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877Lorsqu’il a été révélé (le 11 septembre, sur Antiwar.com) que des mercenaires de Blackwater Inc. se trouvaient à New Orleans, la question s’est aussitôt posée de savoir pourquoi. La réponse est qu’il y a d’une part la tendance naturelle de la bureaucratie de procéder selon ses normes, d’autant plus que les effectifs des forces armées US sont réduits par rapport aux normes américaines d’emploi: en Irak, il y a des mercenaires, il y en aura aussi à New Orleans. (L’équivalence stupéfiante New Orleans-Bagdad est, là aussi, complètement fondée.)
Depuis, avec un article du Guardian ce matin, il y a, d’autre part, une deuxième réponse : les mercenaires sont là aussi (surtout?) pour protéger les biens des “riches” de New Orleans.
C’est l’illustration d’un fait quasiment philosophique qui s’est imposée avec cette crise. Dans ce cas, l’équivalence New Orleans-Bagdad est dépassée : New Orleans est beaucoup plus significatif que Bagdad. Selon le professeur Cornel West, qui publie un article (« Exiles from a city and from a nation ») hier dans The Guardian, ce n’est rien de moins que « [the] Darwinism in action — the survival of the fittest ». Il s’agit d’une exacte description du processus de “sélection naturelle” (extraordinaire ironie grinçante du qualificatif) qui a été mis en action dans l’opération de “sauvetage” de New Orleans, et l’explication conceptuelle — quoique partielle — de la militarisation de cette opération. Effectivement, il s’agit d’une tendance à l’élimination des plus faibles, selon les conceptions de l’américanisme, — en gros, les plus pauvres, les plus marginaux, les plus “indésirés” de la tendance dominante de la société américaniste, — ceux que le processus de distribution inégalitaire de la richesse met nécessairement dans cette position, quels que soient leurs mérites.
(Il reste à démontrer qu’une autre tendance est possible dans la société américaniste, ce que tentent de faire les “libéraux” du système. On en appelle alors aux mânes du Roosevelt de 1933, du Kennedy de la légende fabriquée, du Johnson de la “Grande Société” de 1965. Il reste à démontrer que cette période n’est pas un accident destiné à sauver le système menacé d’implosion par la Grande Dépression, ou encore, plus tard, à ne pas prêter le flanc à la propagande soviétique (voir plus loin, en fin de texte). Nous souhaitons bien du plaisir aux démonstrateurs, tant le contraire, — l’accident temporaire avant le retour au naturel d’avant 1933, entrepris à partir de 1971-72 et surtout de 1980 [Reagan], — représente à qui entreprend une étude objective l’évidence de l’histoire américaniste.)
Voici ce qu’en dit Cornel West (il n’est pas difficile de deviner que le professeur est noir : « Dr Cornel West is professor of African American studies and religion at Princeton University. His great grandfather was a slave. He is a rap artist and appeared as Counsellor West in Matrix Reloaded and Matrix Revolutions. »):
« What we saw unfold in the days after the hurricane was the most naked manifestation of conservative social policy towards the poor, where the message for decades has been: “You are on your own”. Well, they really were on their own for five days in that Superdome, and it was Darwinism in action — the survival of the fittest. People said: “It looks like something out of the Third World.” Well, New Orleans was Third World long before the hurricane.
» It's not just Katrina, it's povertina. People were quick to call them refugees because they looked as if they were from another country. They are. Exiles in America. Their humanity had been rendered invisible so they were never given high priority when the well-to-do got out and the helicopters came for the few. Almost everyone stuck on rooftops, in the shelters, and dying by the side of the road was poor black.
» In the end George Bush has to take responsibility. When [the rapper] Kanye West said the President does not care about black people, he was right, although the effects of his policies are different from what goes on in his soul. You have to distinguish between a racist intent and the racist consequences of his policies. Bush is still a ‘frat boy’, making jokes and trying to please everyone while the Neanderthals behind him push him more to the right.
» Poverty has increased for the last four or five years. A million more Americans became poor last year, even as the super-wealthy became much richer. So where is the trickle-down, the equality of opportunity? Healthcare and education and the social safety net being ripped away — and that flawed structure was nowhere more evident than in a place such as New Orleans, 68 per cent black. The average adult income in some parishes of the city is under $8,000 (£4,350) a year. The average national income is $33,000, though for African-Americans it is about $24,000. It has one of the highest city murder rates in the US. From slave ships to the Superdome was not that big a journey.
» New Orleans has always been a city that lived on the edge. The white blues man himself, Tennessee Williams, had it down in A Streetcar Named Desire — with Elysian Fields and cemeteries and the quest for paradise. When you live so close to death, behind the levees, you live more intensely, sexually, gastronomically, psychologically. Louis Armstrong came out of that unbelievable cultural breakthrough unprecedented in the history of American civilisation. The rural blues, the urban jazz. It is the tragi-comic lyricism that gives you the courage to get through the darkest storm. Charlie Parker would have killed somebody if he had not blown his horn. The history of black people in America is one of unbelievable resilience in the face of crushing white supremacist powers.
» This kind of dignity in your struggle cuts both ways, though, because it does not mobilise a collective uprising against the elites. That was the Black Panther movement. You probably need both. There would have been no Panthers without jazz. If I had been of Martin Luther King's generation I would never have gone to Harvard or Princeton. »
Ce que West nous décrit, c’est moins un univers raciste qu’un univers suprématiste, et ce n’est pas du tout la même chose. L’univers suprématiste est une rupture de la civilisation conduisant à la négation de la différence, qui rend nécessaire l’élimination des êtres différents, notamment et singulièrement l’être soi-disant inférieur, ou plutôt rendu inférieur dans le cas américaniste par la distribution fondamentalement inégalitaire et surtout fondamentalement corrompue de la richesse jusqu’à rendre nécessaire son élimination. (Distribution “corrompue” dans le sens où l’inégalité ne favorise pas, dans ce cas, quelque attitude qu’on pourrait juger vertueuse, mais des attitudes systématiquement mafieuses, escroqueuses, trompeuses et indignes.) L’univers suprématiste, loin de créer une élite dans le sens noble et historique du terme, crée une classe unique et “clonée” (des GW Bush à répétition) distinguée dans le cas américaniste par l’argent, l’ignorance de tout ce qui ne procure pas l’argent, l’absence de goût, de politesse et de respect, l’inculture, le mépris des valeurs altruistes comme l’honneur, et, enfin, le conformisme si absolu de la pensée qu’il débouche nécessairement sur la négation de la pensée par uniformisation de cette activité. Cas de GW.
L’univers raciste est, par contraste, une dérive malheureuse, condamnable et éventuellement réparable d’une civilisation nécessairement fondée sur l’identification de la différence: s’il paraît à l’origine employer des références semblables, l’univers raciste n’a, dans son fondement, rien de commun avec l’univers suprématiste puisqu’il aboutit à son inverse, — l’univers suprématiste aboutissant, lui, à l’élimination de la différence par “sélection naturelle” revue à la sauce humaine, américaniste dans ce cas.
Le suprématisme américaniste s’exerce évidemment contre les Noirs, qui ont perdu leur “intérêt” économique depuis la fin de l’esclavage ; mais il s’est exercé aussi bien contre les Indiens comme il s’exerce contre les “petits blancs”, — on s’en est aperçu lors de la Grande Dépression, — et contre d’autres marginaux, y compris les traditionalistes du système de “démocratie localiste” à la Jefferson, y compris contre les écrivains américains dont la tendance générale est une mise en cause radicale du système. Relire à ce propos le texte du “barbare jubilant”, le colonel Ralph Peters, suprématiste s’il en est : dans son texte qu’on retrouve sur ce site, on voit bien qu’une partie de la population [blanche] US est promise à l’élimination : « These noncompetitive cultures, such as that of Arabo-Persian Islam or the rejectionist segment of our own population, are enraged. Their cultures are under assault; their cherished values have proven dysfunctional, and the successful move on without them. The laid-off blue-collar worker in America and the Taliban militiaman in Afghanistan are brothers in suffering... »
Un univers suprématiste est un univers darwinien où le darwinisme est devenu une philosophie alors qu’il ne prétend être et n’est au départ, et ne devrait rester qu’une description de type finalement anthropologiste d’un mécanisme naturel nécessairement partiel. (Darwin ne s’est pas du tout arrêté à la psychologie animale dans la description de l’évolution des espèces. Il faudrait au moins lui ajouter Konrad Lorenz pour compléter sa description ; encore n’en resterions-nous qu’à une description complétée, toujours pas une philosophie.)
C’est une tendance fondamentale de l’américanisme : bricoler les démarches intellectuelles des autres, transformer le “comment” en “pourquoi”. L’américanisme a fait cela avec Descartes, comme il l’a fait plus tard avec Darwin. La Méthode de Descartes est un moyen de “déchaîner” l’esprit, et nullement un sens donné à l’esprit. L’américanisme en a fait un sens, une philosophie ; c’est le « Descartes descendu dans la rue » de Arnaud Dandieu et Robert Aron (Décadence de la nation française, 1931) ; c’est “Descartes + Ford” et la Méthode devenue sens en se transformant en fordisme (méthode de production à la chaîne), et aboutissant à une « économie de force ». Là où il n’y avait que moyen pour l’esprit, on fait une philosophie asservissant l’esprit au moyen, et la société devenue prisonnière de l’économie de production au lieu que l’économie de production ait été donnée comme moyen à la société de l’esprit, — avec tâche pour celle-là et celui-ci d’en civiliser l’orientation, le rythme, le but, la nécessité en un mot.
Quant à l’argument des stupides intellectuels français qui défendront l’Amérique au-delà s’il le faut de l’infamie de l’américanisme, confondant tout aussi stupidement Amérique et américanisme, — l’argument du “mais regardez Condi Rice! Mais regardez Colin Powell! Où voyez-vous du racisme là-dedans?” ; la réponse est dans l’abîme de l’âme humaine et ses fourberies sans fin. Harry Belafonte l’avait déjà faite en assimilant Colin Powell à ces “house niggers”, ces esclaves noirs qui jouaient un rôle de favori, et de kapos pour leurs frères, auprès des planteurs blancs. (Powell n’avait pas apprécié, se doutant de quelque chose lorsque ses oreilles sonnaient des échos des insultes des neocons à son encontre, on se doute dans quel sens et de quelle couleur ces insultes...)
Réponse de Cornel West, dans le même sens: « But Oprah [Winfrey] the billionaire and the black judges and chief executives and movie stars do not mean equality, or even equality of opportunity yet. Black faces in high places does not mean racism is over. Condoleezza Rice has sold her soul. »
D’une façon générale, l’histoire fait, par simple évidence de la chronologie et des circonstances, justice de l’aspect moral de l’argument de l’antiracisme officiel. Le soutien officiel à la promotion des droits civiques des Noirs apparut en 1947-48, sur recommandation du département d’État (rien à voir avec les questions intérieures). L’argument unique des diplomates était l’évidence que le sort fait aux Noirs aux USA nourrissait puissamment la propagande anti-américaine des communistes et de l’URSS en particulier. Il fallait réagir contre cela : pure réaction de relations publiques.
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