Jérémiades pour une Europe défunte

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Jérémiades pour une Europe défunte


3 juin 2005 — Mais de quoi parlent tous ces braves gens? (Car nul ne contestera qu’il s’agit de gens extrêmement braves, plus sincères et plus honnêtes qu’on ne dit en général.) Nous parlons de tous ceux qui, sur les écrans des télévisions, viennent pleurer sur le cadavre de l’Europe. Bien sûr, du côté des partisans du oui, mais aussi de certains partisans du non. Tous, ils veillent la morte.

Il faut voir le brave Barot, Commissaire européen et excellent homme sans le moindre doute, pleurer sur ce vote français dont il est manifestement honteux, vraiment les larmes aux yeux, chuchotant que c’est tout le sens de sa vie qui est ainsi brisé. Et Barot s’arrête à une collègue Commissaire, qu’elle soit autrichienne ou suédoise (mais pas la Néerlandaise, pas d’humour noir s’il vous plaît), en lui disant : « Tu pardonnes aux Français, dis? Tu leur pardonnes ? » ...Et elle pardonne, la Commissaire, blonde et belle âme, mais du bout des lèvres. Tout cela serait affreusement ridicule si ce n’était en (petite) partie émouvant parce que, répétons-le, il y a une part de leur vérité.

A côté de cela, les perspectives tonitruantes, la France isolée, la Constitution qu’on ne renégocie pas, l’axe terrifiant franco-allemand constitué dès l’automne (avec la CDU-CSU qui l’emporte) et faisant craquer la France comme une noix dans la terrible pince néo et hyper-libérale. Comme tout cela est vertement expédié ; et tout cela parce que nous avons tué l’Europe, qui fait que l'assassin de la Mère doit être terriblement et affreusement puni.

Mais de quoi parlent-ils, ces braves gens? Ils parlent de l’Europe, et ils nous disent que l’Europe est morte parce que nous l’avons tuée. Fort bien, sauf qu’il y a ceci, qui est fondamental : l’Europe dont ils parlent n’existait pas et n'existe pas. Elle ne peut donc avoir été tuée parce que l’on ne peut tuer ce qui n’existe pas. L’Europe, selon la représentation qu’ils s’en font n’a jamais existé.

L’“Europe” dont ils parlent est un énorme conglomérat bureaucratique, gouverné d’une part par les intérêts propres aux bureaucraties (intérêts de systèmes, de hiérarchie, de services, etc.), d’autre part par les intérêts nationaux représentés par les fonctionnaires nationaux détachés et nombre de ceux qui sont intégrés dans ces bureaucraties et qui conservent les caractères de leur nationalité. Ce fait est de notoriété publique, et l’on sait aussi qu’il est caractérisé par différents degrés dans l’organisation et l’efficacité. Ainsi se comprend-il de façon générale que le Royaume-Uni, le moins “européen” de tous, est de loin le plus présent et le plus efficace au cœur de l’“Europe”, parce que les fonctionnaires (détachés ou intégrés) de nationalité britannique rendent compte d’abord au Foreign Office et agissent en fonction de ses instructions. Nous rappellerons ici une analyse que nous faisions en 1998 sur le comportement des Britanniques à la Commission européenne, à partir de sources à la Commission:


« “Les Britanniques ont vis-à-vis des organisations européennes la même attitude qu'ils ont vis-à-vis de n'importe quelle organisation internationale”, commente un fonctionnaire européen, non-Britannique certes mais avec l'expérience de plus de vingt ans passées au sein de la Commission. Ce constat signifie que les Britanniques n'ont, dans leur comportement bureaucratico-politique, aucune considération particulière pour les institutions européennes. Ils ne ressentent, vis-à-vis d'elles, aucun devoir particulier, et leur comportement ne reflète aucune loyauté spécifiques, ce qui n'exclut pas une ''compétence professionnelle'' affichée et reconnue. Leur comportement général vis-à-vis d'une organisation internationale est extrêmement simple : il s'agit de faire ce que les trotskistes nomment de l’ ‘entrisme’; l'investir, y participer le plus habilement possible, c'est-à-dire en fonction de considérations stratégiques et tactiques spécifiques, et là, veiller aux intérêts britanniques. »


Comme on le lit dans ce texte également, d’autres nationalités suivent le chemin des Britanniques avec des fortunes diverses. Cette tendance s’est fortement accentuée ces dernières années, à mesure que l’élargissement de l’“Europe” interdisait tout espoir d’arriver à la formation d’une vraie souveraineté européenne, qui permettrait de commencer à croire que l’Europe existe. Depuis un ou deux ans, même les Français s’y sont mis, eux qui ont été jusqu’au bout les plus “croyants” en une réalité européenne, et qui ont essayé de répondre à un devoir de loyauté européenne. Une source proche des services de renseignement français nous a expliqué qu’effectivement, — et ce n’est pas trop tôt pour tout dire, — « les fonctionnaires européens de nationalité française font désormais comme ceux des autres nationalités, ils sont attentifs d’abord aux intérêts de leur pays et ils travaillent dans ce sens ».

L’Europe n’est qu’une énorme bureaucratie multinationale sans aucune identité propre, sans politique, qui a besoin d’impulsions extérieures pour suivre une orientation politique. (C’est pourquoi nous estimons que la France a un rôle si grand à jouer, par influence, aujourd’hui plus que jamais.) On peut longuement arguer autour de la nécessité ou pas de telles structures, de telles assemblées, de tels accords, etc. ; ce sont des débats techniques, qui ne disent rien du fondamental. Sur ce dernier point, aucun doute n’est permis : l’Europe n’existe pas et, ces dernières années, avec l’élargissement, elle n’a cessé d’exister de moins en moins. C’est-à-dire que l’Europe n’est pas un “être”, elle n’a pas une substance ontologique et elle n’est pas une identité ; telle qu’elle s’est constituée, elle est un outil mis à la disposition de ceux qui l’ont créée pour intervenir, — et, dans notre univers virtualiste, l’un des volets de cette intervention peut être même de faire croire que l’Europe existe si cette “image” peut avoir assez de poids pour rapporter des gains politiques.

Ce n’est pas pour autant que l’“Europe” ainsi démystifiée est destinée à devenir l’ectoplasme qui hante les cauchemars français, la “vaste zone de libre-échange” concoctée par le démon comploteur anglo-saxon. Elle peut aussi bien devenir un appareil de contrôle, une structure militaire de défense, un ensemble d’orientations industrielles, etc. Disons simplement que cela dépend de ce qu’on veut y mettre, et des moyens qu’on a pour l’y mettre ; et notons que certains sont mieux armés que d’autres pour y parvenir, et la France l’est évidemment parce que son inspiration est naturellement dans le sens d’une affirmation d’indépendance qui finit toujours par s’imposer.

Le reste, les jérémiades et les tristesses sincères de nos soi-disant cyniques politiciens et des divers fonctionnaires-chefs européens qu’on entend ici et là dans des homélies désespérées? Le “rêve européen”, la fiction virtualiste, ce sont eux en premier qui y ont cru. C’est la mort de cette fiction qu’ils pleurent. Ne doutons pas de la sincérité de leur tristesse, mais pour l’Europe c’est autre chose. Face aux froides réalités de l’Histoire, leurs larmes deviennent des jérémiades insupportables. Qu’ils retournent à leur travail, ils sont (bien) payés pour ça.

Il faut apprécier l’importance des référendums français et hollandais : bien plus que nous en dire sur l’état d’esprit des citoyens de ces deux nations, ils nous disent tout sur la réalité européenne. Les votants majoritaires ont soulevé le voile et ils ont dit cette exclamation classique: “le roi est nu”. C’est-à-dire : l’Europe n’existe pas et elle n’a jamais existé, la récréation est finie. Cela n’empêchera pas l’Europe de peser le poids qu’elle pèse, les Américains de s’effrayer d’une Europe qui pèse le poids qu’elle pèse, les Chinois de parler de leur textile à Peter Mandelson comme s’il représentait l’Europe et ainsi de suite ; cela n’empêchera pas d’avancer encore, de faire plus éventuellement… Pour autant, l’Europe qu’ils rêvent n’existera pas. Cela ne vaut pas une seule larme parce que ce n’est pas là qu’est la tragédie, dans le décès pompeux de quelque chose qui n’existe pas.

Les meilleurs Européens feraient bien de l’admettre : un “bon” Européen, aujourd’hui, est celui qui comprend combien un appareil bureaucratique et une armée de fonctionnaires, agrémentés d’un discours virtualiste et d’un apparat de la même eau, sont bien insuffisants pour créer une “âme” et un être. Cette identité profonde, c’est du côté de la culture et de la perception qu’on peut la trouver, où nous rejoignons l’idée fondamentale de la définition de soi-même par l’Européen en fonction de l’extérieur, essentiellement de l’Amérique.

En 2001-2002, l’écrivain britannique Antonia Susan Byatt entreprit une enquête pour le New York Times Magazine, dont elle donna le résultat sous la forme d’un long article publié le 13 octobre 2002, répondant au thème : « What Is a European ? » On y lisait notamment ceci, qui nous intéresse : « There was only one thing all the Europeans I talked to had in common. They would all say, “When I am in America, I know I am European.” In Europe they notice local differences, but seen from the distance of the States, it is suddenly the whole state of being European that grips them. »