La bataille des armes

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La bataille des armes

23 décembre 2009 — Que la France le veuille ou non, avec son président en général égal à l’esprit si bas de son temps et en même temps capable, parfois et par inadvertance, d’agir dans le sens qu’il faut – qu’elle le veuille ou non, la France est en train d’être propulsée en première ligne pour un affrontement majeur avec les USA. Cela concerne les armements, la prospérité de l’industrie de la chose et du Complexe qui va avec aux USA, et toutes les branches d’activité qui en découlent, les exportations, les engagements politiques qui vont avec, les affrontements d’influence, etc. Cela n’a rien à voir avec une politique, avec une stratégie, avec une conception quelconque, et tout avec “la force des choses” (elle pourrait bien se nommer également La grâce de l’Histoire). La “quincaillerie” de l’armement est aujourd’hui directement engagée dans la bataille suprême de la structuration du monde contre les forces de déstructuration; son importance potentielle est bien supérieure à la connotation mercantile attachée à ce terme, et son importance politique est paradoxalement contraire au jugement extrêmement péjoratif qui est habituellement porté.

Mentionnons les événements qui nous font croire à de tels prolongements, et sur lesquels nous allons appuyer notre analyse.

• La popularité et la notoriété du Rafale français ont, depuis le mois de septembre et l’affaire brésilienne, extraordinairement grandi en termes d’“image” et d’influence. C’est une révolution: le Rafale commence à “exister” dans le réseau de communication du système, et à une place qui n’est pas loin d’être, en réputation, celle de l’alternative à l’hégémonie US. Cette évolution de la perception, particulièrement importante dans une époque marquée par la puissance de la communication, conduit à un changement radical de la position du Rafale, notamment si certaines commandes importantes se concrétisent (Brésil, EAU), passant de la perception d’un non-concurrent sur le marché international à celle de concurrent principal des produits US. Ce changement existe même si l’une ou l’autre de ces commandes traîne (cette possibilité existe avec le Brésil) parce que le Rafale y occupe la position d’un favori “à battre”, position qu’il n’a jamais occupée jusqu’ici, qui a également une grande signification en terme d’“image” même si elle rend les choses paradoxalement plus difficiles pour l’avion français.

• L’hégémonie US, elle, se débat dans des difficultés très grandes. Le cas du JSF est le point absolument central et capital de ces difficultés, dans la mesure où c’est sur lui que repose pour les décennies à venir la capacité de retenir les marchés “captifs” des exportations US du domaine et de tenter de verrouiller ceux qui sont en balance. Un échec du JSF constituerait une catastrophe sans aucun précédent pour l’industrie de l’armement US – et même cela n’est pas un argument a contrario suffisant pour avancer que le JSF sera construit de toutes les façons car se pose aujourd’hui la question de savoir si les USA sont capables, budgétairement et technologiquement, de fabriquer cet avion avec les ambitions à l’exportation qui l’accompagnent. Cette affaire extrêmement grave se place dans une situation générale US qui est loin d’être satisfaisante.

• …En effet, effectivement d’une façon plus générale, il existe une inquiétude réelle dans le Complexe militaro-industriel par rapport aux capacités de sa base technologique et industrielle. On s’en fait l’écho le 22 décembre 2009, avec la référence aux déclarations de la présidente de l’association des industries aéronautiques US réclamant l’imitation aux USA des méthodes françaises de soutien actif de la puissance publique aux industries stratégiques. (On parle ici de soutien direct, le soutien indirect de la puissance publique, par le biais des arrangements de commande et de prises en charge des frais de R&D, étant massif depuis l’origine aux USA, au point qu’on peut parler d’une “politique industrielle” déguisée.)

• Si l’on veut encore plus alimenter cette appréciation de l’inquiétude générale du Complexe, on peut se reporter à l’interprétation, donnée ce même 22 décembre 2009 par certains experts russes, de l’intervention, au Sénat US, contre l’éventuelle vente du Mistral à la Russie: «Les Américains sont préoccupés moins par la coopération militaire entre la Russie et les pays de l'OTAN que par la défense des intérêts financiers de leur propre complexe militaro-industriel, estime le directeur de l'Institut d'évaluation et d'analyses stratégiques, Vaguif Gousseïnov. Les achats, par la Russie, de nombreux systèmes d'armes – il s'agit aujourd'hui non seulement de navires de la classe Mistral, mais aussi de drones, de systèmes de liaisons, etc. – ne causera certainement pas un grand préjudice au complexe militaro-industriel américain et encore moins à la sécurité des Etats-Unis, mais cela peut renforcer les positions de leurs alliés, concurrents sur le marché des armes.»

• L’affaire du Mistral renforce également la mise en évidence de la position française extrêmement puissante dans le domaine des capacités technologiques des armements. En plus, elle constitue un cas politique potentiellement explosif entre les Anglo-Saxons et les Français. Même si ce cas politique est sollicité, comme le note l’expert russe Gousseïnov, l’action des réseaux d’influence anti-russes en Europe et leurs relais aux USA peut effectivement imposer une dimension politique à cette affaire alors que le rapprochement avec la Russie dans le cadre de la proposition du traité Medvedev commence à influer fortement aujourd’hui sur la politique européenne.

@PAYANT Effectivement, il existe aujourd’hui une réelle inquiétude du CMI aux USA, et c’est certainement le point principal, nouveau, qui doit être mis en évidence. Notre appréciation est que, si cette inquiétude a diverses causes, la catastrophe en cours du JSF est un élément absolument déterminant même si la chose n’est pas dite clairement parce qu’il importe pour l’instant de tenter de sauvegarder les quelques débris restants de l’image triomphante du programme. Comme l’expert Robert Aboulafia l’avait si justement dit en janvier 2000, alors avec un enthousiasme roboratif de type impérial et d’hégémonisme prédateur: «It could be said that JSF is as much a national industrial strategy as it is a fighter program. […] The JSF could simply do to the European military industry what the F-16 almost did: destroy it.» Nous gardons la phrase, pour la renverser: puisque le JSF est effectivement une stratégie industrielle nationale à lui tout seul, c’est-à-dire la colonne vertébrale d’une industrie stratégique à lui tout seul, alors la catastrophe qui le menace aujourd’hui, à l’image inverse du triomphe qui semblait le caractériser hier, menace également l’industrie stratégique en question.

Nous n’en sommes pas encore là stricto sensu mais l’on comprend l’esprit de la chose, et l’inquiétude qui va avec, et qui affecte le CMI. D’autres affaires, comme celle de l’énorme contrat du programme du ravitailleur en vol KC-45 embourbé dans d’interminables labyrinthes d’indécision, d’erreurs et d’affrontements juridiques, ne font que renforcer cette inquiétude. La partie industrielle du CMI est aujourd’hui dans une situation psychologique désormais classique du type-“too big to fall” toute proche de la possibilité d’une chute, comme l’industrie financière en septembre 2008. Comme on le rappelle par ailleurs, le volume d’argent actuellement brassé par le Complexe n’est en rien une garantie dans la mesure où l’équilibre de ces artefacts capitalistes “too big to fall” dépend de facteurs d’influence et de perception (de la psychologie, par conséquent) que les dizaines de $milliards de commandes et de bénéfices décrits par des comptabilités souvent douteuses n’impressionnent plus guère.

Dans cette sorte de circonstances, il est impératif de se trouver des boucs émissaires, des adversaires et, en même temps, de se montrer impitoyables par tous les moyens dans l’activité de l’exportation. La France est en général, aux USA, certainement dans ce domaine (et dans d’autres), la cible toute désignée. Elle l’est bien plus aujourd’hui en raison de certaines circonstances évoquées plus haut. Si, demain, dans les deux ou trois mois qui viennent, la France vend 60 Rafale aux EAU et le Mistral à la Russie – situation qui est loin d’être improbable – on entendra alors sonner, outre-Atlantique, une alarme gigantesque, d’autant que les cafouillages et les contre-performances du JSF continueront à s’accumuler, et sa mise en cause à Washington de même.

(Il ne faut pas attendre de corrélation dans un système aussi cloisonné que l’américaniste. Si l’alarme est sonnée contre la France, nouvel ogre de l’exportation des armements menaçant les positions US – on verra à quelle vitesse progresseront les images à cet égard –, ce n’est pas pour autant que le JSF sera brusquement couvert de louanges pour tenter de sauver la mise et la face. Les deux affaires font partie de canaux bureaucratiques différents entre lesquels la psychologie yankee n’établit guère de connexion. La mise en cause du JSF se poursuivra, cette fois avec l’aide du Congrès, parce qu’elle fait partie désormais d’une “spirale de la mort” psychologique, et l’alarme devant les “visées expansionnistes” françaises – on en viendra à ces analyses – sera encore plus grande.)

Un destin français

Tout cela nous conduit à envisager une situation qui, à notre sens, pourrait commencer à se précipiter dans les prochains mois.

• D’une part, la montée en puissance du problème du transfert des armements sur la scène internationale, comme un des nouveaux problèmes majeurs des relations internationales, sous la poussée des USA qui sentent leur industrie d’armement menacée. La dimension politique n’est pas loin, elle est même déjà présente. L’affaire risque de prendre des proportions d’une crise nouvelle, cette fois avec les tensions concentrées entre les alliés transatlantiques. Le climat sera très tendu à cet égard en 2010, parce que la “proposition Medvedev”, désormais prise au sérieux, fait naître tous les soupçons dans les milieux et réseaux transatlantiques extrémistes, surtout en Europe.

• D’autre part, l’appréciation, aux USA, de la France ressuscitée pour la nième fois comme l’“ennemi principal” au sein de la “famille occidentale”, qui fait de moins en moins figure de “famille” (voir ci-dessus). La France perçue une nouvelle fois comme anti-américaine, avec des intentions de destruction de la puissance US. Tout cela devrait faire sourire aujourd’hui les experts très rationnels et très parisiens, qui ont la mémoire fort courte et la connaissance fort réduite de la psychologie de leurs “amis américains”. On pourrait être forcé, demain, à voir la chose d’une façon fort différente.

Le commerce des armements de haute technologie a été tenu dans une complète paralysie, avec les comparses de rigueur, depuis la fin des années 1990. La toute-puissance US, annoncée par la dictature du JSF, ne permettait que quelques écarts aux acolytes habituels (les si habiles Britanniques avec, dans le domaine aérospatial, leur appendice suédois, avec le SAAB Viggen); la Russie, redressée par Poutine, chassait sur ses terres habituelles; les Français, eux, étaient “interdits d’antenne” pour les choses essentielles – nullement à cause de l’Irak, d’ailleurs, mais à cause du projet grandiose de monopole de l’armement US dans le monde, à la sauce de l'hégémonie type-neocons. Les choses sont en train de changer, de diablement changer.

Entretemps, la situation a, elle aussi, diablement changé. (Ceci explique cela, disons.) Contrairement aux graphiques d’états-majors et autres, l’enjeu de cette question de l’exportation des armements dans le futur n’est pas dans les diverses guerres terribles qui nous attendent. Il n’y aura pas de “guerres terribles”, il y aura des affrontements chaotiques, dans un désordre de plus en plus généralisé. Ceux qui tiendront le mieux, ce sont ceux qui disposeront des structures régaliennes les plus solides. Il s’en déduit qu’en réalité les transferts d’armement concernent moins la puissance militaire que ces armements donnent aux uns et aux autres, que leurs effets de renforcement sur les souverainetés et les légitimités régaliennes. Si l’on veut une image: qu’est-ce qu’était le JSF – du temps où il marchait et où l’on avait l’espoir d’en faire un avion qui vole comme vous et moi, et le seul avion de combat du XXIème siècle – sinon un substitut aérien à l’OTAN, une OTAN aérienne, un artefact entraînant automatiquement leurs possesseurs non-US dans les aventures américanistes ou bien interdisant à ces possesseurs d’autres aventures qu’américanistes, y compris celle d’assurer pour leur compte l’espace de leur souveraineté nationale? Aujourd’hui, c’est le JSF lui-même qui est en cours d’effondrement, qui s’effondre, de l’intérieur, bouffé par les termites alors qu’on imaginait qu’il n’aurait à craindre que les “loups” de l’extérieur et qu’il n’en ferait qu’une bouchée puisqu’il n’y en aurait pas.

La question centrale est de savoir dans quel ordre et comment les uns et les autres vont réaliser la réelle importance de l’armement. Les Russes vont-ils comprend l’enjeu politique réel derrière l’éventuel achat du Mistral? Sarkozy va-t-il jouer le tout pour le tout, comme cela lui arrive parfois, et, en poussant à un accord avec les Russes défier le Congrès US si le Congrès agit comme on le voit commencer à faire? Dans les conditions qui s’amorcent, si le Congrès prend le mors aux dents, avec le CMI en pleine crise existentielle, un tel accord entre France et Russie constituerait une sorte de “déclaration de guerre” aux USA, venue de la France quoique par inadvertance. Le plus inattendu est qu’on, trouverait, dans cet étrange désordre, un secrétaire général de l’OTAN qui vient de nous dire qu’il ne voyait rien à redire à la vente du Mistral à la Russie; si ce n’est “la discorde chez l’ennemi”

En effet, l’on sait par ailleurs que le dossier Mistral est indirectement lié à la question d’un possible nouvel arrangement de la sécurité européenne à partir de la proposition Medvedev de juin 2008, précisée fin novembre 2009 et qui sera au centre des discussions paneuropéennes en 2010. C’est une autre ouverture de cette affaire de “quincaillerie” vers les plus hautes supputations politiques et les grands réarrangements qui sont en train de s’esquisser. Là encore, la “quincaillerie” porte une dimension politique considérable et implique la France dans une affaire face à laquelle une opposition ne devrait pas tarder à se faire jour aux USA, dans tous les cas sur la droite de l’échiquier politique. Le Mistral est pour l’instant un exemple qui s’est nourri de lui-même, mais d’autres situations du même type, avec d’autres matériels comme le Rafale, risquent bien d’apparaître dans la situation de confusion actuelle marquée par l’effondrement de l’hégémonie US.

On comprend alors que notre conviction est, dans cette situation de crise générale où nous nous débattons, que la question des armements va devenir un sujet de crise majeure. Elle opposera prioritairement la France et les USA, pour toutes les raisons politiques et technologiques classiques qui opposent potentiellement ces deux pays au sein de “la famille occidentale”; dans bien des cas, Sarkozy devra faire des choix draconiens mais dans un domaine où il s’est montré jusqu’ici particulièrement actif. L’enjeu réel porte bien plus sur les tendances structurantes et déstructurantes que sur les choix politiques sans le moindre relief et complètement hors de saison de nos directions politiques. Les extraordinaires platitudes de tel ou tel ministre (“Les USA sont nos concurrents mais ils restent nos amis”, sans doute d’un quelconque ministre français de la défense) nous réservent bien des surprises dans le contraire de ce qu’elles prétendent nous annoncer. Tel ou tel ministre, et Sarkozy lui-même, ne se doutent pas que, dans les cas évoqués, avec les USA le “concurrent” devient un “ennemi”; ils sont d’autant plus poussés à poursuivre cette offensive qu’ils sont dans cette illusion et ils transformeront effectivement le “concurrent-ami” en “ennemi”.

Terminons alors par cette lapalissade que c’est dans les situations d’incertitude pleines de surprises qu’on peut rencontrer le plus de surprises, cela conduisant à des issues imprévues et inattendues, puis à des bouleversements intéressants. De ce point de vue, la crise de la question des armements, alimentée par la structure crisique du système qui tend à transformer tous les événements controversés en autant de crises, se situe dans le droit fil de la crise du 15 septembre 2008 et de la déstabilisation qui s’en est suivie. La question des armements est en train d’entrer effectivement dans sa propre “version” de 9/15; comme toute crise de ce domaine, même si le fondement en est plus éloigné qu’on croit, les prolongements politiques et stratégiques apparaissent immédiatement et par surprise, et modifient profondément les situations générales.