Kerry “comme-chez-lui” à Moscou

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Kerry “comme-chez-lui” à Moscou

Les visites du Secrétaire d’État en Russie, à Moscou pour ce cas comme en décembre 2015, ou bien à Sotchi en mai 2015, sont régulièrement couronnées d’un grand succès, sinon d’un succès grandissant si l’on se place du point de vue de la chronologie, et toutes assorties de blagues “entre copains” (Kerry-Lavrov-Poutine) et de toutes les marques d’une réelle entente complice entre les deux ministres, Kerry et Lavrov. La visite de Kerry hier à Moscou n’a donc pas dérogé à l’habitude, au contraire elle l’a confirmée au centuple.

...Jamais l’on ne vit Lavrov, qui n’est pourtant pas spécialiste du genre, autant rire et sourire dans une journée, tandis que Poutine accueillait Kerry en fin de journée en l’interrogeant à propos de l’attaché-case que son interlocuteur s’obstinait à porter lui-même malgré son poids évident, pour savoir s’il n’était pas “bourré de billets de banque”. Quant à l’Américain, il était comme un poisson dans l’eau et ne manquait pas de dispenser à la moindre occasion une déclaration d’apaisement suivi d’un constat de satisfaction. Plus que jamais, il était, à Moscou, l’“homme de la paix en Syrie”, l’“homme de la raison” du point de vue des Russes, dans une direction US dont il est difficile de comprendre et d’identifier l’orientation, et de saisir rationnellement l’extrême complication...

Mais la complication ne s’arrête pas là : si Kerry est l’homme de la paix et de la raison”, que faire alors des “révélations” sur Kerry prônant depuis 2013 des attaques contre Damas, selon un nouveau livre de Jeffrey Goldberg que le très-crédible Gareth Porter prend très au sérieux dans un article de ConsortiumNews du 17 mars : « That revelation shows that Kerry’s strategy in promoting the Syrian peace negotiations in recent months was based on much heavier pressure on the Assad regime to agree that President Bashar al-Assad must step down than was apparent. It also completes a larger story of Kerry as the primary advocate in the administration of war in Syria ever since he became Secretary of State in early 2013. »

Peut-être est-il judicieux de faire une place toujours importante à l’inconnaissance dans cette sorte d’analyse où se mêlent les extrêmes complications de la crise syrienne et les non moins extrêmes complications de la situation du pouvoir washingtonien en crise au milieu de la crise américaniste en cours. C’est-à-dire qu’il faut laisser de côté les problèmes non résolus, sans chercher à les résoudre à toute force tout en les gardant à l’esprit, et continuer à avancer en observant les faits en cours avec peut-être, plus ou moins dissimulée, une vérité-de-situation qui tomberait dans notre escarcelle. (Disons qu’il faut un certain temps pour l’identifier en tant que telle.)

Quoi qu’il en soit, nous retiendrons pour illustrer la rencontre d’hier à Moscou le texte de Victoria Issaïeva, sur Sputnik-français, parce qu’on y trouve aussi bien illustrée la forme que le fond, à une époque où “la forme” (dans le sens de la communication) n’est pas moins importante que lez fond, pour le moins. Quant au fond, effectivement, il s’agissait du constat que l’accord de cessez-le-feu en Syrie tient ses promesses, tandis que l’idée de la mise en place des mesures politiques pour un règlement du conflit avançait en même temps que la compréhension mutuelle (« Il serait juste de dire qu'aujourd'hui nous avons commencé à mieux comprendre les décisions prises par le président russe Vladimir Poutine et à réaliser sur quelle voie il est possible avancer », nous dit Kerry en fin de journée, nous faisant comprendre qu’il comprenait un peu mieux les choses puisque, pour un haut fonctionnaire US, le pouvoir du Kremlin reste toujours un petit peu “une énigme, enrobée de mystère et cachée dans un secret”.)

« Quand Kerry et Lavrov se rencontrent, c’est pour parler sérieusement. Mais les deux ministres des affaires étrangères savent aussi dédramatiser. En visite à Moscou jeudi, le chef de la diplomatie américaine n'a pas pu s'empêcher de présenter ses vœux à Serguei Lavrov qui vient de fêter ses 66 ans: « J'espère que notre entretien d'aujourd'hui aura du succès. Je veux profiter de cette occasion pour te souhaiter un bon anniversaire. J'espère que cette date te donnera plus de sagesse, notamment dans la conduite de négociations. Pour tes 39 ans, tu te portes parfaitement », a lancé Kerry. « Merci, John, mais si la sagesse est mesurée par le nombre d'anniversaires, je ne pourrai jamais te rattraper », a répondu Sergueï Lavrov à son homologue américain qui a franchi la barre des 70 ans il y a deux ans.  [...]

» Le dialogue sur les dossiers sensibles comme la crise syrienne ou les questions de sécurité ne cesse jamais. Ce déplacement de M. Kerry n'en est pas non plus exempt. Qu'a voulu dire V. Poutine en entamant le retrait des troupes russes de Syrie? Quel avenir pour Bachar al-Assad? La trêve en Syrie va-t-elle durer? De nombreuses questions préoccupent la communauté internationale quant à l'action de la Russie en Syrie. Entretemps Vladimir Poutine et John Kerry se serrent la main dans la capitale russe où le chef de la diplomatie américaine déclare: “De nombreux observateurs estimaient que l'arrêt des hostilités était impossible. Mais la trêve est en vigueur en Syrie depuis près d'un mois grâce à notre coopération militaire et politique.” Les deux responsables reconnaissent que les pourparlers actifs entre les Russes et les Américains portent leurs fruits. La coordination a permis des progrès significatifs sur le dossier syrien. La diminution des violences en Syrie est évidente, toujours selon John Kerry.

» C'était donc une journée chargée pour le responsable américain. Sa rencontre avec Vladimir Poutine en fin d'après-midi, était précédée de celle avec le ministre des affaires étrangères Sergei Lavrov... Les négociations entre John Kerry et Serguei Lavrov ont duré jeudi presque quatre heures et ont essentiellement porté sur la situation en Syrie et en Ukraine, mais aussi sur les relations russo-américaines. C'est au début de la rencontre que Monsieur Lavrov a salué les échanges efficaces entre Moscou et Washington qui permettent de trouver des moyens pour sortir des crises.

» “Notre collaboration sur le dossier syrien, notre persistance ont permis de réussir parce que nous avions travaillé sur les bases de l'égalité… Et nous avions travaillé en cherchant à créer un équilibre des intérêts non seulement entre Moscou et Washington mais aussi de toutes les parties intéressées aussi bien à l'intérieur de la Syrie qu'à l'extérieur de celle-ci. Ceci a constitué la clé du succès et je suis convaincu que si l'on applique la même méthode à tout autre problème international ainsi qu'à nos relations bilatérales, nous aurons un assez bel avenir. »

» Pour le directeur de recherche à l'IRIS Jean-Claude Allard, la concorde entre les Américains et les Russes sur des questions géopolitiques importantes promet en effet beaucoup: « C'est qu'il y a une entente qui se dégage entre les USA et la Russie sur les grandes questions de sécurité auxquelles le monde est confronté… Il y a une entente et non pas un bras de fer entre ces deux grands qui peuvent contribuer à la sécurité. Au moment où il y avait cette fameuse ligne rouge qui aurait été franchie [en 2013], ils n'ont pas réellement réagi et ils ont accepté la solution de la Russie — le démantèlement de toutes les armes chimiques du régime syrien. Ce qui veut dire qu'à partir de ce jour-là ils ont compris que la Russie pouvait les aider... La Russie après son intervention a remis des choses à plat.” »

Excellente visite dira-t-on, détente du climat entre les USA et la Russie, voire entre le bloc-BAO et la Russie. Si l’on veut, et pourquoi pas ? De même peut-on croire que la situation en Syrie évolue favorablement, vers une sorte d’arrangement, finalement dans un environnement de cessez-le-feu pour les signataires de l’accord beaucoup plus stable que ce qu’on imaginait et envisageait. Sans le moindre doute, il y a une évolution, mais le nombre d’acteurs impliqués dans la crise, aux intérêts divergents et absolument irréconciliables, et parmi eux des acteurs irresponsables en n’ayant pas de légitimité de forme classique et par conséquent aucune capacité (et aucune volonté) d’engagement responsable, tout cela fait penser qu’il s’agit d’une pause réalisant ou achevant une restructuration de la crise, une nouvelle forme que prendrait la crise syrienne.

De toutes les façons, la crise syrienne a d’ores et déjà assuré sa pérennité en ayant essaimé avec la crise des migrants en Europe, et la crise du terrorisme dans le même espace, tout cela venant de l’acteur-vedette de la scène moyenne-orientale qu’est devenu Daesh. Cela voudrait dire, pour notre compte, que si la crise syrienne traverse une période d’apaisement sur son théâtre principale, elle se trouve plus que jamais “dans la tête” des citoyens du bloc-BAO, essentiellement européens, ce qui est d’ailleurs logique puisque ce sont ces mêmes têtes, avec leurs obsessions, leurs fixations et leurs psychologies épuisées, qui sont les principales fautives de l’aggravation constante de la crise syrienne depuis cinq ans.

Par ailleurs, et revenant à la visite moscovite de Kerry, “comme-chez-lui”, on observera que cette visite avait été précédée d’une déclaration du vice-Premier ministre et ministre de l’armement Dimitri Rogozine, un “dur” (nationaliste) dans le gouvernement russe auquel les “kremlinologues” assignent une place importante. Rogozine y a introduit quelques phrases extrêmement dures, sinon définitives, dans une conférence sur le développement des territoires de l’Arctique, – des phrases à première vue sans peu de rapport avec ces terres désolées et glacées, mais dont pourtant l’importance stratégique ne cesse de grandir et alors ceci explique peut-être cela...

« Nous lisons continuellement des analyses selon lesquelles l’UE et les USA sont en train d’envisager de lever les sanctions [contre la Russie] et puis, brusquement, ces sanctions sont automatiquement prolongées. Je pense que nous devrions arrêter de nos intéresser à cela... Nous devrions arrêter de nos intéresser à ce qu’ils disent à propos des sanctions, à Bruxelles et à Washington. Nous devrions avoir à l’esprit une fois pour toutes qu’il y aura toujours des sanctions contre nous... La Russie doit être forte et ne pas céder aux pressions. Alors que le président Poutine définit notre mission de mettre en place la base matérielle de l’identité nationale, de la liberté et de l’indépendance du pays dans les affaires étrangères, [il faut avoir à l’esprit] que cela sera toujours accompagné par la résistance hostile des puissances mondiales [mondialistes] dirigeantes contre la Russie. »

S’il en faut une, on dira qu’il y a une “vérité-de-situation” qui n’est pas sans importance dans les relations personnelles de Kerry et des ses deux principaux interlocuteurs russes ; il s’agit sans aucun doute d’un événement important dans un temps où le système de la communication régente tout. Mais la chose a ses limites, ne serait-ce que dans ce fait inéluctable qu’à moins d’une occurrence extraordinaire, Kerry ne sera plus là dans un an, et que dans sept mois ce qu’il dira et fera n’aura plus guère d’importance pour la politique étrangère de son pays. D’autre part, il reste toujours à déterminer ce que représentent ses déclarations, ses engagements, etc., par rapport à l’équilibre extrêmement complexe et délicat des centres de pouvoir à Washington.

Il n’est pas sans intérêt de noter que les trois dernières rencontres cruciales entre la Russie et les USA ont eu lieu en Russie, et qu’il ne fut jamais question d’un voyage-express de Lavrov à Washington ; cela souligne à la fois l’importance de la Russie dans le jeu mondial et la solitude de Kerry dans la compréhension US de ce fait... Mais tout cela, les Russes le savent bien et leur but, pour l’instant, est de boucler quelque chose de concret avec Kerry, et c’est pourquoi l’on a fixé le mois d’août comme objectif chronologique pour la mise en marche d’un processus constitutionnel conduisant à des élections en Syrie. Car c’est effectivement une autre vérité-de-situation que nous a dit Rogozine, qui s’y connaît dans la matière de l’anatomie du monstre qu’est le Système, alias bloc-BAO, où les hommes, y compris des hommes de bonne volonté, vous promettent certaines choses avant de se retrouver eux-mêmes pris dans une mécanique impitoyable qui décide le contraire de ce qu’ils promettaient.

Aussi saluerions-nous cette rencontre de Moscou, plutôt comme le commencement de la fin d’une époque (au cas où Kerry s’offrirait un autre voyage à Moscou d’ici novembre) que comme le début d’une autre époque, contrairement à l’apparence. En effet, l’apparence nous conduirait à penser que ce cessez-le-feu, cette trêve-qui-marche en Syrie, pourrait être le début d’une nouvelle époque... Nous y voyons donc le contraire : tout ce qui a pu être obtenu d’une administration US sur sa fin, avec un secrétaire d’État amateur de football et de shoping à Moscou qui prendra bientôt sa retraite, alors que s’approche une période nouvelle, une terra incognita extraordinaire dont nous parviennent les échos surprenants venus de la campagne des primaires aux USA.

Ce qui a été pris hier à Moscou, c’est toujours bon à prendre ; pour autant, cela n’engage en rien l’avenir... Comme l’on sait, si les sapiens courants peuvent supputer sur le futur qu’ils aimeraient se ménager, l’avenir, lui, n’est à personne et se détermine hors de toute maîtrise humaine.

 

Mis en ligne le 25 mars 2016 à 13H58