« Je veux rentrer en Syrie »

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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« Je veux rentrer en Syrie »

19 novembre 2015 – Cette intervention doit retenir toute notre attention. L’héroïne de cet épisode de communication dont je vais parler est une jeune femme syrienne qui fait partie de ceux que nous avons coutume de désigner comme les “réfugiés-migrants” qui “affluent” en Europe, plus précisément de ceux qui ont “déferlé” durant l’été, en juillet-août, suscitant une “crise migratoire” qui a provoqué et provoque des réactions populaires très extrêmes devant ce qui a été perçu et continue plus que jamais à être perçue comme une “invasion” mettant en cause l’équilibre social, ethnique, sinon les réalités historiques et souveraines des pays de l’Europe, c’est-à-dire l’identité, l’être même de ces pays. J’ajoute que ces réactions, si elles peuvent être jugées condamnables par les esprits les plus réfléchis et les plus moralement hauts, souvent esprits des élites-Système comme on s’en doute aussitôt, n’en sont pas moins de mon point de vue complètement compréhensibles ; c’est dire, par simple logique des contraires, ce que je pense de ces jugements des élites-Système.

(J’emploie à dessein, soulignés par des guillemets, les mots indiquant effectivement ces “sentiments populaires”. Ces mots entre guillemets disent mieux qu’une longue analyse la réaction du “sentiment populaire” du côté européen et hors des consignes-Système ; ces consignes-Système étant d’une extrême banalité et surtout d’une hypocrisie encore plus extrême si c’est possible puisque l’action du Système est cause de tout cela ; et, là-dessus, se greffe le jugement que j’évoque sans le définir, que j’ai de la plupart parmi les élites-Système citées, que je considère comme tout aussi méprisables pour cette même hypocrisie, avec l’argument de la soumission et de la vassalité en plus, de tout ce qui fait partie de l’ensemble “européen/consignes-Système”.)

J’ai donc fixé l’attitude de deux des trois “partis” en présence, celui des “réactions populaires” et celui du Système, avec mes propres jugements, pour mieux en venir au propos de notre jeune femme syrienne. L’épisode est à mon sens symbolique d’une situation psychologique qui doit être assez répandue chez les “réfugiés-migrants”, et d’ailleurs il y a déjà eu des nouvelles de certains d’entre eux ayant décidé d’ores et déjà de retourner en Syrie (notamment après l’intervention russe dans ce pays, qui a été perçue comme l’amorce d’un facteur de stabilisation). La nouvelle sur la jeune femme syrienne nous vient de Hollande (le pays), d’un camp de réfugiés (cette fois, le mot simple est justifié) où elle se trouve. Elle est donnée par RT-français le 18 novembre, avec quelques déclarations, recueillies à partir d’au moins deux interviews “de terrain” de deux chaînes de TV hollandaises, suffisant très largement à faire comprendre son sentiment. (Les propos soulignés  de gras l'ont été par moi.)

« Expliquant à l’équipe de télévision pourquoi le groupe de quinze personnes est sorti de leur logement, où le gîte et le couvert leur sont offerts par l'Etat hollandais, la [jeune] femme déclare “Ce n’est pas une vie lorsque vous rentrez dans une chambre et qu’il n’y a pas de télévision. Il y a juste un lit, pas de casier, pas de vie privée” [...] “Nous allons rester dehors car nous ne voulons pas manger cette nourriture, et nous ne voulons pas rester dans cette chambre. Nous fuyons notre pays à cause de la situation, et maintenant nous vivons dans une prison. Peut-être que nous devrions rentrer dans notre pays”.

» Dans un autre entretien donné à la télévision néerlandaise DenHaag TV le lendemain, la même jeune femme continue de se plaindre des conditions d’accueil en disant aux journalistes “Je veux rentrer dans mon pays”. La journaliste [qui l’interroge], qui semble choquée, lui demande : “Vous-êtes sérieuse ? Car il y a une guerre, pas vrai ?”, mais la réfugiée reprend : “Ici, ce n’est pas une vie. Là-bas, nous savons qu’il y a une guerre, mais ici il n’y a pas de vie. Vous êtes assis en prison. C’est la même situation, sauf qu’en Syrie vous pouvez vraiment vivre. Ils nous donnent 12 euros [par semaine], qu'allez-vous faire avec ça ?”. La jeune Syrienne conclut : “Nous sommes venus ici pour travailler, pas juste pour prendre l'argent de votre gouvernement et ne rien faire”. »

Je ne suis pas là pour me faire l’écho de la première réaction qui peut venir à l’esprit  (“Incroyable ! Personne ne lui a demandé de venir, on l’accueille, on la loge, on la nourrit, on lui donne des sous [€12 par semaine, merde, c’est Byzance] et en plus elle se plaint parce qu’elle n’a pas la TV et pas de travail”) ; pas plus que la seconde, qui peut  venir à l’esprit en réaction à la première si vous l’avez (l’esprit) plus sophistiqué, plus humaniste comme on trouve dans les âmes progressistes et “avancées” et dans ce cas moins dans les élites-Système parce que la jeune femme syrienne met tout de même en cause l’organisation et l’esprit humanitaristes du Système (“Incroyable ! On les traite comme des chiens et on ne leur donne pas la TV ni du travail, mais comme est-ce possible de la part d’une civilisation humaniste qui représente l’espérance du monde entier avec ses ‘valeurs’ ?”). Je mentionne ces réactions que je suppose typiques sans leur accorder la moindre importance, et en un sens la réaction de la jeune femme syrienne pas plus, parce qu’il s’agit d’évènements secondaires dépendant d’une cause première pour la séquence qui est la seule chose à considérer : la politique de déstructuration brutale, jusqu’à la dissolution, la politique-Système suivie par l’Europe comme par les USA dans le cadre du bloc-BAO, singulièrement depuis les années 2010-2011. La cause première, c’est le Système, avec tous ses caractères de brutalité de sa surpuissance dans la poursuite de sa politique de déstructuration-dissolution. J’ajoute même que la TV et le travail que réclame notre Syrienne, s’ils lui étaient donnés, représenteraient, dans tous les cas certainement dans l’intention inconsciente qui y présiderait puisque c’est le Système qui arrange tous ces bidules, une autre forme de la même déstructuration-dissolution, cette fois plus soft et plus ciblée sur la psychologie, et que, contrairement à ce qu’elle croit ou semble croire, elle ne sortirait pas de la prison où elle se trouve mais se trouverait dans une cellule un peu plus confortable, avec permission de sortie, etc., – mais cellule de prison quand même. Non, ce qui m’intéresse, c’est son argument principal, que j’ai souligné de gras, parce qu’il ouvre heureusement, je veux dire de la façon intellectuelle la plus heureuse, un tout autre débat : « Ici, ce n’est pas une vie. Là-bas, nous savons qu’il y a une guerre, mais ici il n’y a pas de vie. Vous êtes assis en prison. C’est la même situation, sauf qu’en Syrie vous pouvez vraiment vivre. »

... On pourrait lui répondre : “...En Syrie, vous pouvez vraiment vivre, mais vous pouvez également et surtout mourir” ; ce à quoi la jeune Syrienne pourrait répondre, et je suis presque sûr qu’elle aurait l’esprit de le faire car ce n’est pas si bête et pas si faux et que ce qu’elle a dit jusqu’ici est loin d’être bête et certainement pas faux : “C’est vrai, mais ici vous êtes déjà mort.” Vous comprenez alors que nous ne sommes plus dans les débats-Système qui nous font pleurnicher, gémir, manifester en rang d’oignon notre compassion pour ceux qui souffrent (bougies, fleurs & Cie), ou manifester notre mécontentement, la défense de notre identité menacée, etc. ; plus du tout le débat-Système (je veux dire imposé par le Système parce que toute cette merde nous vient du Système) sur l’“invasion” qui nous menace, sur “les valeurs” qui nous font un devoir de les accueillir, et toute cette sorte de choses. Nous sommes dans une autre dimension qui concerne une question sur des situations fondamentales, et qui rappellent opportunément les quelques lignes que j’ai consacrées hier, dans ce même Journal dde.crisis, (« [N]ous découvrons que nous vivons selon une façon d’être et non plus selon une raison d’être, et que cette “façon d’être” est une dévastation de l’être »).

J’ai traité, et dedefensa.org avec moi, le 13-novembre comme un évènement très important, mais important selon les conditions absolument démentielles de cette époque. On a souligné les conditions absolument formidables de la réaction du système de la communication, qui font du 13-novembre, volens nolens puisque nous sommes soumis aux évènements qui nous dominent et sont à l’image de l’“époque absolument démentielles”, un événement d’une importance absolument considérable, essentiellement par l’effet planétaire, l’espèce de compassion universelle comme si une catastrophe de quasi-fin du monde nous avait frappés. C’est un événement considérable, cette réaction, et d’une extrême importance politique, mais ce n’est pas pour autant une réaction rationnelle, justifiée, et ce n’est certainement pas une réaction raisonnablement compréhensible (sinon par des explications qui nous ramènent à notre Grande Crise). Considérée d’un point de neutre et objectif selon une expérience personnelle, je juge ces réactions simplement démentielles et comme la marque d’une pathologie profonde d’une civilisation en cours d’effondrement... Tout cela est complètement logique et raisonnable dans les apparentes contradictions ainsi évoquées.

Je ne m’attarderais pas trop à l’évidence que les 132 morts du 13-novembre et les attentats qui en sont la cause, – si déplorables et attristants qu’ils soient, – ne sont rien par rapport à ce que l’histoire nous a fait subir, et surtout par rapport à ce que nous faisons subir, nous, sans l’ombre d’un remord ni même d’une simple interrogation, à un nombre respectable de peuples depuis près de quinze ans d’affilé, sans discontinuer. Pas un mot de plus là-dessus, – celui qui n’est pas capable de suivre cette logique après vingt ou trente secondes de réflexion et une documentation honnête pour la mener à bon port, celui-là ne peut rien comprendre à ce que j’écris, et encore moins à ce que je vais écrire dans les lignes qui suivent. Qu’il passe outre et passe au JT en cours.

Lorsque je parle d’une “expérience personnelle”, on se doute que je parle de ma jeunesse algérienne, soit près de dix-huit années de 1944 au début 1962, dont près de huit années de guerre (1954-1962) sous diverses formes, essentiellement de guérilla et de terrorisme. (*) Cette guerre ne fut pas lointaine de ceux qui en étaient l’enjeu, elle était quotidienne, permanente, et même si elle était très, très loin de la dévastation syrienne, elle n’en était pas moins une guerre. Durant la “bataille d’Alger” (1956-1957), cette guerre fut même, je dirais, intime, dans ma ville, on la retrouvait à chaque pas et déplacement à pied où l’on rencontrait des patrouilles de soldats silencieux et aux aguets et des Jeeps armées en stationnement aux carrefours ou aux barrages, en tramway aux vitres grillagées pour empêcher le jaillissement de grenades lancées du dehors, à chaque entrée dans un cinéma ou dans un restaurant où l’on vous fouillait, à chaque son de sirène, à chaque bruit lointain ou rapproché pouvant ressembler à une explosion ou à une détonation d’arme à feu, à chaque minute entre 23H45 et 24H00 quand les automobiles des sorteurs filaient à très grande vitesse dans les rues qui n’étaient soudain plus désertes, pour que chacun rentre chez soi avant le couvre-feu de 24H00 à partir de quoi, jusqu’à 06H00, on avait la gâchette facile.

Et là, simplement, mon témoignage est que l’on s’habitue à vivre avec le danger, qu’on serre les dents plus qu’on ne pleure à la nouvelles des morts, que la vie est en général bien plus intense, en un sens bien plus précieuse et bien plus forte, souvent débarrassée de ses terribles lourdeurs de la psychologie, les dépressions, l’atonie, l’ennui ; l’angoisse elle-même, signe de la dépression, est bien là dans les instants critiques mais elle ne vous dissout pas le corps et la psychologie comme dans la dépression, elle est exogène et disparaît quand la cause extérieure immédiate disparaît, et donc elle fait partie de la vie. Cette vie-là, de ces temps et de ces circonstances, est d’autant plus vécue que la mort brutale, – celle qui rompt une vie au lieu de la terminer, – est partout présente. On peut être joyeux et ardent, dans ces circonstances ; la tristesse de la mort d’un être connu vous conduit à vivre encore plus intensément, comme si vous assumiez la mission de vivre pour deux, pour celui qui a disparu et pour vous-même. Je me rappelle ce cours de dessin, au lycée Bugeaud, avec ce professeur dont je me rappelle même le nom (monsieur Couderc), dont le fils avait été tué la veille dans un attentat. Nous attendions en nous disant, non j’irais jusqu’à dire honteusement en espérant qu’il ne viendrait pas, et puis soudain nous le vîmes : “Merde, le voilà”, – une heure qu’on pouvait croire sans travail qui se déroulerait comme prévu, – sauf que ce jour-là, je vous le jure, il n’y eut aucun bavardage, aucun chahut ni indifférence pour ce cours que nous jugions dérisoire, que nous travaillâmes de façon exemplaire, que la gêne initiale qui avait remplacé les fanfaronnades inconsciemment indécentes de l’attente laissa place à une gravité qui nous donnait de la maturité sous la conduite de ce vieil homme au visage à la fois impassible et ravagé, et qui faisait son devoir d’enseignant...

Elle, la jeune femme syrienne, a totalement raison : « C’est la même situation, sauf qu’en Syrie vous pouvez vraiment vivre. » Ni elle ni moi ne faisons un panégyrique de la guerre, qui est une calamité dont nous ne tenons aucun des fils, mais plutôt le constat que l’héroïsme peut se nicher dans un nombre de cas plus grand qu’on ne croit dans les recoins de la quotidienneté, et qu’on en sort grandi, ayant subi un destin qui nous dépasse (c’est la définition du destin) avec la dignité qui importe, et sans jamais capituler soi-même devant les parties les plus basses de soi-même.

Je crois, et c’est très malheureux, que nos pays qui donnent des leçons d’humanisme au monde, ont désappris les vertus que des situations aussi évidemment tragiques vous conduisent à avoir. Et je ne pense même pas que la cause en soit l’absence de guerre, puisque, exposés à une soi-disant guerre, nous réagissons avec des attitudes qui ne témoignent que de l’individualisme forcené qui se dissimule derrière un concert de lamentations orchestrées et dirigées par le Système, selon une pseudo-solidarité arrangée comme un show de relations publiques. Je ne mets en doute ni la compassion, ni l’extrême tristesse de ceux qui se manifestent ainsi, d’autant moins que je les crois prisonniers du Système, c’est-à-dire en prison. (Là encore, justesse des remarques de la Syrienne.) Simplement, je crois que cette Grande Crise que nous traversons, et qui touche bien plus les pays de l’Occident triomphant et parait-il pacifiques que les chaudrons du Moyen-Orient que nous entretenons, épuise les psychologies et mine les ressorts qui permettent aux êtres de montrer des vertus dont eux-mêmes ignorent qu’ils sont capables de les avoir. Nous avons oublié ce que c’est que la tragédie alors qu’elle nous emporte comme des fétus de paille ; nous ne savons plus ce qu’est la grandeur d’assumer un destin qui vous dépasse comme une fatalité, mais qu’il faut accepter avec la plus grande dignité possible, alors que nous croyons, à coups d’hybris, de cocaïne et d’antidépresseurs, que nous sommes les créateurs d’un Monde Nouveau, successeur du Nouveau-Monde. Les Syriens sont bien malheureux mais ils ont bien des choses à nous apprendre, celles que nous avons oubliées.

 

Note

(*) On prendra ce passage comme on doit le prendre, savoir l’expérience d’une vie d’adolescent dans le cours d’une guerre visible partout. Le débat n’est pas ici sur le sens et les conditions de cette guerre. Dire cela, ce n’est pas de ma part fuir ce débat, et même au contraire je crois que j’y reviendrai un jour, et même j’en suis sûr ; là-dessus j’ai beaucoup de choses à dire, sur le cœur et dans mon cœur, et dans ma mémoire, par rapport à ce que j’ai vécu, connu et ressenti, par rapport à ce qu’on en a écrit depuis, par rapport à l’évolution de mon opinion à l’égard de ce conflit qui a beaucoup évolué et dans plusieurs sens. Par conséquent, rendez-vous à plus tard là-dessus, mais ce n’est pas le sujet du jour.