JSF, – de «Beau, beau, beau et con à la fois…» à “bullshit

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Modérons notre langage : “con” est un mot admis par le dictionnaire de la langue française (vertu du progrès) et, s’il n’est pas des plus élégants, il signifie le constat sans barguigner d’un état très attristant de l’intelligence du sujet. Jacques Brel, de nationalité belge, l’utilisa sans timidité dans sa chanson, La chanson de Jacky, – la référence est bonne, que nous utilisons dans le titre : «…Etre une heure rien qu’une heure durant/Beau beau et con à la fois». Mais bien que le sujet de cette note soit un Belge, il n’a que peu de rapport avec Jacques Brel ; il s’agit du ministre de la défense belge, dont on pourrait faire l’hypothèse que certains regards alanguis peuvent le trouver “beau, beau et beau…”, ce qui permettrait de justifier le reste, – “…à la fois”.

Le ministre belge de la défense mérite-t-il ce constat d’un état de son intelligence concernant ses compétences en la matière qui l’occupe principalement en son ministère ? Possiblement. Mais comme il est flamand, ethniquement et linguistiquement, peut-être n’en a-t-il cure (du mot en question). Sans doute ignore-t-il à peu près tout des raisons qui poussent à évoquer ce mot à cette occasion, et éprouve-t-il un sentiment d’injustice qu’il le soit puisqu’il n’a fait que lire la fiche que lui ont préparé les experts des restes de la Force Aérienne Belge, qui brillent par leur subtilité pro-américaniste depuis déjà quelques décennies. Passons et venons-en au principal.

Le 27 octobre 2010, le site du Soir de Bruxelles publiait un compte-rendu de l’agence Belga, reproduite par d’autres organes d’information (voir la RTBF), d’une audition du ministre belge de la défense Pieter De Crem, devant la Commission de la défense de la Chambre des Députés. Désolé comme on ne doute pas qu’il soit, De Crem a déploré qu’«[à] ce jour, il n’existe pas d’approche européenne cohérente dans le domaine de la capacité en avions de combat multi-rôle»… (Qu’est-ce donc qu’une “approche européenne cohérente” ? Qu’est-ce donc que l’Eurofighter Typhoon, le Dassault Rafale, le SAAB Gripen ?). Suivent quelques considérations embrouillées et nuageuses sur les procédures de remplacement, où les trois autres pays du consortium F-16 initial (Hollande, Danemark et Norvège) ont tout prévu puisqu’ils sont dans le programme JSF ; puis le ministre poursuit, ici et là diversement cité selon les mêmes termes reproduits conformément à la dépêche (Belga) du jour…

«[Le ministre] a souligné qu’il n’appartenait pas à un gouvernement en affaires courantes “d’entamer une étude ou une procédure quelconque de remplacement” des F-16.

»Il a toutefois regretté qu’en 2003 le gouvernement arc-en-ciel – “auquel participaient les partis libéraux”, a-t-il fait observer – ait décidé de ne pas participer au programme d’avion de combat américain Joint Strike Fighter (JSF), qui a donné le jour au F-35 “Lightning II”.

»“Il ne faut pas venir se plaindre maintenant parce qu’on a raté une chance à l’époque. Il ne faut pas dire non plus qu’il y a un certain manque de vision. En 2003 on a décidé de gaspiller tout l’argent : il n’y a plus rien dans la caisse pour des investissements ”, a lancé M. De Crem, rappelant qu’il était alors dans l’opposition et soutenait une participation au projet JSF.»

Avant d’aller plus loin dans nos commentaires, nous proposons un rappel du début de 2002, lorsque les Hollandais, qui le regrettent beaucoup aujourd’hui, choisirent, sous l’amicale pression de leurs amis américanistes (de même que Danois et Norvégiens, cités par le ministre), d’entrer dans le JSF. Il s’agit d’un texte du 15 janvier 2002, sur ce site, dont nous extrayons les deux passages concernant spécifiquement les réactions belges. On pourra juger de l’“absence de vision” que dénonce l’actuel ministre de la défense, qui prend bien soin de rappeler qu’il était alors dans l’opposition et partisan, – on ne s’en aperçut guère puisque la question ne fut jamais débattue puisque jamais posée, – de l’entrée de la Belgique dans le JSF, – ce qui montre qu’il savait alors ce que JSF veut dire.

«…Le 31 janvier, le président du Sénat belge, le libéral Armand De Decker, avait publié un communiqué où il s'était dit “inquiet” de la possibilité du choix du JSF par les Pays-Bas, parce que, ce faisant, “les Pays-Bas mettent leurs partenaires du Bénélux devant le fait accompli”. Pour De Decker, un choix JSF serait un “détricotage” de l'effort d'intégration militaire du Bénélux. De Decker dénonçait la volonté américaine de mettre les pays européens utilisateurs de F-16 “dans une situation qui les conduirait à renoncer à acheter un avion européen”. […]

»Il faut mentionner une réaction belge au choix néerlandais, qui s'explique là encore (comme dans le cas de De Decker, mentionné plus haut) par les liens particuliers unissant la Belgique et les Pays-Bas, qui donnent à la Belgique un certain droit, sinon de regard, dans tous les cas un droit de commentaire appuyé sur les décisions néerlandaises dans le domaine. Le ministre belge de la défense André Flahaut a usé de ce droit, le 10 février, et une dépêche de l'Agence Belga en a rendu compte. En voici des extraits :

»“La Belgique ne se sent pas liée par la décision des Pays-Bas de s'engager dans le programme de chasseur américain JSF, a affirmé dimanche [10 février] le ministre belge de la Défense, M. André Flahaut, qui a implicitement regretté un choix fait sans concertation avec ses partenaires européens. [...] [La décision néerlandaise], en principe purement “industrielle”, contraindra toutefois de facto les Pays-Bas à acquérir le F-35 vers 2010 pour remplacer les 137 F-16 de la force aérienne néerlandaise (KLu). La Haye a prévu de dépenser près de six milliards d'euros pour cet achat et estime pouvoir ainsi acheter 85 appareils. '“Les Pays-Bas sont un État souverain, la Belgique aussi. Elle ne se sent pas liée par le choix néerlandais”, a affirmé M. Flahaut à l'Agence Belga dans l'avion qui l'amenait dimanche au Bénin pour une visite de trois jours.

»Le ministre de la Défense a rappelé que le gouvernement belge avait décidé en mai 2000, en adoptant le “plan stratégique” de modernisation de l'armée sur quinze ans de ne pas s'engager dans le programme JSF, comme le proposaient les Etat-Unis, et de conserver ses F-16 en service jusqu'en 2015. La Belgique devrait alors acheter un avion existant (“sur étagère”) et M. Flahaut n'a pas caché dimanche sa préférence pour “une solution européenne”. [...] M. Flahaut a regretté que les Pays-Bas n'aient pas, en choisissant le JSF, fait preuve de “cohérence européenne” comme les ministres de la Défense des Quinze en avaient convenu en adoptant l'an dernier un “plan d'action” pour remédier aux faiblesses militaires de l'UE. [...] Selon M. Flahaut, les Pays-Bas n'ont procédé à aucune concertation avec la Belgique avant de prendre leur décision, alors que les deux pays sont liés depuis 1996 par un accord de coopération aérienne baptisé ‘Deployable Air Task Force’ (DATF) en vertu duquel les F-16 belges et néerlandais ont opéré conjointement lors du conflit du Kosovo, au printemps 1999.»

Ouf… Résumons. Le JSF est dans un état de catastrophe chronique et de complète déroute qu’il n’est nul besoin d’expliciter plus avant ici tant la chose est documentée, et notamment sur ce site, et ce ministre vient devant une commission parlementaire déclarer que la Belgique a “raté une occasion” (en or, supposons-nous) de faire montre de vision en entrant dans le programme JSF. Personne ne bronche, semble-t-il, chez les parlementaires, devant une déclaration de cette sorte. Sans doute le JSF n’est-il pas la préoccupation essentielle des élus belges, fussent-ils membres de la commission de la défense nationale. On pourrait être incliné à penser que la chose est normale pour un pays d’une importance stratégique faible, qui n’a que faire de questions stratégiques de cette importance, et l’on se tromperait complètement. Par exemple, la connaissance des matières de l’aéronautique militaire en Belgique, y compris et même surtout dans tous les milieux politiques, était considérable en 1974-75, lorsque le F-16 fut choisi par ce pays. Nous voulons dire par là qu’il n’existe pas un obstacle insurmontable ni un réflexe systématique empêchant la connaissance de la chose, jusqu’à laisser dire à un ministre parlant d’un sujet si complètement de sa compétence, devant une commission dans la même situation, une ânerie si complète qu’elle en décourage la critique.

Par conséquent ce n’est pas à la critique de “l’ânerie” en question que nous nous attacherons. Ce qui nous importe est qu’elle puisse être dite sans que personne ne la relève en tant que telle. (La seule petite réserve émise par le texte de Belga consiste en un paragraphe suivant la déclaration du ministre, dont on peut même se demander s’il s’agit d’une réserve : «Celui-ci [le JSF] est d'ores et déjà le plus coûteux programme d'armement du Pentagone à ce jour, avec un budget qui n'a cessé de grimper, désormais estimé à plus de 300 milliards de dollars.») Nous ne nous attacherons même pas à une appréciation critique de la fiche de la Force Aérienne que le ministre a lu sans y rien comprendre, et sans le goût d’y comprendre quoi que ce soit, car nous sommes persuadés que cette fiche a été rédigée sans véritable intention de tromper, selon des réflexes de type pavlovien, par une bureaucratie qui suit les penchants habituels du milieu, pro-américanistes comme l’on sait. Il n’y a dans tout cela qu’une seule attitude, qui est le simple désintérêt pour la réalité, ou pour la vérité, voire l’ignorance que cela, – “la réalité, ou la vérité”, – puisse simplement exister. Ce domaine est celui que nous nommons “virtualisme”, que Peter Goon, de Air Power Australia, avait abordé à propos du JSF le 13 février 2009, en citant le philosophe américain Harry Frankfurt, de l’université de Princeton, et sa théorie dérisoirement nommée par lui-même “bullshit”. (Voir aussi notre F&C du 21 février 2009.) Dans son texte, Goon citait une appréciation de cette théorie extraite de Wikipedia, où il était dit qu’il ne s’agissait pas de “mensonge” mais bien de l’énoncé d’une autre réalité :

«In the essay, Frankfurt sketches a theory of bullshit, defining the concept and analyzing its applications. In particular, Frankfurt distinguishes bullshitting from lying; while the liar deliberately makes false claims, the bullshitter is simply uninterested in the truth. Bullshitters aim primarily to impress and persuade their audiences. While liars need to know the truth, the better to conceal it, the bullshitter, interested solely in advancing his own agenda, has no use for the truth. Following from this, Frankfurt claims that “bullshit is a greater enemy of the truth than lies are”.»

La chose est aujourd’hui universellement appliquée, et notamment, et surtout particulièrement, dans le monde politique jusques et y compris dans les directions gouvernementales (voir notre ministre belge), c’est-à-dire dans la communication “officielle” qu’on avait coutume (que certains ont encore coutume) d’accueillir avec un préjugé favorable par rapport à la vérité. Nous ne faisons là que revenir sur un sujet que nous avons souvent abordé. Le système de la communication ayant eu le développement que l’on sait, la puissance du système du technologisme donnant les moyens et l’incitation (par ses propres entreprises) d’en user, les hommes publics, politiques et de gouvernement sont aujourd’hui entièrement impliqués dans l’exercice du virtualisme, ou de la technique “bullshit” si l’on veut. Ils le sont particulièrement parce qu’ils n’ont cessé de s’affaiblir et de devenir de plus en plus impuissants dans l’usage des pouvoirs dont ils disposent pourtant. La seule façon qui reste à leur disposition pour défendre leur position est effectivement cette voie de la communication qui, d’une façon complètement différente du mensonge, se caractérise par un désintérêt complet pour la vérité («simply uninterested in the truth»).

Ainsi ne peut-on rien dire, après ses déclarations du 27 octobre, de l’intelligence du ministre belge de la défense, de son état de conscience, de celui de ses interlocuteurs députés, etc. On ne peut que dire et répéter que l’information “officielle” est aujourd’hui la matière la plus suspecte de tous les domaines de l’information, celle où l’on a le plus de chance de rencontrer la prétention à la “vérité” d’un jugement en observant à son propos : “bullshit”. Cela nous rappelle aussitôt que nous nous trouvons dans un monde, dans un système, où la vérité est devenue un sujet d’enquête permanente, d’une enquête qui ne peut être menée d’une façon sérieuse que par ceux qui ont le moins de rapports avec les réseaux et pouvoirs cohabitant dans ce système. C’est sur ce point que le système Internet, qui a par ailleurs tant de travers et entretient encore bien plus de travers humains, nous démontre sa vertu principale en nous donnant des outils qui permettent effectivement de conduire cette enquête. Le seul problème que nous avons, nous autres enquêteurs, est d’ordre psychologique. Il consiste dans ce réflexe qui nous pousse à continuer à considérer le pouvoir politique officiel comme une référence (positive ou négative, peu importe) par rapport à laquelle il faut se situer, et qui, par conséquent, continue à nous influencer (positivement ou négativement, peu importe). Le pouvoir politique n’est plus une référence, pour ce qui concerne le discours et la communication. Il est un élément parmi d’autres, rien de plus, lorsque, au cours de notre enquête, il s’agit de réunir le plus d’éléments possibles pour tenter de déterminer, par expérience, raison et surtout intuition, vers où se trouve la vérité ; et un élément parmi les moins mystérieux, tant nous savons qu’il est systématiquement indifférent à la vérité, tant nous comprenons bien qu’il est l’un des plus proches du vide.

Entre La chanson de JackyBeau, beau, beau et con à la fois…») et le professeur Frankfurt (“bullshit”), le choix n’est pas aisé, – et d’ailleurs il n’est pas utile de choisir puisque ce n’est pas vraiment le sujet. Le ministre de la défense belge est simplement un homme politique comme les autres et sa déclaration ne concerne pas le vrai JSF, qui est, lui, une catastrophe intéressante, parce qu’elle ne ressemble à aucune autre et qu’elle permet de faire progresser notre enquête.


Mis en ligne le 29 octobre 2010 à 09H52