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30 mars 2007 — Les USA offrent à la Russie une coopération dans le domaine des antimissiles à partir du réseau qu’ils projettent d’installer, notamment en Pologne et en Tchéquie. L’ambassadrice des USA à l’OTAN, Victoria Nuland (femme du penseur néo-conservateur Robert Kagan), a présenté cette offre à Bruxelles hier.
La dépêche AFP, reprise par Spacewar.com, détaille ainsi l’intervention de Noland :
«The United States offered Thursday to boost cooperation with Russia on missile defence, including sharing technologies and research as well as developing missile defence systems.
»The offer, by US ambassador to NATO Victoria Nuland, comes a day after President George W. Bush tried to assuage Russian anger over Washington's plans to build part of its missile shield in Europe.
»“The United States welcomes the opportunity to discuss missile defense issues at the 19 April NATO-Russia Council meeting” in Brussels, Nuland said in a statement.
»“The United States also looks forward to further discussions with the Russian Federation on bilateral cooperation and joint activity in this important field, including the potential sharing of technology and the development of compatible systems,” she said.
»“Possible areas of partnership with Russia could include research and development of missile defense systems, sharing of early warning data, and exercises between our forces.”»
Cette offre devrait rappeler une référence évidente, celle du système SDI (“Star Wars”), présenté par Reagan le 23 mars 1983. Comme nous le rappelions très récemment, cette offre concernait un volet coopération ainsi qu’une offre de transfert ou de partage de technologies faite à l’URSS. Voici ce que nous écrivions de ce précédent historique :
«…Il y a un précédent fameux : Reagan et la SDI. Contrairement à la “narrative” qui nous est en général servie, la SDI (la “guerre des étoiles”, première idée d’un réseau anti-missiles) est une idée personnelle de Reagan. Un article du Bulletin of Atomic Scientists datant d’octobre 1987 racontait les origines de la SDI, notamment avec le témoignage du conseiller scientifique de Reagan, George Keyworth. Il montre un Reagan réellement obsédé par les perspectives d’anéantissement réciproque et concevant la SDI comme l’amorce d’un système destiné à éviter une guerre nucléaire et pouvant devenir commun avec l’URSS, — notamment avec l’idée extraordinaire du partage/transfert des technologies avec l’URSS. Le discours fut rédigé par Reagan lui-même (Keyworth : “This was a speech that came from the president’s heart. The president wrote the speech in the end.”), avec une toute petite équipe du NSC autour de son directeur McFerlane, dans le plus grand secret. Le Pentagone ne fut mis au courant du discours que le 20 mars 1983 (le discours fut donné le 23) et ne put réagir. (Gil Rye, un des planificateurs du NSC impliqué dans le projet : “Had we given the paper, there certainly would have been no speech.”) Le discours eut lieu. En deux ans, sa substance fut pulvérisée. (Contrairement à la même “narrative”, les critiques les plus virulentes au départ contre la SDI vinrent de Washington, pas d’une Europe craignant une Amérique stratégiquement isolationniste.) Il ne fut bien entendu plus jamais question de transferts de technologies vers l’URSS, les remarques des journalistes dans ce sens dans les conférences de presse étant prestement étouffées avec un clin d’œil concernant l’âge du capitaine, — pardon, du président. La SDI fut entièrement transformée en un projet (puisqu’elle ne fut jamais réalisée) d’acquisition de la supériorité stratégique des USA sur l’URSS. Reagan n’y put rien et ne tenta d’ailleurs jamais rien de sérieux.»
Le choix de l’extrait ci-dessus montre le scepticisme avec lequel nous accueillons l’offre US faite aux Russes. Il nous apparaît en effet que cette offre US est le cas très classique défini par l’adage selon lequel “the devil’s in the details” (ou “le Bon dieu est dans le détail”). Détaillons quelques-unes des remarques naturellement en forme d’objections :
• Bien entendu, l’offre est faite par le State Department (dont dépend l’ambassadeur US à l’OTAN). Le Pentagone est en arrière-plan, et le Congrès avec lui. Il s’agit jusqu’ici d’une proposition de principe, manifestement faite pour apaiser le courroux des Russes. Elle n’implique en rien une position ferme de l’administration US avec ses nombreux centres de pouvoir concurrents.
• Les seules coopérations sérieuses faites par Russes et Américains avec implication de technologies avancées à dimension de sécurité nationale évidente l’ont été dans le spatial. Elles ont, en général, été constituées de “coopérations modulaires” (module avec module, vaisseau spatial avec station spatiale, etc.) qui n’impliquaient pas de véritables échanges et transferts de technologies.
• Le partage de technologies est-il possible à ce niveau et entre deux tels acteurs? Les méthodes sont-elles compatibles, les techniques, les états d’esprit? Vastes questions. Les premières rencontres à propos des antimissiles, où les USA ont prétendument informé les Russes, ont débouché sur une affirmation officielle d’insatisfaction de la part des Russes.
• Les obstacles concrets, opérationnels, sont innombrables. Ils supposent une concordance d’identification des dangers et des cibles, donc des politiques d’une certaine façon, et des prévisions également. Nous sommes très loin du compte, entre Russes et Américains, comme nous l’a dit notamment le discours de Vladimir Poutine à Munich le 10 février. Il est évident, par exemple, que la politique iranienne de la Russie n’a rien à voir avec la politique iranienne des USA, — alors qu’il est question de se défendre contre des missiles iraniens. Au niveau de l’activité des réseaux antimissiles, il existe aussi la question fondamentale de l’autorité de contrôle, de l’autorité d’action, etc. (Même entre alliés européens et US, cette question se pose, comme l’expliquent F. Stephen Larrabee et David E. Mosher, de la RAND, dans l’International Herald Tribune d’hier : «Who will have launch authority? Will Poland require the United States to get Polish authorization before interceptors are launched from its territory? Or will Warsaw be willing to give up a measure of sovereignty by handing control over to the Americans? During the Cold War, NATO was able to develop dual-key arrangements for nuclear weapons in Europe, but the extremely short timelines for intercepting a ballistic missile — just a few minutes — make such arrangements difficult to achieve.»)
• De toutes les façons, une coopération n’écarte pas l’idée d’une asymétrie, avec des missiles US dans des pays de l’OTAN aux frontières de la Russie, pouvant tout de même être utilisés contre la Russie, — à moins d’un droit de veto russe sur leur utilisation, ce qui semble complètement farfelu. La réciproque n’existe pas avec les USA. On ne reproduit pas la symétrie de l’accord ABM (réseaux antimissiles en URSS et aux USA, en nombre similaire, autour de cibles déterminées).
• Les obstacles concrets, bureaucratiques et législatifs, sont innombrables, pour ce qui concerne une éventuelle coopération technologique. Ils sont tapis partout dans les couloirs du Pentagone et devant les innombrables commissions du Congrès. Les alliés européens savent déjà ce que signifie l’aventure. Il n’est pas sûr du tout que les Russes aient la patience de s’y soumettre, ni qu'ils y voient le moindre intérêt. Ces dernières années, la considération russe pour la technologie US a considérablement baissé.
… Mais, finalement, que signifie l’offre US? On peut la prendre comme la reconnaissance diplomatique par les USA que la Russie est (re)devenue un trop gros morceau pour qu’on la traite par-dessus la jambe et qu’il est temps de lui faire quelques amabilités et révérences. On peut la prendre comme une invitation américaniste, faite à la Russie, de se soumettre au cadre systémique en train d’être mis en place par le Pentagone. La Russie est-elle bien, pour Washington dans ce cas, la nouvelle Russie de Poutine ou une super-Pologne?
En un mot : la proposition US nous paraît plus compliquer la situation que la résoudre. Cela ne surprendra personne.