Jérôme K., “victime émissaire”

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Jérôme K., “victime émissaire”


29 janvier 2008 — Jérôme Kerviel, disons Jérôme K. (plutôt que Jerome K. Jerome, n’exagérons pas) pour faire kafkaïen et kafkaïesque dans cette exploration ingénue des arcanes de la finance du monde globalisé en crise, – Jérôme K. est-il “maistrien”? Peut-être bien et alors, sans aucun doute, il l’est avec une modestie exceptionnelle qui le grandit manifestement et rend encore plus affirmé ce caractère d’être maistrien. Rarement d’une façon aussi massive, aussi rapide, aussi efficace, un homme a porté ou a été désigné pour porter tant de charges explosives nécessaires à la mise à nu d’un temps historique dépourvu de tout garde-fou, avec autant de modestie à peine ombrageuse. Atlas n’aurait pas fait mieux.

Jérôme K. a été désigné par certains, à qui on ne la fait pas, comme le bouc-émissaire à la fois d’une banque aux abois et d’une crise économique mondiale. (Pour l’Humanité, Jérôme K. est le capitaine Dreyfus de cette gigantesque affaire.) Les Anglo-Saxons se sont délectés à désigner Jérôme K, donc la SocGen, donc la France, comme la véritable cause du krach du lundi 21 janvier, — soit rappelé en passant, le jour anniversaire de l’exécution de Louis XVI. Alors, bouc-émissaire? Disons, pour paraître lettré et parce que la chose nous est parfaitement expliquée par René Girard (Achever Clausewitz): “victime émissaire”, – «…victime émissaire, à la fois coupable du désordre et restauratrice de l’ordre. Des millions de victimes innocentes ont ainsi été immolées depuis l’aube de l’humanité pour permettre à leurs congénères de vivre ensemble; ou plutôt, de ne pas s’autodétruire.»

Comme d’habitude, réfugions-nous derrière nos amis-ennemis anglo-saxons. Les fameux “Britts” n’ont pas laissé passer l’occasion de tirer à vue sur les froggies. Vieille habitude qui ne mange plus guère de pain; depuis que la France s’est offert Sarkozy-le-libéral, les insultes anglo-saxonnes rebondissent sur sa carapace “gling-gling”.

• Citons The Observer du 27 janvier, qui examine l’attitude des Français vis-à-vis de Jérôme K. Le capitaine Dreyfus devient Robin des bois (Robin Hood, personnage de la mythologie des forêts britanniques, du côté de Nottingham).

« France has been polarised by the unlikely figure of the taciturn, clean-cut man behind the biggest 'rogue trader' scandal of all time. Some 300 miles west of Paris, in his home village of Pont l'Abbé on the Brittany peninsula, Kerviel is a hero - particularly with the ladies in the hair salon his mother used to own.

»“He was your ideal son-in-law,” said 62-year-old Martine Le Pohon, who remembers Jérôme helping his mother out on Saturdays at Un Monde Imagin' Hair. “And if it turns out that he has stood up to the system to the tune of €5m, well, as far as I am concerned, that makes him even more ideal.”

»Maryvonne Even, 40, said Kerviel was a scapegoat. “He was probably caught fiddling – a bit – and the bosses decided to blame him for all their losses,” she said.

»But this is not just local Breton solidarity. In France, where there is profound popular distrust for big finance, strong opposition to “international capitalism” and a belief in the “French model” as opposed to “savage Anglo-Saxon liberalism”, the views of the ladies in Pont l'Abbé are widespread.

»For Isabelle Mercier, 44, queuing outside a Société Générale branch in Paris, the 'rich and the powerful' always find someone to blame: “Anyone who is a threat to them is eliminated one way or another.” Mohammed Benali, a market trader at the nearby Marché d'Aligre, agreed. “It is time the bosses and the rich were taken down a peg,” he said.

»Some go further. The French Communist party compared Kerviel to Alfred Dreyfus, the French Jewish army officer whose disgrace after being unjustly accused of espionage is one of the greatest and most divisive causes célèbres in the nation's recent history. On the internet, scores of admiring comments have been posted on impromptu websites. The affair has been politicised further by the revelation that Kerviel had been an activist for France's ruling right-wing UMP party. The government of Nicolas Sarkozy, already under fire for being too close to major financial figures, has been forced on to the defensive. For Michel Sapin, the Socialist party's economy spokesman, the scandal was “the symbol of mad money”.»

• Citons The Independent du 28 janvier, qui nous explique que Jérôme K. a non seulement provoqué le krach du 21 janvier mais a également sauvé le monde (on verra) des effets du krach en s’offrant Bernanke, – c’est-à-dire en forçant Bernanke et la Fed à réduire précipitamment et massivement les taux de crédit… (Pour la piteuse aventure de Bernanke, voir aussi Margareta Pagano dans le même Independent: «Savage for SocGen and a slap in the Fed's face.»). Jérôme K. est sans aucun doute notre “victime émissaire”.

« The case for Mr Kerviel as a hero, as well as a suspected fraudster, is complicated – but not that complicated.

»Société Générale's chairman, Daniel Bouton, yesterday dismissed as “absurd” suggestions that his decision to dump more than €50bn in unauthorised trades by Mr Kerviel early last week had plunged European stock exchanges into a tailspin. Market experts pointed out, however, that heavy selling by SocGen on Monday – especially of German shares futures – reinforced a mood of panic and helped push all markets down.

»This in turn jolted the US Federal Reserve into cutting its interest rates sharply on Tuesday, preventing a copycat crash on Wall Street and possibly also steering the world out of recession.

»As a result, some respected US economists are now feting Mr Kerviel as an unwitting saviour. “Merci, Jérôme,” said the influential economic analyst, Ed Yardeni, former head economist of Deutsche Bank Securities. “The recession is almost over, thanks to Jérôme Kerviel in Paris and the panic réaction [of the Fed] in Washington... I cannot remember any precedent for such strong support for the economy before the evidence of a recession became manifest.”»

Jérôme K., ou la G4G adaptée à la guerre financière

Il est vrai qu’à partir du week-end dernier, le cas de Jérôme K. a remplacé à la une des conversations télévisées le cas du soi-disant krach du 21 janvier, de l’affaire des subprimes et tout le reste, cette gigantesque charge mégatonnique prête à faire exploser les structures du monde. Cela revenait à étouffer la crise comme on étouffe un scandale. Au reste, il est très possible que l’action de Jérôme K. et la réaction de la banque ont constitué le détonateur du krach, comme le croit par exemple Elie Cohen. Tout cela est de peu d’importance pour notre propos, sauf à confirmer d’une façon tonitruante que les “marges” ont encore plus d’importance que nous croyions, et que le système, qui est d’une telle force qu’on ne peut en imaginer d’autre, est d’une fragilité à ne pas croire. Mais ce n’est après tout qu’une resucée de la fable de l’invincibilité impuissante mise en pratique par l’U.S. Army en Irak. (Voir plus loin.)

Personnage “maistrien”, disions-nous. Sans nul doute, Jérôme K. paraît à la fois fragile et manipulé. Tout le monde se précipite à l’explication la plus évidente, qui a d’ailleurs de bonnes chances de répondre à quelques réalités bien solides: manipulé par la banque, certes. Mais notre démarche est plus ambitieuse, tout en conservant ce constat de la manipulation qui va avec la fragilité du caractère. Tout se passe comme si Jérôme K. avait été manipulé par les événements, pour mettre en évidence l’horrible secret que le roi est nu.

Que nous montre donc Jérôme K. sinon quelques-unes de ces horreurs que Joseph de Maistre aurait comptabilisées comme les caractères essentiels de cette époque terrible? Que fait-il sinon mettre en évidence combien cette époque est une crise en soi, une explosion potentielle considérable, apocalyptique? Que fait-il, sinon fracasser avec une efficacité qui mériterait un ricanement sardonique l’optimisme forcé et virtualiste qui est le principal fondement psychologique du système? Cette façon de mettre en évidence des traits fondamentaux, c’est aussi une façon de renforcer ces traits en les grossissant, de “fragiliser” encore plus cette fragilité inhérente à un système qui, paraît-il, évite de sombrer dans l’abîme à cause d’une simple apparence et se contente donc d’une interprétation pour écarter l’apocalypse un quart d’heure de plus. (La citation dans The Independent de « the influential economic analyst Ed Yardeni» qui remercie Jérôme est particulièrement savoureuse : ainsi, «[t]he recession is almost over» parce qu’un Jérôme K. a empêché que «the evidence of a récession [become] manifest»? Il suffit de dissimuler la preuve du crime pour que le crime n’ait pas eu lieu?)

• D’abord, Jérôme K. met en évidence par l’exemple incontestable les turpitudes du système, la façon dont on peut “jouer” (le complexe du casino) avec des sommes d’argent si astronomiques qu’elles ne semblent plus guère avoir de réalité. Doublement casino: le mouvement de l’argent et le volume de l’argent. Il s’agit de caractères absolument déstabilisants, qui confirment d’une façon écrasante tous les jugements abrupts, jusqu’aux préjugés qui n’en sont alors plus, contre le système de l’argent fou qu’est devenue la structure financière du monde.

• Ce faisant, Jérôme K. met également en évidence la fragilité stupéfiante de ce système d’une puissance si considérable, puisqu’un homme seul, un Atlas bien modeste et bien effacé, peut foutre en l’air la finance, la Fed, le système et tout le reste pendant une semaine. L’image est tentante, d’autant qu’elle correspond si complètement à une tendance universelle de l’époque. Le système qui manque s’effondrer à cause de l’action de Jérôme K., cela rappelle l’U.S. Army en Irak, au bord de la désintégration intérieure à cause des attaques de voitures-suicide, ou IED (Improvised Explosive Devices). On ferait alors l’analogie que Jérôme K. est une sorte d’adaptation, d’autant plus forte qu’elle est inconsciente, de la G4G (Guerre de la 4ème Génération) à la guerre contre le système financier mondial.

• Troisième révélation suscitée par l’activité de Jérôme K. N’importe qui, y compris Jérôme K. et y compris la France qui est comme chacun sait l’ennemie intime et dissimulée du système, peut mettre le système à terre au moins pendant une semaine. (C’est une curieuse constance contradictoire des Anglo-Saxons de la City et de Wall Street: ils passent leur temps à démontrer que la France est l’ennemie du système et il dénonce la France quand elle ne joue pas, même involontairement, le jeu du système. Pour faire court, la France est leur “victime émissaire”.)

Nous avions le choix entre les subprimes et Jérôme K. pour poursuivre l’explication de l’épisode de la folle semaine du 21 janvier 2008. Animaux à courte vue et un tantinet vaniteux, les Anglo-Saxons préfèrent Jérôme K. Sans doute ce choix leur donne-t-il la sensation de conserver leur vertu puisque ce système est leur chose. Grave erreur de tant céder au vice de paraître vertueux; il vaut mieux avoir l’allure d’un salopard puissant (même en difficultés, mais temporaire imagine-t-on) que celle d’une vierge vulnérable (sans défense contre les turpitudes extérieures). En choisissant la vertu du système les commentateurs anglo-saxons exposent à ciel ouvert l’insupportable légèreté du système, incapable de résister à un avorton breton comme Jérôme K. La chose va s’inscrire dans les inconscients, bien au-delà des explications des boursicoteurs ou des théories des économistes. Elle met à jour une tare insupportable. La psychologie de la résistance n’est pas prête d’oublier cela.