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23 décembre 2003 — Le colonel Khaddafi est-il le vrai gagnant de la surprise diplomatique qui le conduirait à rentrer dans le jeu des relations internationales ? L’affaire est complexe et l’on devra prendre du champ avant de se prononcer. Observons tout de même que les Britanniques ont eu, dans cette affaire, un rôle essentiel, peut-être justifié, en partie dans tous les cas, par des considérations très pratiques. On dit en effet que des négociations sont engagées depuis quelques mois entre BAE et la Libye pour une vente éventuelle de chasseurs Eurofighter Typhoon (chasseur européen où les Britanniques ont encore une part importante).
Les détails abondent aussitôt pour nous conter les longues tractations qui ont abouti à l’accord, que ce soit de sources américaines ou de sources britanniques. Il y a tous les ingrédients de la diplomatie secrète, sans surprise ni véritable “secret” dirait-on, ironiquement et paradoxalement. Certains en prennent argument pour démontrer que la diplomatie secrète a bien des avantages, comparé à la stratégie de “la guerre à tout prix” qu’on voit chez d’autres. On comprend ce bon sens et l’on peut prévoir de longs débats autour de cet argument.
Mais il est préférable d’observer ce remue-ménage d’un point de vue plus général. L’affaire libyenne vient après l’affaire iranienne, avec l’accord de l’Iran pour laisser se faire des inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique, obtenu grâce à l’initiative de l’Union Européenne. C’est-à-dire qu’on commence à observer, peut-être avec un effet de cascade, des “États-voyous” (selon la terminologie US) jouer la carte de la normalisation. D’autre part, leur tactique pourrait apparaître de plus en plus clairement, avec la déclaration des Iraniens estimant que des concessions supplémentaires pourraient être obtenues si Israël est soumis au même régime de surveillance et de contrôle de ses armes de destruction massive par la communauté internationale.
• L’affaire libyenne devrait être considérée comme un succès pour GW Bush mais peut-être à court terme seulement, et seulement du point de vue médiatique, et peut-être avec quelques réticences tant les Américains ont, dans cette affaire, la désagréable impression d’être à la traîne des Britanniques. Le “succès” libyen ne colle pas vraiment à la rhétorique washingtonienne, il sera de courte durée.
• L’affaire libyenne est certainement un succès pour le colonel Khaddafi, qui peut espérer retrouver un rôle intéressant. Il aura le soutien des Britanniques pour cela, les Britanniques anxieux de montrer qu’ils tiennent leur rôle et que leur “collage” à la ligne US n’empêche pas qu’ils exercent une certaine influence dans le couple US-UK. Il est possible qu’on découvre un jour une réalité complètement surréaliste : les affirmations selon lesquelles les Libyens étaient très avancés sur la voie de la production d’armes nucléaires sont pour le moins suspectes et, venues parfois indirectement de sources libyennes, encore plus suspectes. Les Libyens ont effectivement intérêt à laisser croire cela (plutôt que faire croire, pour garder l’argument de l’innocence, — voir les déclarations de Khaddafi), pour monnayer leur ralliement, mais on pourrait découvrir qu’il n’en est rien, que le développement des ADM libyennes n’est pas loin de valoir celui des Irakiens. Et si les affaires se font, on pourrait découvrir que Khaddafi, pour se rallier, n’a rien eu à abandonner puisqu’il ne faisait rien, mais qu’il y gagnerait un équipement militaire moderne venu des Occidentaux (des Britanniques, comme on l’a vu). Au reste, on a bien vu, dans une interview donnée par Khaddafi à CNN, la confusion sans doute volontairement entretenue par le leader libyen, qui explique qu’il n’a rien à cacher, qu’il n’a pas de programmes d’armes de destruction massive, etc.
« Gaddafi's oil-rich state, long on the U.S. list of sponsors of terrorism, said last week it was abandoning plans to build an atomic bomb and other weapons of mass destruction (WMD). It now wants trading benefits, including an end to U.S. sanctions.
» “We have no intention to make these weapons, these WMD. But there are many rumors, many accusations, (much) propaganda against Libya, particularly in this field, and we have to stop this propaganda against us,” he said in English.
» “And we say: Why are you accusing us and using propaganda? You exercise terrorist policy against the Libyan people by accusing us,” he said in the interview, which CNN said was conducted in a Bedouin tent 30 minutes outside the capital. »
• Les néo-conservateurs américains exultent, jugeant que l’évolution de Khaddafi montre que la politique américaine paye. Cet enthousiasme nous paraît à consommation intérieure, et affectant le court terme (les néo-conservateurs ont besoin d’être ragaillardis ces derniers temps, leur étoile ayant pâli à cause des avatars de l’occupation de l’Irak). Sur le fond et si la tactique iranienne d’impliquer Israël dans le processus de contrôle des AMD donne des résultats, les néo-conservateurs qui sont fondamentalement pro-israéliens et pro-Likoud pourraient découvrir bien des désavantages à une telle évolution.
• ... D’une façon plus générale, en effet, cette marche vers l’idée qu’Israël doit être, aussi, mis sur la sellette, a une forte logique pour elle. Contre cette logique, les Israéliens ont l’argument qu’ils ne sont pas un rogue state selon la classification State department, avec les fioritures qui vont avec, — un peu maigre, tout ça ; pour cette logique, le fait inarrétable ces derniers temps que le Moyen-Orient est un baril de poudre qui ne craint rien tant que les déséquilibres : débarrassez-le de toutes les lubies délirantes des Américains sur les AMD/WMD saddamesques et autres et il ne reste plus que ceci : Israël et son nucléaire, tout seul contre rien dans ce domaine. Si ce n’est pas un déséquilibre explosif... Voyez ce qu’en dit Peter Preston, du Guardian :
« There's a logic to these things. Muammar Gadafy, growing older, and his isolated Libya, growing poorer, were getting nothing worthwhile from the atomic bomb they hadn't built yet or chemicals they had scant residual use for. Logic — and common sense — meant changing tack. Good for logic. But logic doesn't stop there.
» What next? If weapons of mass destruction are a menace in unstable regions such as the Middle East, if their availability must be reduced, then logic begins to move us closer to the confrontation we never seek with the nuclear power we - let alone Messrs Bush and Blair - seldom mention: Israel.
» Nobody, including the Knesset, quite knows what happens inside the Dimona complex, but if you put together a compote of usually reliable sources (the Federation of American Scientists, Jane's Intelligence Review, the Stockholm Institute), a tolerably clear picture emerges. Ariel Sharon probably has more than 200 nuclear warheads this morning — more if the 17 years since Mordechai Vanunu's kidnapping have been devoted to building stockpiles.
(...)
» Come back today for a reality check, though. Saddam's Iraq is a wrecked rat trap. The weapons of mass destruction Gadafy sought are no more, no threat. Yemen, Jordan, Saudi Arabia, Egypt? Nothing to say, nothing to show. You can, if you wish, be concerned about Syria's chemical weapons facilities - and you can reasonably worry about a nuclear Iran, even though Tehran took a decisive step back towards international acceptability last week. But Moscow is out of the action, and the whole dynamic of Middle East danger has changed. Logic comes knocking at Sharon's door. »
Khaddafi n’a pas changé. Il aime bien jouer avec la diversité des vérités du monde. Il sera aussi lyriquement dénonciateur du terroriste qu’il en fut l’apologiste. Pour autant, être son “tuteur” n’a rien de facile (demandez à ce qu’il reste des Soviétiques du temps où Moscou soutenait Tripoli). Comme, en face de cela, Washington est en plein délire et parcouru de courants insaisissables et incontrôlables, tout cela risque de faire des étincelles. Dans tout cela, il n’y a qu’un seul joueur sérieux : l’Iran. Ce pays peut très bien se placer comme leader des ex-rogue states et engager Israël sur le terrain diplomatique (histoire, aussi, d’éviter une attaque israélienne contre ses centrales nucléaires, cela restant très possible sur un coup de sang de Sharon, de plus en plus enferré dans sa politique suicidaire de forteresse). Si c’est le cas, l’UE aura son rôle à jouer, éventuellement avec une Grande-Bretagne moins amie des Américains.
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