime”. Autrui nous aime parce que nous l’aimons. C’est le début d’une histoire d’amour entre deux êtres : l’amour de l’Un pour l’Autrui, de l’unique pour le dédoublé. Pour aimer, je dois me faire voir, montrer que je vois et non me regarder au miroir déformant de l’illusion psychologique. Voilà comment se lient joie du sentiment amoureux et réflexivité authentique de la conscience. Shakespeare le dit aussi : Love is too young to know what conscience is; yet who knows not conscience is born of love? J’aime parce que je me pense, me vois dans le miroir vrai d’un moi rayonnant, en même temps que je suis dans l’obscur vivant de mon intériorité, « l’amère sombre et sonore citerne » dont parle Valéry dans le Cimetière marin. Pour aimer (sortir de soi), il faut être (avoir un dedans) et réciproquement, il faut que tout soit comme le dit le Grec Démocrite dans un autre contexte : «pan pleon estin omou phaeos kai nuktos aphantou», que tout soit plein à la fois de lumière et de nuit aveugle. (Parmenides 28 B 9 Simpl. in phys. 180,9 f).
C'est Dionysos Zagreus, que Zeus ressuscitera en le portant dans sa cuisse, qui prendra plus tard le relais et apprendra aux narcisses à devenir des hommes non plus par le miroir de l’eau extérieure mais par le dépassement extatique des sens que le sang de la vigne et le Logos creusent en l’âme de chacun, ainsi que par la mise en scène de ce dépassement que les Tragiques proposeront aux Athéniens à chaque Lénéennes, fêtes du deuxième Dionysos. C’est bien ce bonheur silencieux et parfait de la fleur, celui qu’on lui suppose et qu’on lui envie, ce être vu sans voir, ce être vu sans mot qui dit l’étonnement de celui qui en a les yeux. C’est, transposée par un dieu dans le règne humain, le souvenir du sois belle et surtout ne parle pas, qui vérifie l’intuition que le beau n’est vrai que s’il se refuse à l’approximation de la langue, s’il se prive de mot, se cantonne au “bouche bée”.
Dans l'ontogenèse psychologique donc, le narcissisme est bien le moment d'une montée vers une conscience pleine qui, emplie des perceptions du dehors, s’invagine, s’involue, en vision du dedans et éprouve le besoin d’un langage pour s’exprimer. Le narcissisme ne peut naître, ne va de pair, qu’avec la parole, parole que précisément Echo, complice malheureuse de Narcisse, perd. Dans les différentes versions du mythe par contre, ce qu’il faudrait donc appeler narcissisme d’écho, où son et image se fondent, conduit à la situation inverse, à la stagnation, à un recul, à l’issue duquel les protagonistes deviennent aveugles, sourds et muets. Est-il possible d’élucider ces deux différents narcisses, d’éclairer la tâche aveugle de l’un par la langue muette de l’autre, l’aveugle rendu sourd et plus aveugle encore par la privée de parole, par celle que les mots, désormais “en écho”, ont dévorée? Non, si nous restons aux données habituelles, oui si notre imagination se réchauffe à une connaissance d’une autre nature, nous fait “voir” une fleur devenant sensible, un animal pris dans l’ivresse de l’humanisation. On a alors un “vécu” de cette première étape narcissique. La rose ignorante de sa beauté, d'un coup la “perçoit” et l'exprime avec les mots de son parfum ; le loup soudain renie sa meute et se fait chien fidèle aux paroles du maître ; le dauphin qui fut homme autrefois sauve du naufrage le poète Arion et sa lyre, cadeau d’Apollon, c'est-à-dire chant et musique humaines, paroles supérieures ; le centaure Chiron se fait volontiers homme honoris causa, tandis que Silène aviné renaît en Socrate. Cette capacité imaginative existe chez les humains mais ils ne la vivent plus que comme abstraction venue combler un manque de savoir vrai, un désir de vécu qui sera toujours absent. Ainsi parlent-ils de fleurs carnivores bien que cette confusion plante-animal contredise ce que la science leur dit du monde. Ils en acceptent pourtant l’incongruité lorsqu'ils voient une mouche “avalée” par une Dionée, un Phyllium giganteum (1), copie de la feuille d’où il semble né et dont la forme et la couleur se fondent avec elle, abusant ses ennemis, piégés (comme Narcisse) par une loi de l’optique. Qui a exploré cette conscience du phyllium mâtiné de feuille verte? Du muscle qui clôt une corolle sur l’insecte visiteur? Du chagrin du chien se laissant mourir sur la tombe de son compagnon vertical? Du sentiment de l’esclave lavant les pieds de son maître? De l’état d’âme de l’Homme-Dieu faisant de même à ses amis stupéfaits et renversant ainsi l’Ordre du Monde ?
« Aujourd’hui nous voyons au moyen d’un miroir, d’une manière obscure, mais alors nous verrons face à face ; aujourd’hui je connais en partie, mais alors je connaitrai comme j’ai été connu », dit Saint Paul dans sa première épitre aux Corinthiens (XIII, 12). C’est la suite du long épisode de ce Narcisse qui, ayant hanté pendant des millénaires le monde des hommes, entrevoit la fin de l’Illusion.
Marc Gebelin
(1) Le Phyllium giganteum est un phasme, insecte du sud-est asiatique ayant l’apparence d’une feuille verte, c’est pourquoi on le considère à juste titre comme un animal qui se rappelle avoir été plante. La Dionée elle, fleur carnivore – si bien nommée puisque portant le nom de la grande déesse originaire, féminin de Zeus –, étant la plante qui se rapproche le plus de l’animal, qui semble “en route vers l’animal”. Quand à ce que j’appelle hominisation de l’animal, il faut le voir à l’œuvre plutôt chez le chien (ou le dauphin) qui manifestent une véritable “passion pour l’homme”, un vrai “désir d’homme”, que chez le singe, notre “ancêtre”, qui lui ne manifeste guère qu’une curiosité anxieuse.