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22 octobre 2005 — Comment traduire un tel syllogisme anglo-saxon, — “bastardization” ? Puisque nous partons de “bastard” (“bâtard”, mais plutôt “salaud” et “salopard”), nous offrons donc en contrepartie l’horrible syllogisme français (?) de “salopardisation” (de Washington). La sémantique n’est pas inutile: aujourd’hui où les jugements et les raisonnements sont dépassés, il ne reste plus que la force (la forme) du langage pour rendre compte de la réalité du monde. C’est-à-dire, pour notre part, essentiellement de la réalité de cet étrange “cockpit du monde” qu’est Washington.
Le mot est du colonel Wilkerson. On sait qu’une conférence donnée par cet ancien directeur de cabinet de Colin Powell (au département d'État, de 2001 à 2005) a fait beaucoup de bruit. Jim Lobe la présente ainsi :
« As top officials in the White House and Vice President Dick Cheney's office await possible criminal indictments for their efforts to discredit a whistle-blower, a top aide to former secretary of state, Colin Powell, on Wednesday accused a ‘cabal’ led by Cheney and Pentagon chief Donald Rumsfeld of hijacking US foreign policy by circumventing or ignoring formal decision-making channels.
» Lawrence Wilkerson, a retired colonel, also charged that, as national security adviser, Condoleezza Rice was “part of the problem” by not ensuring that the policy-making process was open to all relevant participants. Wilkerson served as Powell's chief of staff from 2001 to 2005 and when Powell was chairman of the joint chiefs of staff of the US Armed Forces during the administration of former president, George H W Bush.
» “In some cases, there was real dysfunctionality,” said Wilkerson, who spoke at the New America Foundation (NAF), a prominent Washington think tank. “But in most cases ... she made a decision that she would side with the president to build her intimacy with the president. The case that I saw for four-plus years was a case that I have never seen in my studies of aberrations, bastardizations and perturbations in the national-security [policy-making] process,” he said.
» “What I saw was a cabal between the vice president of the United States, Richard Cheney, and the secretary of defense, Donald Rumsfeld, on critical issues that made decisions that the bureaucracy did not know were being made.” »
Inutile de s’attarder au contenu de ces soi-disant “révélations”. Ces précisions choquantes sur la façon dont fut (est?) conduite ce qui tint lieu de politique extérieure des USA depuis le 11 septembre 2001 ne peuvent choquer que celui qui accorde encore quelque crédit, qui tiendrait de la foi du charbonnier, aux versions officielles. Les autres savent à quoi s’en tenir.
L’intérêt de l’intervention du colonel Wilkerson est qu’elle vient d’un homme qui est un proche de Colin Powell, donc un homme de l’appareil et du système, sans aucun doute un conservateur mais moins extrémiste que la bande Cheney & compagnie. Il est remarquable que Wilkerson n’avance pas, à notre connaissance, le moindre mot pour condamner le principe de l’attaque de l’Irak. Wilkerson dénonce la méthode, le comportement: « Most of his remarks, however, addressed what he described as a national-security policy-making apparatus that was made dysfunctional by secrecy, compartmentalization and distrust, as well as the machinations of the Cheney-Rumsfeld “cabal”. »
Outre son aspect spectaculaire dans une situation où l’administration pourrait être gravement déstabilisée par un scandale de dimensions impressionnantes, cette intervention montre son intérêt précisé dans la description involontaire des processus en cours à Washington. C’est une observation implicite, en profondeur, du fonctionnement du système. Lorsque Wilkerson nous offre “bastardization”, il nous suggère qu’il s’agit de l’obligation où l’on se trouve, si l’on veut survivre dans le système, de devenir un “salopard” ou, tout du moins, de se conduire en “salopard”. Certains sont plus doués que d’autres mais le processus va jusqu’à Powell lui-même, pourtant parangon de vertu comme l’on sait. Le gentil, l’élégant et l’honorable Powell a menti à plusieurs reprises, lorsqu’il a témoigné devant le Congrès ou discouru devant le monde entier à propos des preuves de la culpabilité de Saddam dont il savait parfaitement qu’elles étaient fabriquées de toutes pièces. (A propos, le processus de “bastardization” touchait Saddam lui-même: il importait que le dictateur fut plus “salopard” que nature, “bastarized” lui aussi, pour justifier qu’on l’attaquât comme on le fit.)
C’est une étrange révélation que nous fait Wilkerson sur le système, quoiqu’elle ne puisse vraiment nous étonner, elle non plus. Wilkerson n’est pas un anti-système, il n’a rien d’un dissident. Lorsqu’il nous dit sur un ton accusateur que Cheney-Rumsfeld sont des membres du complexe militaro-industriel, on a envie de lui répondre ingénument que son patron Powell, et lui-même, Wilkerson, ne le sont pas moins. Lorsqu’il dénonce avec véhémence le fait que la bureaucratie est complètement marginalisée dans ce processus et ne peut dispenser ses conseils, on a envie de lui répondre que lorsqu’elle est aux commandes, comme au Pentagone dans tous les processus de développement et d’équipement des forces, le résultat n’est pas moins catastrophique. (D’ailleurs, le bastard Rumsfeld nous donne une sacrée leçon de lucidité et de clairvoyance dans son discours du 10 septembre 2001 sur la bureaucratie du Pentagone.)
On comprend la fureur de Wilkerson mais on n’est pas obligé de partager toutes ses conclusions implicites. Il reste qu’il est lui-même partie prenante, que tout cela ne date pas d’hier, que son patron ou lui-même aurait pu démissionner de façon éclatante à un moment bien choisi pour dénoncer alors qu’il était encore temps, le processus en cours. Mais non, le système est bien celui de la “bastardization”, et tout le monde, finalement, est touché.
La présentation de la chose par Wilkerson tendrait à nous faire accroire qu’en supprimant Cheney, Rumsfeld et quelques autres, tout rentrerait dans l’ordre. Cela rejoint l’illusion de nombre de dirigeants européens selon laquelle lorsque Bush sera remplacé par quelqu’un de sérieux, une Hillary par exemple, tout rentrera dans l’ordre. C’est oublier, par exemple, qu’en 1973-77 (lorsqu’il était ambassadeur US à l’OTAN puis secrétaire à la défense) Rumsfeld était tenu pour quelqu’un de charmant et d’arrangeant; qu’en 1989-93, Cheney, à la tête du Pentagone, était tenu pour une personne compétente et sérieuse. Wilkerson remarque : « Cheney was a good executive as defense secretary under George H. W. Bush, but appeared to change as a result of September 11. I think [he] saw 9/11 and the potential for another 9/11 with nuclear weapons and suddenly became so fixated on that problem that it skewed his approach. » La remarque ne vaut-elle pas pour les autres, — pour Bush, pour Powell, pour les parlementaires républicains et démocrates qui votent en octobre 2001 à la quasi-unanimité une loi comme le “Patriot Act”? Le processus de “bastardization” est aussi un processus d’ébranlement du caractère et de déséquilibre nerveux. Ils en sont tous prisonniers et, par conséquent, nous le sommes un peu nous aussi. A nous de reconnaître les barreaux de notre prison, et à continuer avec entêtement de limer.