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12 octobre 2006 — Le JSF s’était fait discret ces temps derniers. Cela n’empêche que la machine continue à tourner. Ici, nous nous attachons à un texte particulièrement significatif. (On peut en retrouver une présentation en ligne sur notre site, dans notre rubrique “Choix commentés”.)
Mieux, c’est vraiment l’article de la rentrée, celui qui doit nous fixer sur le sort du JSF. Il nous ouvre les perspectives carnivores — ou anthropophages, c’est selon — qui attendent l’avion qui devait lui-même gober le XXIème siècle. Comme dans toutes les affaires du monde impliquant la politique américaniste et ses ambitions, c’est bien sûr de l’intérieur que le JSF explosera vraiment. Le contexte à cet égard est budgétaire, avec le constat qu’il faudra pendant un certain nombre d’années transférer au moins entre $10 et $12 milliards des budgets de l’USAF et de la Navy vers l’U.S. Army qui souffre désespérément en Irak.
Cet article d’Aviation Week & Space Technology (2 octobre) développe principalement deux arguments et une annexe pour les temps difficiles :
• Puisqu’il s’agit effectivement de temps difficiles où il faut trouver de l’argent pour l’U.S. Army, le JSF passera prioritairement à la casserole. Tant pis pour les augmentations de prix qui en résulteront. (« One of the primary targets for the cutting is expected to be the F-35 Lightning II Joint Strike Fighter, which aerospace officials outside Lockheed Martin predict could rise in unit cost in five years, to $85-100 million each from the current $46-56 million (depending on the variant).»)
• De toutes les façons, le JSF est dépassé pour ses performances et ses capacités (notamment son rayon d’action, jugé insuffisant). On s’active déjà à lui trouver remplaçants et substituts. On travaille beaucoup sur des UCAV (engins sans pilote qui iront plus loin et dont on vous promet qu’ils seront si bon marché, oui oui…). Le JSF super-moderne et si en avance sur son temps est expédié de cette façon : «If the JSF program were being designed today, says a former JSF program official, “it would be a different aircraft with a much higher priority put on range and persistence.”»
• En attendant et puisqu’il faut envisager de sauver les meubles, on pourrait envisager de combler les trous en considérant le rééquipement et la modernisation des vieux avions en service (F-15 et F-16) avec des éléments récupérés du JSF en développement (le radar AESA est un exemple largement documenté dans l’article).
Pour mesurer la portée et l’intérêt de ce texte, il faut lire l’article d’AW&ST avec, à l’esprit, le sérieux, la mesure et la perception des intérêts des acteurs du complexe militaro-industriel dont fait preuve la prestigieuse revue américaine. Les affirmations, notamment leur aspect très radical, sont d’autant plus intéressantes à noter.
Un point capital est mis en évidence dans l’article : l’importance de la décision-surprise et expresse du Congrès, juste avant de partir en “vacances” pré-électorales. Le Congrès a accepté la formule d’une commande de 60 F-22 sur trois ans. Cela verrouille le programme et rend très “euphorique” tant l’USAF que Lockheed Martin.
«Air Force and Lockheed Martin officials were euphoric about [the appropriations conference committee's] approval of a three-year, 60-aircraft production agreement for the F-22 which will ensure that the new fighter's total will reach at least 183 aircraft.
»“Lockheed Martin's feeling good about the multi-year because it protects them for three years from the worst effects of the new tax,” says a program official. “They were also glad to get part of that big slug of money reallocated from production to economic order quantity accounts so they can buy supplies for all three years of production. However, they're still worried that the authorization conference agreement could produce more stringent requirements on certification of savings. Company officials may have to prove that the multi-year is cheaper than year-by-year funding.”»
Conséquence: le JSF passe au second plan. Il devient la “vache à lait” des autres programmes. Tombé dans les griffes du Congrès, il va aller de délai en délai, — comme le constatent, avec une satisfaction à peine dissimulée, des dirigeants industriels dont on précise bien entendu qu’ils ne sont pas de LM: «…aerospace officials outside Lockheed Martin […] view the JSF program as technically untroubled, but believe that congressional interference will continue to trim yearly production and stretch out the program, which is almost guaranteed to increase cost.»
Le JSF poursuit et accélère sa “mue”. De programme-miracle destiné à révolutionner le XXIème siècle aérospatial et militaire, il achève sa transformation en énorme usine à gaz dont le coût exorbitant ne peut être contenu dans les limites — pourtant fastueuses — du budget du Pentagone. L’Irak est passé par là, puisqu’il oblige l’Army à réclamer des crédits supplémentaires d’urgence, simplement pour rester en état de combattre au niveau actuel.
Le “JSF virtuel” est en train d’achever sa transformation en “JSF réel”. Il passe du statut de la référence positive centrale au statut de la référence négative centrale du DoD. Il garde ainsi sa place centrale au Pentagone mais en sens inverse. Jusqu’alors, tout convergeait vers le JSF, qui résumait toutes les tendances dynamiques du DoD et se trouvait à l’abri de la voracité des services, de la bureaucratie et du Congrès. Désormais, c’est l’inverse. Le JSF est le réceptacle de toutes les tendances négatives et il est utilisé comme référence négative pour des initiatives qui vont le contrecarrer directement dans tous les domaines (budget, gestion, performances, etc.) en même temps qu’il devient le bouc-émissaire des différents acteurs. Même l’USAF et LM, principaux acteurs du programme JSF, ne s’en émeuvent pas trop dans la mesure où le F-22 est verrouillé et où l’on trouvera des substituts au JSF qui feront l'affaire de l’un et de l’autre.
Le statut de “star” du JSF est maintenu, de façon que les Européens (sauf les Britanniques, peut-être) puissent continuer à s’illusionner à son propos, et les généraux italiens et néerlandais raconter à leur ministre la légende de l’avion qui pouvait tout faire à si bon compte et à si bon coût. (Quoique — pour les Hollandais dans tous les cas — les dernières nouvelles concernant un rapport de la Cour des comptes néerlandaises sur l’acquisition et le coût du JSF vont alourdir notablement l’atmosphère.)
Mais le JSF est désormais une “star” qui résumera tous les avatars de l’énorme crise du Pentagone. On se payera sur la bête. On la maintiendra en vie pour se payer le plus longtemps possible. On lui rognera son budget pour en nourrir d’autres. On lui empruntera des équipements pour moderniser ou lancer d’autres programmes. On allongera la production pour tester de nouvelles méthodes de gestion (sans espoir de rentabilité, évidemment). On se référera à ses performances pour statuer qu’il en faut d’autres.
Somme toute, le JSF gardera toute son utilité. L’aventure continue et nous, chroniqueurs de la chose, avons encore du pain sur la planche.