Kleist et le transhumain vers 1800…

Les Carnets de Nicolas Bonnal

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Kleist et le transhumain vers 1800…

Oublions les embarras de la géopolitique et demandons-nous à quelle sauce l’élite globale et milliardaire, technophile et transhumaniste va nous reprogrammer. BRICS et occidentaux tous dans le même sac ! L’Inde a interdit le cash ou presque, la Chine contrôle sa population par le portable, le suédois se fait scanner pour aller au théâtre… La race humaine est fatiguée, me disait Jean Parvulesco peu avant sa mort, et elle désire se faire remplacer non pas démographiquement mais anthropologiquement, et euphoriquement.

Relisons la fameuse et merveilleuse interview de Lucien Cerise :

« À vrai dire, une conscience numérique ne serait qu'une forme simulée de vie puisqu'elle serait dépourvue d'épiderme (ou alors un épiderme simulé, donc faux). En effet, le programmateur possède un droit de regard total sur son programme, il peut le rectifier comme il veut et réduire totalement l'incertitude de son fonctionnement. Le programmateur est en position « divine ». Il ne peut donc pas y avoir de vie numérique puisque le minimum requis, l'incertitude réelle liée à l'épiderme réel, n'est pas présent. Par définition, l'incertitude véritable n'est ni modélisable, ni programmable. Par contre, il peut y avoir extermination du biologique au bénéfice d'une forme de « vie simulée » dans le numérique. Réalisation du « crime parfait », l'extermination de l'incertitude liée au vrai réel (ici, la matière vivante), au bénéfice d'une simulation du réel parfaitement traçable et contrôlée.

Le downloading total dans la Matrice virtuelle et l'accès du pouvoir à l'intimité psychologique des citoyens sont pour bientôt. »

On pourra dire que les citoyens n’ont que ce qu’ils méritent, du Brésil à la Chine en passant par Paris.

Mais revenons à la source, la quête de l’être artificiel et robotique dans le monde moderne…

On continue avec nos allemands qui relèvent vers 1800 une imperfection de la civilisation occidentale (voyez nos textes sur Goethe, Schiller) et tentent parfois d’y remédier. Cela donne Kleist, militaire prussien, qui lui rêve du monde transhumain de la marionnette, de l’automate seul capable d’édifier du parfait. Et cela donne un texte dense, impeccable, sulfureux : les scènes de la vie des marionnettes.

Le monde étant depuis Shakespeare et le baroque une scène de théâtre, on commence ainsi : 

« Il me demanda si je n’avais pas en effet trouvé certains mouvements des poupées, surtout des plus petites, très gracieux dans la danse.

Je ne pus le nier. Téniers n’eût pas peint de façon plus charmante un groupe de quatre paysans dansant la ronde en vive cadence. »

Puis Kleist se montre plus scientifique, plus mathématicien, héritier des automatismes des Lumières et de Vaucanson :

« Il répondit qu’il ne fallait pas m’imaginer que chaque membre était avancé et retiré par le machiniste, aux différents moments de la danse.

Chaque mouvement avait un centre de gravité ; il suffisait de commander celui-ci, à l’intérieur de la figure ; les membres, qui n’étaient que des pendules, obéissaient d’eux-mêmes de façon mécanique, sans qu’on y soit pour rien. »

Images mathématiques :

« Les mouvements des doigts sont au contraire dans un rapport assez subtil à celui des poupées qui y sont attachées, à peu près comme des nombres à leurs logarithmes ou de l’asymptote à l’hyperbole. »

Il faut pousser à la perfection et éviter l’affectation, trop humaine :

— Et quel avantage aurait cette poupée sur les danseurs vivants ?

— Quel avantage ? Avant tout, mon cher ami, un avantage négatif: celui d’écarter toute affectation. Car l’affectation apparaît, comme vous savez, lorsque l’âme (vis motrix) se trouve en tout point autre que le centre de gravité du mouvement. »

Le mannequin, la poupée, l’automate sont plus parfaits que nous :

« Je dis qu’aussi habilement qu’il conduise son paradoxe, il ne me ferait jamais croire qu’il puisse y avoir plus de souplesse dans un mannequin mécanique que dans la structure du corps humain.

Il reprit qu’il était parfaitement impossible à l’homme d’approcher même en cela le mannequin.

Que, sur ce terrain, seul un dieu pourrait se mesurer avec la matière… »

La perte de la grâce est irréparable. Le petit air d’innocence ne revient pas, comme dit Debord de la Société du Spectacle après mai 68. Et Kleist donne un bel et célèbre exemple :

« Je dis que je savais fort bien quels désordres produit la conscience dans la grâce naturelle de l’homme. Un jeune homme de ma connaissance avait, par une simple remarque, perdu pour ainsi dire sous mes yeux son innocence et jamais, dans la suite, n’en avait retrouvé le paradis, malgré tous les efforts imaginables.

À dater de ce jour, pour ainsi dire de ce moment, un changement incompréhensible s’opéra en lui.

Il se mit à passer des jours entiers devant le miroir ; mais l’attrait diminuait à chaque fois. Une force invisible et inexplicable semblait contraindre, comme un filet de fer, le libre jeu de ses gestes. Un an plus tard, on ne trouvait plus trace en lui de la grâce charmante qui faisait naguère la joie de ceux qui l’entouraient. »

Si l’homme est dans un équilibre instable. Il aussi perdu la perfection de la nature. Et Kleist de parler d’un bretteur ours…et russe ! Il est invincible :

« Non seulement l’ours parait tous mes coups, comme le premier bretteur du monde, mais (chose en quoi nul bretteur au monde ne l’eût imité) il ne se prêtait même pas aux feintes : debout, me fixant dans les yeux comme s’il avait pu lire dans mon âme, la patte levée prête au coup, si mes attaques n’étaient que simulées, il ne bougeait pas. »

Bel aphorisme :

« Nous voyons que, dans le monde organique, plus obscure et plus faible est la réflexion, d’autant plus rayonnante et souveraine s’étend la grâce. »

Conclusion simple de Kleist :

« Toutefois, comme l’intersection de deux droites partant d’un même côté d’un point, après le passage à l’infini, se retrouve soudain de l’autre côté, ou comme l’image du miroir concave, après s’être éloignée à l’infini, revient soudain juste devant nous : de même la grâce, quand la connaissance est pour ainsi dire passée par un infini, est de nouveau là ; de sorte qu’elle apparaît en sa plus grande pureté dans cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie, c’est-à-dire dans le mannequin, ou dans le dieu. »

Il faut donc remanger de l’arbre de connaissance :

— En sorte, dis-je un peu rêveur, qu’il nous faudrait de nouveau manger du fruit de l’arbre de la connaissance (wieder von dem Baum der Erkenntniß essen), pour retomber dans l’état d’innocence (um in den Stand der Unschuld zurückzufallen)?

— Sans nul doute, répondit-il ; c’est le dernier chapitre de l’histoire du monde (das letzte Capitel von der Geschichte der Welt.)

Ici nous sommes enfin bien d’accord. Le camp de concentration électronique permettra d’accomplir le rêve des Lumières de reprogrammation de « l’homme d’après la deuxième chute » (Mircea Eliade). Et tout cela se fait sans douleur ni résistance, comme dans la caverne de Platon.

 

Sources

Heinrich Von Kleist – scènes de la vie des marionnettes

René Guénon – Symboles de la science sacrée

Nicolas Bonnal – Ridley Scott, les mythologies de sa science-fiction (Amazon.fr)

Lucien Cerise – Interview sur « Gouverner par le chaos ».