Juncker, les “lâches” du G20 et le “monsieur Propre” de Downing Street…

Bloc-Notes

   Forum

Il y a 3 commentaires associés à cet article. Vous pouvez les consulter et réagir à votre tour.

   Imprimer

 859

Le Premier ministre luxembourgeois, Jean-Claude Juncker, est donc connu pour n’avoir pas sa langue dans sa poche. Il le montre assez joliment dans une interview qu’il a donnée à la Libre Belgique (intervieweur: Marc Vandermeir) le 23 avril 2009, et qui est “posté” sur le site du gouvernement luxembourgois ce 27 avril 2009.

Cela nous vaut quelques bonnes appréciations sur le G20, sur la candeur exemplaire des Britanniques, sur la solidarité européenne et ainsi de suite. Juncker parle dru et l’on peut apprécier d’une façon assez assurée que cette interview reflète une colère encore plus belgo-luxembourgeoise que luxembourgeoise, la Belgique et le Luxembourg ayant obtenu des “garanties” des nations-sœurs, c’est-à-dire européennes, présentes au G20 pour épargner à ces deux pays leur inclusion dans la liste des “paradis fiscaux”, et ces garanties n’ayant pas été tenues. Il est possible que certains pays regrettent cette sorte d’inattention dans d’autres réunions, où il faut réunir une majorité, et où tous les voix des pays présents, fussent-ils petits et peu excitants pour les conversations de salon, comptent pour autant.

Voici quelques extraits de l’interview. Juncker ne mâche rien, ni ses mots, ni l’humour. Il dit porter sur le G20, “pour l'essentiel”, «un regard doux, intéressé et de connivence». Pour décrire le comportement des Européens, ceux qui s’y trouvaient, il a ce mot: des “lâches”.

Jean-Claude Juncker: […] «Je suis tout de même un peu étonné par plusieurs choses. D'abord, lorsque le G7 s'est réuni en février 2007, au niveau des ministres des Finances, le ministre allemand et moi-même – en tant que président de l'Eurogroupe – avions exigé une réglementation des “hedge funds”, des agences de notation et des autres institutions financières. Cette exigence n'avait pourtant pas trouvé grâce aux yeux des Américains et des Britanniques. Le ministre américain et le ministre britannique, à l'époque Gordon Brown, m'expliquaient alors que les marchés allaient régler d'eux-mêmes tous ces problèmes auxquels je faisais référence, dont les “subprimes” hypothécaires aux Etats-Unis. Je suis aujourd'hui assez impressionné par l'extraordinaire performance de M. Brown qui, devenu Premier ministre, prend la tête du mouvement de ceux qui veulent davantage réglementer. A l'époque où il aurait encore été temps de réglementer, il a refusé de le faire... Donc, ça m'impressionne. Aujourd'hui, les Britanniques apparaissent aux yeux de tous les Européens comme les meneurs du mouvement de réglementation.

Marc Vandermeir: «Sur le dossier des paradis fiscaux, dont le G20 a dressé une liste, quelles absences vous semblent remarquables, et pourquoi?»

Jean-Claude Juncker: «C'est la deuxième chose qui m'impressionne: le fait que la Belgique et le Luxembourg – qui entretiennent depuis toujours d'excellentes relations – soient sur une “liste grise” des paradis fiscaux. Je constate, non sans amusement, que les îles Britanniques ont été blanchies en une nuit. J'ai dit au Parlement luxembourgeois, dans mon discours sur l'état de la nation , que M. Propre avait choisi comme nouvelle adresse le 10 Downing Street. Je suis impressionné, encore, par le fait que le Wyoming, le Nevada et le Delaware ont reçu du G20, à Londres, la bénédiction qui leur permettra d'en recueillir les bénéfices. Je suis impressionné, toujours, par le fait que les places financières russes, elles, sont considérées comme blanches, alors que Bruxelles et Luxembourg seraient moins fréquentables. Même les Russes ne le croient pas!»

»La Belgique a déclaré accepter l'échange automatique d'informations; l'Autriche et le Grand-Duché ont dit accepter l'échange sur demande d'informations. Il avait été promis, lors du Conseil européen de mars dernier, qu'aucun Etat membre, vu ces engagements, ne figurerait sur une liste grise. Nous y figurons tout de même, et pas d'autres. Avec Didier Reynders, je dis que cela fait sourire que les îles Anglo-Normandes n'y figurent pas. Je souligne encore que nous allons conclure, nous Luxembourgeois, tout comme nos amis belges d'ailleurs, avec qui nous sommes en contact permanent sur ces questions, des accords de double imposition et nous implanterons les standards de l'OCDE sur l'échange d'informations. Ce n'est pas une nouveauté. C'est une confirmation d'une intention que nous avions et qui était connue par tous. Cette liste des paradis fiscaux a ainsi été établie dans la plus grande précipitation.»

Marc Vandermeir: «Le président Obama a-t-il donné un nouveau ton aux discussions?»

Jean-Claude Juncker: «M. Obama, lorsqu'il était sénateur, avait introduit une proposition de loi invitant aux sanctions contre les soi-disant paradis fiscaux. Il est cohérent et conséquent. Sauf qu'il ne l'était pas à ses débuts de sénateur parce que jamais il n'aurait dû citer le Luxembourg et d'autres pays européens parmi les paradis fiscaux. Il aurait par contre dû pousser une attention poussée sur les paradis réglementaires que sont le Wyoming, le Delaware et le Nevada.»

Marc Vandermeir: «L'Europe n'a pas réagi sur ce point, lors du G20?»

Jean-Claude Juncker: «Les Européens autour de la table du G20 ont été lâches, car ils n'ont pas osé poser les bonnes questions au président américain. C'est plus facile de mettre la Belgique et le Luxembourg sur une liste que d'engager un discours musclé avec M. Obama.»

Marc Vandermeir: «Des pays européens, ou certaines personnalités, vous ont-elles déçu lors de ce G20?»

Jean-Claude Juncker: «La présidence tchèque de I'UE a pris la défense de l'Autriche, de la Belgique et du Luxembourg. Mais les autres européens présents ont “omis” de la suivre dans la logique de son exposé. J'ai retenu la leçon, d'ailleurs.»

Marc Vandermeir: «Laquelle?»

Jean-Claude Juncker: «Que je ne fais confiance qu'à moi-même.»

Marc Vandermeir: «C'est un message que vous adressez notamment au président Sarkozy?»

Jean-Claude Juncker: «Je le dis comme je le vois: l'Union européenne se met d'accord sur le fait qu'il n'y a lieu de citer aucun Etat membre sur une liste grise, noire ou autre, mais on le fait tout de même. Ce n'est pas la bonne méthode.»

[…]

Marc Vandermeir: «Les choses auront-elles vraiment changé dès les premiers signes de reprise?»

Jean-Claude Juncker: «J'ai une crainte: c'est qu'après la reprise, qui viendra sans aucun doute, les vieux réflexes reviennent. C'est pour cela qu'il faut davantage réglementer les marchés avant la fin de la crise. Pour que personne, après la reprise, ne puisse échapper à cette réglementation plus stricte.»

Marc Vandermeir: «MI>Vous êtes le plus ancien membre du Conseil européen et président de l'Eurogroupe. N'est-il pas décevant pour vous de voir sur quoi a débouché le G20?»

Jean-Claude Juncker: «Je crois que l'Union européenne a cessé de fonctionner correctement. Nous avons eu, je le répète, un débat au Conseil dont le résultat fut que, dans le communiqué même faisant suite à cette réunion, il y a eu une phrase disant qu'aucun Etat membre ne figurerait sur une liste de paradis fiscaux au G20 de Londres. Avec l'accord, sinon la complicité, de certains Etats membres, la Belgique et le Luxembourg y figurent malgré tout. Ceux qui croient que cela ne portera pas à conséquence se trompent.»

Les appréciations de Juncker sont intéressantes. Il est à la tête d’un pays dont il est courant de vilipender les arrangements et les passe-droits divers. Que ce soit le cas ou non pour cette réputation et ces accusations, dans tous les cas le Luxembourg n’a ou n'aurait certainement pas l’exclusivité ni d'une telle réputation et de tels accusations, ni éventuellement d'arrangements et de passe-droits. Bref, il s'agit de lieux communs comme à l'habitude. Au contraire, on ne trouve guère de pays, aujourd'hui, s'autorisant un Premier ministre, et d'une façon générale un dirigeant politique du plus haut niveau, capable de montrer un peu de l’audace de langage que nous offre Juncker. L’“audace”, dans ce cas, se définit essentiellement par une certaine proximité de la vérité et l’absence d’embarras pour l’exprimer avec franchise, notamment quant aux comportements des uns et des autres au G20 (où le Luxembourg ne se trouvait pas), quant à la façon des uns et des autres, surtout les amis européens, de tenir leurs engagements, quant aux réalités vertueuses des Anglo-Saxons et ainsi de suite.

Juncker nous donne une tranche de vérité où l'on trouve quelques pépites sur les relations entre amis occidentaux et quelques autres sur les relations entre les Européens. Qu’on trouve la France en première ligne parmi “les lâches” qui, au G20, n’ont pas tenu leurs engagements vis-à-vis des autres pays européens qu'ils représentaient de facto n’a pas de quoi vraiment étonner. Dans les enceintes européennes, les Français pro-européens, puisque telle est l’orientation des gouvernements successifs depuis plusieurs décennies, se sont toujours conduits avec la plus extrême inattention, sinon le plus grand mépris, vis-à-vis de ces “petits pays” de l’UE, – en général, surtout ceux qui leur sont proches et ne demandent qu’à leur être favorables. De toutes les façons, les élites parisiennes ne s’intéressent qu’à la vertu probable du Premier ministre britannique, à Londres où se trouve une partie de la vérité du monde, et à celle, encore plus assurée, du président des USA, à Washington où l’on trouve le reste. Juncker ne fait que nous restituer quelques constats pris sur le vif du comportement courant et de la pensée habituelle des élites occidentales.


Mis en ligne le 27 avril 2009 à 15H31