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86914 avril 2005 — Fin mars 1999, l’OTAN lançait une attaque violente contre la Serbie, Kosovo compris, pour obtenir la conformation des Serbes à l’accord proposé par les puissances alliées dans la conférence qui avait précédé. Le but essentiel implicite était de “libérer” le Kosovo de l’emprise serbe. Les buts réels étaient plus larges : aussi bien l’affirmation de la puissance américaine, le lancement général du thème et de la technique des “guerres humanitaires”, une occasion de mettre fin à l’interminable guerre de l’ex-Yougoslavie selon des termes convenant à l’Occident (USA surtout), une occasion de mettre au pas la Serbie de Milosevic en lui imposant des contraintes géopolitiques autant qu’économiques (l’instauration forcée du marché libre dans ce pays, dans l’accord qu’on voulait imposer aux Serbes, n’est pas passé inaperçu).
En bref, il y a beaucoup de possibilités d’explication, mais cette guerre doit être mieux appréciée à la lumière de ce qui a précédé : elle est le point d’orgue et l’application radicale de la politique américaniste et humanitariste qui commença à être développée dans les Balkans dans les années 1990. Surtout, elle doit être appréciée à la lumière de ce qui a suivi. Elle apparaît alors de la façon suivante:
• La première guerre virtualiste. (Voyez, sur ce site, notre article sur de defensa-papier du 10 septembre 1999 : « Notre première guerre virtualiste ».)
• La première guerre massive pour affirmer la puissance américaine (bien avant GW Bush).
• La première guerre massive, catégorie “militaro-humanitaire” (bien avant les néo-conservateurs).
• La première guerre massive présentée pour banaliser et justifier dans la pensée courante, au nom de la vertu, l’emploi de la force militaire (« Des bombardements humanitaires », nous expliqua Vaclav Havel, bien avant les moralistes humanitaristes et américanistes Rumsfeld et Cheney).
• La première guerre massive présentée explicitement comme écartant impérativement le principe de souveraineté nationale comme frein à une action militaire.
Aujourd’hui, que se passe-t-il? Une mission, dirigée par l’ancien Premier ministre italien Amato, rend son rapport qui résume un an d’enquête divers dans les Balkans et particulièrement au Kosovo. Le résultat est un désastre de dimensions colossales. Quelques précisions là-dessus, résumant un rapport de 65 pages rédigé par un groupe d’experts, dont six anciens Premiers ministres, menés par l’ancien Premier ministre italien Giuliano Amato et commissionnés par l’UE
« Ten years of international policy and peacekeeping in former Yugoslavia have reached a dead-end in Kosovo, Bosnia, and Serbia, with the region threatening to turn into a “marginalised black hole” within a larger EU, a panel of senior politicians and experts have concluded.
(...)
» The report denounces the UN administration of the southern province of Kosovo, calling for the Albanian majority territory to be granted a form of independence. The loose union of Serbia and Montenegro in the common state helped into being two years ago by EU policy-makers is also deemed a failure and should be scrapped, the report says. Criticising most of the pillars of international policy in former Yugoslavia since the end of the Bosnia and Kosovo wars, the report calls on Brussels to come up with a strategy to bring all the countries into the EU within a decade.
» “The international community and the EU in particular have been engaged in the Balkans to an extent which is unprecedented,” says the report, by the International Commission on the Balkans. “But despite the scale of the assistance effort, the international community has failed to offer a convincing political perspective to the societies in the region. The future of Kosovo is undecided, the future of Macedonia is uncertain, and the future of Serbia is unclear. We run the real risk of an explosion of Kosovo, an implosion of Serbia and new fractures in the foundations of Bosnia and Macedonia.” »
Tout cela semble présager un air de “déjà-vu” : on peut en effet raisonnablement faire la prévision que, dans six ou dix ans, un rapport semblable pourrait être fait sur l’Irak et l’Afghanistan. La particularité de l’interventionnisme militariste et humanitariste semble en effet de frapper un grand coup pour stopper un état de désordre et ainsi mieux préparer un état baptisé “paix” (pour éloigner l’attention des médias) et correspondant à un désordre plus grand que celui qui avait précédé l’intervention et, en général, un résultat politique contraire à celui qu’on espérait imposer.
L’autre aspect de cette situation est l’impuissance générale des commentateurs à pouvoir tirer des conclusions des expériences malheureuses ainsi constatées, en même temps que la tendance générale à réécrire l’histoire en termes plus conformes à la bienséance. L’excellent commentateur britannique Timothy Gorton Ash (TGA pour les friends) nous donne une démonstration de la chose, dans un article du jour dans le Guardian.
(TGA nous rappelle, en passant, la situation prospective de l’UE, complètement grotesque si elle n’était éventuellement tragique, au vu de la situation présente et du sentiment populaire régnant : « The European parliament yesterday gave the green light for Bulgaria and Romania to join the EU in 2007. With Croatia, Turkey and the rest of the Balkans, this would mean that in just 10 years' time the European Union would contain some 35 member states and perhaps 600 million people, of whom nearly one in six would be Muslim. And that's not counting east European aspirants, such as Ukraine after its orange revolution, and Belarus and Moldova after what we must hope will be their (yet to be colour-coded) velvet revolutions. Nor does it include any of the successor states of the Ottoman empire in the Near East or north Africa, although Morocco has in the past asked if it could apply. For them, the EU will have to develop a neighbourhood policy which does not depend on the promise of eventual membership. ». TGA a tout de même l’amabilité de relever, comme une “ironie” là où il serait plus avisé d’y voir un symptôme, — mais c’est irony, pas si drôle, au sens anglais — qu’au même moment il se passe ce qui se passe en France : « The irony is this: at the same time as people all around the borders of this new-style empire are crying out “Take us in! Colonise us!” the member-states at its core are questioning its very raison d'être. »)
Dans cette évocation de la situation présente de l’Europe à la lumière du passé proche, on doit apprécier comme remarquable cette horreur de l’enseignement de l’expérience qui pousse TGA à nous parler de la Pax Americana et à résumer : « The United States played a vital role in bringing peace to the Balkans in the 1990s. » Si l’on nous proposait disorder à la place de peace, la chose nous paraîtrait un peu plus claire. Ce n’est pas l’intention du commentateur puisqu’il regrette que l’OTAN n’élargisse pas sa formule-miracle de stabilité, de paix et d’ordre en s’élargissant aux pays-candidat à l’UE, et que les Américains n’aient pas non plus l’intention de dispenser leur propre formule d’ordre dans la région (« But a Pax Americana is not on offer in Europe's backyard »), — ils sont bien trop occupé à le faire en Irak, on le sait. Ce sera donc aux Européens de se charger de cette tâche de stabilité: « This one is up to us. Isn't the prospect of a Pax Europeana, embracing the whole continent, worth the undoubted risk? »
Ce refus sophistiqué et intelligent de l’enseignement de l’expérience est un phénomène très frappant par son ampleur, autour du constat de l’échec phénoménal qu’a constitué l’activité humanitaro-guerrière de l’Occident dans les années 1990. Il y a quelque chose de puissamment fascinant dans cette démarche, à laquelle convient bien le qualificatif de “suicidaire”, que poursuivent les grands esprits conformistes de l’Intelligentsia humanitariste occidentale lorsqu’il s’agit d’apprécier la situation politique où se trouvent engagées leurs valeurs humanitaristes, et américanistes indirectement puisque c’est cette politique-là (celle des USA) qui s’avère être l’ultime bénéficiaire du jugement dégagé au terme de ce processus.