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215922 décembre 2004 (10 décembre 2004) – A la bataille de Falloujah, il ne manquait qu'une chose : des hauts-parleurs diffusant l'hymne des Marines. Et, pour la commenter, il nous manquait l'immortel John Wayne, l'homme qui a si bien interprété le soldat américain à l'écran.
(Note en passant, sur une vieille anecdote bien dans l'air du temps : Wayne s'est bien gardé de la faire, la guerre, préférant les studios d'Hollywood. Fin 1944, en pleine forme, il visita un hôpital militaire d'Honolulu en mission de commando de soutien du moral des troupes. On y soignait les Marines blessés à Saïpan, à Truck et à Iwo Jima. Il s'était fait virer comme un malpropre sous les lazzis furieux des blessés qui ne supportaient pas de devoir subir la voix mâle et les encouragements martiaux d'un planqué d'Hollywood, — ainsi est la réalité historique de l'American Dream.)
La bataille de Falloujah s'est déroulée “selon les plans prévus”. Le déroulement est si linéaire, si parfait, si conforme, qu'on se pince devant ce qui paraît une caricature si évidente de tous les défauts, les travers, les stupidités de l'exercice de la science militaire par les Américains. Mais le spectacle est trop fort pour qu'on en reste au niveau de l'anecdote et de la dérision qui le caractérise d'abord, et qui continue à le caractériser quoiqu'il en soit par ailleurs. Il nous invite à embrasser un domaine plus vaste, pour tenter de comprendre l'extraordinaire phénomène de banalisation et de concrétisation, dans la réalité stratégique et politique, du grotesque fantasmé et hollywoodien auquel nous assistons aujourd'hui. Il nous invite à embrasser le domaine psychologique. C'est aujourd'hui le moteur des événements, qui ne peuvent plus se suffire d'explications stratégiques et militaires pour faire comprendre la révolution politique dans laquelle nous nous débattons. Il faut dire que le général des Marines, au verbe à-la-John Wayne et au visage de notaire (c'est encore le pire de cette situation) qui est le point de départ de notre réflexion, invite évidemment à l'analyse psychologique, voire pathologique.
Ce même 19 novembre où Washington consentit, au soulagement du monde entier et des “rebelles” de Falloujah, à “déclarer la victoire” dans la bataille de Falloujah, le lieutenant général Sattler, commandant le 1st Marine Expeditionnary Force, tira avec enthousiasme les conclusions de la bataille.
« We feel right now that we have ... broken the back of the insurgency, and we have taken away this safe haven. »
Sattler expliqua la signification de la chute de Falloujah pour les “rebelles”, parlant aux journalistes dans ce style inimitable du vieux baroudeur hollywoodien, comme s'il s'adressait aux rebelles :
« [I]n losing Fallujah, [you] lost your location and your means for command and control, you lose your lieutenants, which we have taken out of the Zarqawi network over the course of the last almost three months on a very precise basis. ... And you also lose the turf where you're operating, the town that you feel comfortable moving about in, where you know your way about. Now you're scattered. »
Il tira la conclusion que tout le monde attendait, qui sonnait comme un happy end hollywoodien :
« I believe, I personally believe, across the country, this is going to make it very hard for them to operate. And I'm hoping that we'll continue to breathe down their neck. »
Le journaliste du Washington Times, qui rapporta cet enthousiasme dévastateur, crut bon de préciser, avec quelques paragraphes supplémentaires d'explications, sur la pointe de la plume comme on marche sur la pointe des pieds :
« Some Pentagon officials say privately that they do not share Gen. Sattler's optimism. »
Il faut dire que, dans ce même article, et en quelques mots, le sort de l'Afghanistan, – une autre victoire “déclarée”,– était expédié :
« ...while another commander in the war on terror said Osama bin Laden is all but cut off from his terrorist operatives. The twin statements declare success on the two main war fronts -- Iraq and Afghanistan -- where the U.S. military is fighting a deadly insurgency and trying to create lasting democracies. »
Soyons justes : en évoquant John Wayne, nous évoquons plus un état d'esprit qu'une personne physique et un style bien connu. Le général Sattler, comme on l'a déjà observé, a plutôt un visage de notaire de province que le visage buriné bien connu du héros hollywoodien. Au contraire, ses déclarations furent faites sur un ton mesuré, dépourvu de cette gouaille guerrière qui caractérise le langage et le style de John Wayne. Il s'agit bien de John Wayne, mais passé à la moulinette du rationalisme bureaucratique du Pentagone.
La “bataille” de Falloujah avait été gagnée à la suite d'un pilonnage intensif de la ville, par l'artillerie terrestre (très présente et très active) et par l'aviation. Dans leur avancée dans la ville, les Marines, épaulés par l'U.S. Army, ne manquèrent pas d'utiliser, à chaque nid de résistance, à chaque intervention de l'adversaire qui ne pouvait être annihilée aussitôt par un tir de riposte, cette même artillerie et ce même soutien aérien. L'opération générale résulta en une destruction extrêmement significative dans la ville, avec la destruction totale de près de 10% des habitations et l'attaque directe, voire préventive, de bâtiments qui, normalement, sont considérés comme “off limits”, dans tous les cas directement, dans un conflit de cette sorte (des mosquées, un hôpital, etc).
En tenant compte du temps très court pour parvenir à ces destructions, Falloujah rejoint, en intensité de destruction, des exemples classiques de la guerre conventionnelle moderne. Si la bataille de Faloujah avait duré aussi longtemps que la bataille de Caen, en juin-juillet 1944 en Normandie, les destructions et les pertes civiles auraient été supérieures, voire largement supérieures, à celles que connut la ville-martyre normande à l'été 1944. Le New York Times écrivit le 18 novembre :
« Almost all of the city has been pulverized, and the biggest question facing American and Iraqi officials is how residents will react to seeing the vast swaths of destruction. (...) Faluja is known as the City of Mosques, but the landscape is now dotted by broken minarets, many destroyed by airstrikeses. »
L'affirmation du Lieutenant-Général Sattler est d'une emphase et d'une inexactitude qui ne peuvent être décrites justement que par le mot “grotesque”. Tout, dans la situation de cette soi-disant “bataille” telle qu'elle avait eu lieu par contraste avec la description qu'en fit Sattler, démontre ce constat et justifie ce qualificatif.
A peu près en même temps que Sattler faisait ses déclarations, le New York Times publiait, le 18 novembre, des détails sur un rapport rédigé par les services d'évaluation et de renseignement de l'unité que commande Sattler, la 1ère MEF. L'évaluation datait du 14 novembre, alors que les principaux développements de la bataille étaient connus. La prospective envisagée par le rapport était que l'issue finale de la bataille pourrait être l'échec si les forces US étaient réduites pendant la phase de reconstruction. Les “rebelles”, dont un nombre important (près des quatre-cinquièmes des effectifs) avait fui la ville dans les jours et les semaines précédant l'attaque, seraient capables de reconstituer des forces, de se restructurer, de s'infiltrer parmi les réfugiés regagnant la ville, de reprendre des positions dans cette ville jusqu'à reprendre le contrôle de la ville.
Il y a aussi l'appréciation opérationnelle stratégique. Alors que l'attaque de Falloujah était lancée, Thomas Friedman, pourtant un soutien fidèle de la politique de force du système américaniste, avait pondu une colonne furieuse (le 12 novembre) où il s'étonnait, avec toutes les raisons du monde, que l'on fût obligé d'investir Falloujah.
« I got a brief glimpse of Secretary of Defense Donald Rumsfeld's news conference on Monday, as the battle for Faluja began. I couldn't help but rub my eyes for a moment and wonder aloud whether I had been transported back in time to some 20 months ago, when the war for Iraq had just started. »
C'est effectivement le cas : la guerre contre l'Irak est finie depuis le 1er mai 2003 (“Mission accomplished”), et l'Irak cela comprend Falloujah. Comment est-il possible qu'on eût encore, 20 mois plus tard, à “libérer” Falloujah (avant d'autres villes) ? C'est une guerre barbare et hollywoodienne.
A côté d'une ligne officielle, imperturbable, tenue par Rumsfeld, le Pentagone, les bureaux d'information du Pentagone, les porte-parole et les divers Sattler à tête de notaire barbare qui constituent la direction des forces armées US, à côté des protestations épisodiques qu'on trouve dans la grande presse quand elle en a l'audace, il existe une ligne de critique radicale. On ne la trouve pas chez ceux qui en ont la charge d'habitude ; on ne la trouve pas chez les experts “officiels” et politiques, qui se piquent de modernisme et de moralisme radical dans les instituts les plus fameux, notamment et surtout dans nos instituts européens, largement stipendiés et américanisés, et qui se doivent de présenter l'apparence d'un visage d'autonomie européenne bon chic bon genre (si vous voulez, “la servilité à visage humain”). Devant Falloujah, ceux-là font la moue et détournent le regard avant de parler de la crise transatlantique et des “valeurs communes”.
Cette critique radicale, on la trouve chez certains spécialistes “techniques” qui, convaincus par les constats qu'ils font de la réalité des choses et devant l'absence de réactions acceptables par ceux qui en ont d'habitude la charge, en viennent à des conclusions politiques. Ces auteurs sauvent ce qui reste de dignité dans l'expertise occidentale. Deux d'entre eux, qui sont nos favoris, sont l'Américain William S. Lind, directeur du Center for Cultural Conservatism, et Martin van Cleveld, de l'université de Jérusalem. Ce sont deux spécialistes de la “nouvelle guerre”, la “guerre asymétrique” ou “guerre de quatrième génération”.
Leur thèse principale est que, dans les conditions conflictuelles actuelles, c'est le “faible” qui a toutes les chances de l'emporter sur le “fort”, — parlant ainsi, bien sûr, des apparences de la puissance militaire selon les normes classiques. Il faut évidemment comprendre leur définition à partir de la situation actuelle et, pour ce qui est de l'Irak, de ce qu'on en voit tous les jours : une Amérique avec toute sa puissance, des chars Abrams et des hélicoptères Apache contre les Kalachnikov et les RPG7 ; bref, John Wayne dans les ruines de Falloujah, au milieu des débris des mosquées.
Lind : « Fourth Generation war focuses on the moral level, where it works to convince all parties, neutrals as well as belligerents, that the cause for which a Fourth Generation entity is fighting is morally superior. It turns its state enemies inward against themselves on the moral level, making the political calculations of the mental level irrelevant. »
Ce que van Cleveld résume de la sorte :
« In other words, he who fights against the weak – and the rag-tag Iraqi militias are very weak indeed – and loses, loses. He who fights against the weak and wins also loses. »
Aujourd'hui, à cause de la communication, de l'absence de causes de conflit convaincantes ou vitales, à cause de l'inutile et monstrueuse disparité de puissance entre “le fort” (les USA, indeed) et “le faible” (aujourd'hui, l'Irakien), l'effet moral est dévastateur. C'est l'arme absolue qui détruit la substance de l'agresseur. van Cleveld résume la chose pour le conflit irakien :
« The end result is always disintegration and defeat; if U.S troops in Iraq have not yet started fragging their officers, the suicide rate among them is already exceptionally high. That is why the present adventure [Irak] will almost certainly end as the previous one [Vietnam] did. Namely, with the last US troops fleeing the country while hanging on to their helicopters’ skids. »
... Cela peut même aller plus loin. Vu l'exceptionnel entêtement stupide de l'actuelle administration, à mille lieues de la lucidité de Johnson en 1968, cela ira plus loin :
« In fact, Fourth Generation war can unravel a state opponent so completely that he ceases to exist. We saw that with the Soviet Union, we are seeing it now with Israel, and if the United States fails to isolate itself from the Fourth Generation we may see it here as well. » (Lind)
Falloujah constitue un pas important vers la défaite américaine. La dimension du virtualisme y est pour beaucoup. Elle accélère la marche vers la défaite parce qu'elle interdit à l'agresseur de voir la réalité, le conduit à poser des actes autodestructeurs et à réagir contre son propre intérêt.
Mais enfin, — que Lind, van Cleveld & compagnie (& de defensa, disons) aillent au diable ! Que le New York Times lui-même aille au diable ! Ce qui importe aux Américains n'est pas ce qui se passe dans la réalité mais la présentation qu'ils font de “leur” guerre.
Le 22 novembre, Robert Rich écrit dans le New York Times :
« Almost everything the administration has said about this battle is at odds with the known facts. »
Et Rich cite le commentaire désormais fameux de Ron Suskind, d'après son article du 17 octobre 2004 qui nous révélait l'existence d'une « faith-based community» (le gouvernement Bush) estimant que la réalité (la « reality-based community ») n'avait plus vraiment d'intérêt, que, désormais (selon un officiel de l'administration),
« [t] hat's not the way the world really works anymore. We're an empire now, and when we act, we create our own reality. »
C'est cette attitude qui est désormais “en action” en Irak, et qui a été complètement mise en évidence par la “bataille” de Falloujah. Rich observe qu'avec cette bataille, « the Bush administration is constructing a “Mission Accomplished II” », c'est-à-dire l'affirmation d'un événement qui n'existe pas, comme il fut fait le 1er mai 2003 lorsque GW, paradant sur l'Abraham-Lincoln, annonça “Mission accomplished” qui signifiait que la paix, la justice et la liberté étaient rétablies en Irak ; la définition implicite présentée par Rich est bien vue, et permet d'avancer une hypothèse générale intéressante sur la “bataille” de Falloujah.
Rich mentionne rapidement la litanie des inventions, des affirmations scandaleusement fausses, des créations du domaine du phantasme des différents officiels (à commencer par John Wayne-Sattler, le général-notaire des Marines). La plus extraordinaire, dans cette litanie, est l'affirmation répétée qu'il n'y a pas de pertes civiles, qui est une démonstration d'un des aspects de l'hypothèse implicitement développée par Rich. L'absence de pertes civiles fait en effet partie du decorum de Mission Accomplished II, tendant à faire de la “victoire” américaine quelque chose d'immensément propre et de parfaitement innocent.
Ce qu'on remarque, à quelques jours d'intervalle, ce sont des affirmations assez similaires.
• Le 9 novembre, Rumsfeld s'impose en un virtuose, avec ceci :
« Mr Rumsfeld confidently asserted that civilians had been given guidance on how to avoid getting injured. He predicted that there would not be large numbers of civilians killed, and certainly not by US forces. »
Il y a quelque chose de l'artiste chez Rummy, qui se montre le plus créatif, le plus digne des studios DreamWorks de Hollywood, — lorsqu'il assure que les civils ont reçu des instructions expliquant comment ne pas être blessé ni tué, et que s'il y a des pertes civiles il est entendu par avance que cela n'aura aucun rapport avec l'action des militaires américains tiraillant en tous sens, — puisque, effectivement, la chose n'est pas dans le scénario.
• Le 14 novembre,
« Prime minister Iyad Allawi said there had been no civilian casualties during the battle for Falujah. »
Ça, c'est du boulot de sous-fifre, correspondant au personnage.
• Enfin, le 18 novembre, de notre ami John Wayne-Sattler, aussi concis qu'un rapport du Marine Corps rédigé par un notaire de province devenu général des Marines :
« Lt. Gen. John F. Sattler, commander of the First Marine Expeditionary Force, said Thursday that he did not know of any civilian deaths. »
Il n'y a strictement aucun intérêt à tenter de relever, pour démontrer leur nullité et leur duplicité évidemment inconsciente, ces déclarations qui appartiennent à une galaxie qui n'est pas la nôtre ; pas d'espace rédactionnel à perdre pour ces sornettes.
Plus intéressante à détailler est la méthode : on affirme quelque chose parce qu'on s'est dicté un comportement qui entérine cette chose comme étant réelle : “nous ne décomptons pas les morts civils, donc nous ne sommes pas au courant des pertes, donc il n'y a pas de pertes”. Une succession de sophismes enfilés comme autant de perles fines et rares aboutit à l'introduction de ceci dans le virtualisme : pas de pertes civiles à Falloujah. Le problème de ces adeptes un peu grossiers, — ils n'ont pas la virtuosité de Rumsfeld, — est qu'ils aboutissent à des affirmations d'un grotesque que même un Staline, homme pourtant frustre et sans frein de scrupule, n'aurait pas osé par crainte que la stupidité de ce grotesque déclenchât le rire dévastateur et libérateur (un vote du temps de Staline donnait 99,997% de votes favorables à Staline, pas 100%). Pas un mort civil à Falloujah, ce qui est l'aboutissement de leur logique, c'est grotesque et c'est donc ridicule et risible. Ce qui l'est moins et va au coeur de notre affaire virtualiste, c'est qu'en réalité ces gens nous proposent tout simplement la disparition du domaine de la pensée du concept “un mort civil causé, même par erreur, par un tir d'un soldat américain”. (On remarquera que cette idée est dans la logique de celle qui exige l'exemption de toute poursuite de la justice internationale à l'encontre d'un soldat américain.)
On comprend donc bien qu'il y a une excellente hypothèse à envisager : oui, la bande-GW a voulu réaliser avec Faloujah une sorte de “Mission accomplished II”, c'est-à-dire une deuxième victoire totale, comme le 1er mai 2003. Cette fois, on a mis les petits plats dans les grands : victoire superbe, réalisée sans pertes civiles. La chose est entérinée par des déclarations officielles, comme celle de Richard Armitage (viré en même temps que Powell), interrogé par le fidèle Figaro sur l'attitude des Français vis-à-vis des USA en Irak, et qui réplique : ils (les Français) « ne seraient pas très contents si nous gagnions ». Effectivement, il est question de victoire. (Pour information, ce dont semble disposer Armitage, celui-ci nous annonçait 5.000 rebelles à Falloujah avant l'attaque.)
C'est très bien. Les USA veulent forcer la réalité irakienne pour lui imposer “leur” guerre (le contraire de ce qu'analysent Lind et van Cleveld). Il s'agit d'une guerre qui a toutes les vertus. La guerre US ne tue que les méchants, point final. S'il y a beaucoup de morts, ma foi, c'est parce qu'il y a beaucoup de méchants, ce qu'a toujours affirmé Hollywood, mais qu'ils sont finalement battus et liquidés, ce que dit encore Hollywood.
Que se passe-t-il ? La plus puissante armée du monde est, cela se comprend de plus en plus, la plus mauvaise dans l'affrontement de la réalité. Les soldats américains sont de pauvres engagés terrorisés, sans lien avec la réalité du monde, n'ayant comme seul lien avec la réalité irakienne la rafale de fusils d'assaut qu'ils ne manquent de tirer au moindre bruit. Leurs généraux sont des brutes bureaucratiques, rompus à l'art des relations publiques, c'est-à-dire de la promotion d'une réalité inventée. La guerre irakienne est un conflit cruel, sanglant et surréaliste, une boucherie venue d'un autre monde. Ni l'accumulation des gouvernements provisoires, des élections “presque-démocratiques”, des conférences de Charm El Cheikh et des articles du Figaro n'y changeront rien.
Le désordre créé en Irak, s'il n'est pas le premier du genre (comme ce n'est pas la première fois qu'on déguise cette sorte d'aventure sous la rhétorique vertueuse), est néanmoins un événement exceptionnel, dont Falloujah est un point d'orgue. Deux raisons à cela :
• La première est que l'Irak/Falloujah nous montre et nous démontre chaque jour davantage les limites dramatiques et extraordinaires de l'extraordinaire puissance américaine, conçue autant pour affirmer la force que pour imposer un monde différent de ce qu'il est.
• La seconde est que, dans la débâcle actuelle, la deuxième “mission” de la puissance américaine (“imposer un monde différent de ce qu'il est”) a désormais pris le dessus. Les forces armées américaines essaient moins aujourd'hui de l'emporter que d'imposer l'image d'une guerre conforme à leurs conceptions et qui doit paraître victorieuse, dans tous les cas aujourd'hui.
Le problème est que ces deux objectifs se télescopent : l'affirmation d'un monde différent, c'est-à-dire d'une guerre différente de celle que la réalité leur impose (celle de van Cleveld et de Lind) est devenue la principale force contre l'affirmation victorieuse de la force américaine. En d'autres termes, la force américaine telle qu'elle est manifestée est le principal adversaire de la puissance américaine en Irak.
A mesure que se confirme ce phénomène de l'affirmation de la guerre virtualiste américaniste, se confirme également le caractère central de la puissance américaniste. Le constat dépasse largement les hommes et les groupes de pression, notamment idéologiques (les néo-conservateurs, par exemple). Il s'agit du constat fait à travers l'évolution d'une puissance désormais entièrement soumise à une dynamique machiniste, qui paraît définitivement hors de contrôle, — dynamique machiniste qui implique autant la nécessité de l'affirmation de la force que la nécessité de l'affirmation de la force pour tenter d'imposer un monde différent de ce qu'il est (virtualisme).
La confirmation sans cesse renforcée de cette situation doit nous conduire à renforcer la révision du jugement général critique sur la nature de l'américanisme tel qu'il a évolué ces dernières années. Le jugement critique communément admis est qu'il s'agit d'une orientation impériale (hégémonique). Cette thèse nous paraît de plus en plus contredite, au profit de la thèse déjà illustrée, de façon prémonitoire, notamment par le colonel Ralph Peters dans son texte Constant Conflict (voir de defensa du 10 juillet 1997 et, aussi, notre site dedefensa.org).
La forme de l'action américaine autant que son résultat identifie cette action à ce qui est communément désigné comme la barbarie (« Manque de civilisation, état d'un peuple non civilisé »). Bien entendu, l'élément essentiel différenciant cette barbarie américaniste de la barbarie historique est le modernisme, voire le postmodernisme (“après la modernité”, illusions modernistes perdues). Il s'agit donc, pour paraphraser un ouvrage qui eut sa célébrité, de “la barbarie à visage moderniste”, où le modernisme n'est pas un masque pour dissimuler la barbarie, mais une expression nouvelle, infiniment plus efficace, de la barbarie.
Ce texte est repris de la rubrique Analyse de la Lettre d'Analyse dedefensa & eurostratégie, Volume 20, numéro 7 du 10 décembre 2004.