Jouer avec Gulliver, en Irak…

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L’agence officielle de presse chinoise Xinhua a diffusé un texte court mais d’un réel intérêt. (Le 20 juillet 2010.) Essentiellement, il s’agit d’une interview de Sabah al-Shiekh, professeur de politique à l’université de Bagdad. Al-Shiekh donne son explication de la flambée de violence en Irak s’exerçant, au gré de divers attentats meurtriers, contre des groupes très divers, comprenant des organismes ou des forces gouvernementales, des forces sunnites constituées, des pèlerins, des civils, etc. Al-Sheikh attribue ces actions à divers groupes sunnites incontrôlés, voire à Al Qaïda, et juge qu’elles ont pour but tactique de montrer l’impuissance du gouvernement, ou de ce qui en fait office, et pour but stratégique d’interférer sur le retrait US, soit en lui donnant un sens politique, sans en le contrecarrant. Il explique ainsi les deux options :

• Première option US, le retrait se poursuit… «One is to withdraw as planned amid attacks, and then insurgents could say the Americans were defeated and the U.S. is only a paper tiger.»

• Deuxième option, le retrait est ralenti… «The other option is to delay their pullout. This would show that the Americans have failed in their strategy as they realize that their presence is only causing more deaths and destruction for Iraqis and draining their country's resources.»

@PAYANT Le raisonnement du professeur Sabah al-Shiekh est tout à fait plausible et a le mérite de donner un sens à une campagne de violence qui atteint une forte intensité en Irak, dans l’indifférence générale. De toutes les façons, même si les “insurgés”, comme les nomme assez ironiquement Xinhua, n’ont pas élaboré ces plans d’une façon aussi explicite, on observera que le résultat semble effectivement d’avoir fait naître un nouveau problème assez délicat pour les USA. Certains chefs militaires US ont effectivement laissé entendre que le retrait pourrait être ralenti en raison de cette insécurité, sans d’ailleurs expliquer en quoi ce ralentissement changerait quelque chose à la situation puisque les forces US n’interviennent plus guère et que leur présence n’ont strictement aucune vertu de stabilisation, – ce qui se passe aujourd’hui tendrait à effectivement prouver le contraire. Ces forces ressentent tout de même épisodiquement la pression de cette nouvelle série d’attaques, et l’on vit le séjour de Joe Biden, le 4 juillet à Bagdad, fête nationale US oblige, – mais prudemment calfeutré dans la “zone verte”, – salué par divers tirs de mortier sur la dite “zone verte”, qui prit ainsi une autre couleur.

Par conséquent, l’aventure irakienne n’est pas tout à fait finie pour les USA, qui sont invités à boire le calice jusqu’à la lie. Gulliver victorieux style-Petraeus (la victoire du “surge” proclamé à Washington en 2007-2008), Gulliver décidant d’évacuer un Irak enfin démocratique avec l’arrivée d’Obama, mais avec du temps pour cela comme c’est la coutume avec le Pentagone (au moins 2011-2012 pour achever le processus), – et voilà Gulliver confronté avec la nécessité éventuelle de prolonger son séjour pour ne pas avoir l’air d’évacuer Bagdad comme il évacua Saïgon en 1975. Pourtant, une présence prolongée n’aurait pour effet probable, selon la thèse du professeur al-Shiekh, que de prolonger, voire éventuellement d’accroître le désordre et la paralysie du gouvernement. On tourne en rond, ce qui est le but recherché.

A côté des divers groupes d’“insurgés” dont le but est typiquement conjoncturel mais bien dans le style des conflits G4G et du système de la communication (paralysie de Gulliver, perception de son impuissance), le principal bénéficiaire d’une telle situation serait l’Iran dans la crise actuelle. S’il n’y avait pas de crise iranienne, voulue par les Occidentaux dont les USA, l’Iran travaillerait pour rétablir l’ordre en Irak ; au contraire, dans la conjoncture actuelle, l’Iran a intérêt au désordre irakien, qui lui permet manipuler ses amis chiites, de s’alimenter clandestinement en pétrole, de “fixer” des forces US inutiles et impotentes dans leurs bases innombrables, de menacer leurs voies de communication en cas de conflit, et de les menacer ainsi d’une défaite majeure selon la théorie de William S. Lind, partagée à l’époque par Donald Rumsfeld.

Les experts ont beaucoup glosé sur l’avantage stratégique de l’Irak pour les USA, et de la présence militaire massive des USA en Irak. Cette façon de voir les choses du professeur al-Shiekh, exactement inverse, – cette présence vue comme un handicap considérable, – nous séduit beaucoup plus tant elle correspond bien aux nouvelles règles des conflits type-G4G. Dans ce cas, il s’agit de perpétuer la paralysie de Gulliver, enchaîné à un Irak plongé dans le désordre, avec des forces immobilisées qui seraient bien utiles ailleurs, pour des dépenses budgétaires évidemment pharamineuses comme c’est la coutume avec le Pentagone. C’est le poids et la force du système du technologisme réduit à la paralysie, à l’impotence, paralysé par son propre poids et sa propre force, enfermé dans son impossibilité d’agir de crainte d’effets malheureux (pertes, etc.) qui seraient répercuté par le système de la communication auprès d’un public US qui ne veut plus entendre parler de l’Irak. Ou bien, certes, c’est l’évacuation poursuivie, qui se ferait dans des conditions de plus en plus délicates si les “insurgés” accentuent leur pression, pour effectivement faire ressembler ce retrait à une défaite.

Il se pourrait donc que le calvaire irakien ne soit pas fini. Les fins stratèges du Pentagone et des séminaires transatlantiques devraient être contents : les forces US sont toujours dans ce point évidemment stratégique qu’est l’Irak. Cette situation est fort négative et deviendrait catastrophique si elle durait, mais les experts n’en ont cure. Ils raisonnent en comptables (nombre d’hommes, nombre de chars, nombre de bases), avec le jugement à mesure. Ainsi a été conçue l’affaire irakienne depuis le début, comme une splendide démonstration de la fermeture définitive de la pensée américaniste-occidentaliste.

Gulliver est devenu, par sa taille, par son poids, par sa finesse proverbiale, l’un des principaux atouts des forces de déstabilisation de part le monde. Mais après tout, puisqu’il s’agit de déstabiliser l’“ordre” américaniste, l’évolution est intéressante. Ce qui l’est encore plus, intéressant, c’est notre extraordinaire capacité à ne rien apprendre et à ne rien comprendre… Après tout, les conceptions stratégiques neocons restent plus que jamais d’actualité, plus que jamais considérées avec respect, plus que jamais appliquées ici et là (Afghanistan et le reste). Surtout, surtout, on ne change jamais une conception stratégique qui perd.


Mis en ligne le 21 juillet 2010 à 08H58