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106512 novembre 2008 — La bataille autour de la nomination du secrétaire à la défense dans l’administration Obama s’intensifie et acquiert une dimension idéologique. En même temps, des signes toujours abondants montrent que la question du Pentagone, de son budget, de sa crise, ne cesse de prendre plus d’acuité. On voit se confirmer ainsi que le centre militaro-bureaucratique du complexe militaro-industriel, le Pentagone, est le nœud fondamental de la crise américaniste, – de la nôtre à tous par conséquent, dans un bel élan de globalisation. Pour Obama, le Pentagone en tant que crise générale touchant aussi bien l’extérieur (la politique de sécurité nationale) que l’intérieur (la stabilité budgétaire, la situation économique, l’imbroglio bureaucratique) est aussi une sorte de quadrature du cercle et sans aucun doute l’enjeu essentiel de son mandat.
Il y a notamment un article du site Politico.com, du 11 novembre pour signaler la “politisation” de la bataille du Pentagone autour de Robert Gates. C’est une nouvelle dimension qui s’ajoute à cette question; quelle que soit la décision d’Obama et la rapidité de cette décision (et la position de Gates d’accepter ou non de se succéder à lui-même), Gates et le Pentagone sont devenus la cause d’une polémique qui illustre les contradictions et les difficultés qui attendent Obama, – auxquelles, devons-nous constater, il est déjà confronté. Cette polémique est d’autant plus révélatrice et significative que les adversaires de Gates, le courant anti-guerre principalement, désignent leur préféré contre Gates pour cette fonction à la tête du Pentagone: le sénateur Chuck Hagel, également républicain, pourtant proche d’Obama et souvent évoqué pour une nomination dans la nouvelle administration, – Hagel, une figure prestigieuse, un des hommes politiques les plus intègres de Washington, adversaire constant et éclairé de la guerre en Irak, – une figure de poids à opposer à Gates dans un affrontement sans doute assez paradoxal qui se fait par tendances interposées, non sans une réelle confusion…
Politico.com écrit:
«Arms control advocates and anti-war activists are ratcheting up pressure on President-elect Barack Obama to dump Defense Secretary Robert Gates and replace him with a more strident anti-war voice. Nominating Gates to stay, “would be a violation of the mandate for change that Obama says he represents,” said Medea Benjamin, cofounder of the anti-war group CodePink.
»A better bipartisan fit for Obama, they say, is Sen. Chuck Hagel (R-Neb.), who brings out what they like about Gates – his ability to deal with Russia, Iran and Syria – without the direct link to Bush’s policies. “That would be an unmistakable sign from the Obama camp that they really are nonpartisan,” said Justin Raimondo, editorial director of Antiwar.com. “He would be great.”
»The pressure comes as momentum appears to be gaining for those who support keeping Gates to remain at the helm of the Pentagon, at least for a transitional period. Moderate Democrats in Congress, including Majority Leader Sen. Harry Reid of Nevada, support the idea.»
Il faut noter que, de son côté, Gates ne fait rien pour démentir ses adversaires du parti anti-guerre. Il justifie de plus en plus fermement, malgré la crise financière, le montant actuel, avec ses augmentation, du budget de la défense, comme il le dit dans une interview du 21 octobre (rappelée par Bloomberg.News le
Gates durcit également certaines positions politico-militaires; il est actuellement en tournée dans les “pays-frères” (ou “petits frères”) d’Europe de l’Est pour affirmer son appui, sinon l’appui des USA de Bush, à l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine à l’OTAN. Cette extravagante perspective, encore plus extravagante aujourd’hui avec les évolutions politiques diverses (Russie, UE, Obama), semble être encore dans le “pipe-line” de la bureaucratie du Pentagone, comme dans quelques esprits réchauffés des groupes de pression neocons.
Une autre “option”, et celle-ci de plus en faveur dans les pronostics proches du Pentagone, est celle d’un proche d’Obama, Richard Danzig, ancien secrétaire à la Navy, devenant secrétaire à la défense après une assez courte période après le 20 janvier 2009 où Gates resterait en fonction, de façon à verrouiller la transition sans à-coups. Dans ce cas, Danzig deviendrait d’abord l’adjoint de Gates le 20 janvier 2009, avant de lui succéder à la tête du Pentagone.
En contrepoint de cette “bataille de succession” de Gates, où Gates pourrait être successeur temporaire de lui-même, s’amoncellent les nouvelles de l’état de santé du Pentagone, – de mal en pire, as usual –, avec, aujourd’hui, quelques précisions supplémentaires. Bien entendu, on se doute que ces précisions ne sont pas encourageantes, qu’elles contribuent à poursuivre le noircissement du tableau de la situation du Pentagone. Ces diverses appréciations de plus en plus catastrophiques contrastent d’une façon radicale, et d’un radicalisme qui est significatif de l’exacerbation (“montée aux extrêmes”) des oppositions à cet égard, avec les recommandations ou les affirmations de maintien des dépenses du Pentagone dans leur dynamique actuelle.
Cette bataille autour du poste de secrétaire à la défense est à la fois très significative et très instructive. C’est une situation complètement inédite. En général, le spéculations et l'affrontements de la transition vers une nouvelle administration, dans le domaine de la sécurité nationale, concernent également, et en général plus vivement et de manière plus significative que pour le poste de secrétaire à la défense, celui de secrétaire d’Etat et celui de conseiller de sécurité nationale (également directeur du National Security Council [NSC]).
Cette attention portée au futur secrétaire à la défense n’est pas seulement due à la question posée par l’avenir de Robert Gates. On dira que “l’avenir de Robert Gates” fait partie d’une situation plus générale qui concerne la crise du Pentagone et justifie, elle, l’attention portée à la nomination du futur secrétaire à la défense. Ces diverses circonstances sans précédent expriment deux choses fondamentales :
• La militarisation de la diplomatie et de la politique extérieure des USA en général, accomplie sous la direction de GW Bush, mais surtout sous l’impulsion de Donald Rumsfeld, dans le cadre de 9/11 et de tout ce qui a suivi. Cela répond à une volonté très particulière, à l’“idéal de puissance” selon Ferrero, pour dire les choses avec hauteur, poussé jusqu’à un extrême absolument catastrophique (voir les résultats des guerres, des diverses agressions, etc.). La chose a conduit à une réduction notable de l’influence du secrétaire d’Etat, avec deux personnalités successives (Powell et Rice) qui ont fortement pâli, si l’on peut dire, de ces conditions et qui ont joué un rôle secondaire par rapport au poids habituel du secrétaire d’Etat. Le Pentagone a affirmé sa puissance, derrière son secrétaire à la défense, mais aussi en conflit avec lui (voir Rumsfeld le 10 septembre 2001) tant cette puissance est prédatrice dans tous les sens. Ainsi, ce poids considérable du secrétaire à la défense est-il une indication de la forme prise par la puissance des USA, autant que de la crise de cette puissance… Ce qui nous conduit au deuxième point
• La situation du Pentagone est le nœud gordien de la crise générale du système de l’américanisme. La crise du Pentagone touche aussi bien le domaine extérieur (politique extérieure de sécurité nationale) que le domaine intérieur (situation budgétaire du Pentagone, impact sur la situation budgétaire des USA, etc.). Il est tout à fait normal que la nomination de l’homme qui va être placé à la tête de ce monstre en crise aiguë, et la personnalité de cet homme, constituent un motif de grand intérêt dans cette période de transition, voire un motif de polémique politique. (Dans ce cas, on comprend que ce qui est exceptionnel, ce n'est pas l'intérêt porté à la nomination du futur secrétaire à la défense, mais la situation générale qui suscite automatiquement cet intérêt.) Cette question de la crise du Pentagone tend en effet à échapper au domaine spécialisé du Pentagone, pour atteindre des cercles plus larges, notamment des cercles de politique générale comme les anti-guerres, voire des “amateurs” (intéressants quand ils sont éclairés) se faisant commentateurs, complètement extérieurs au monde de la sécurité nationale, comme dans le cas d’Oliver Stone.
La polémique de la politisation de l’“affaire Gates”, avec la mise en avant du nom de Hagel par la fraction anti-guerre des soutiens d’Obama, renforce la tension de cette situation autour du Pentagone, mais nullement d’une façon artificielle. Cette politisation est complètement justifiée, justement à cause de l’importance de la crise du Pentagone telle qu’on a tentée de la décrire. Au contraire, on s’étonne qu’elle ne soit pas intervenue avant, pour contribuer à mettre en évidence l’importance centrale de cette crise.
Maintenant, la dualité (extérieur-intérieur) de la crise du Pentagone introduit un facteur important de confusion. On pourrait être conduit à penser en effet que l’attaque contre Gates, que ses adversaires justifient par ses liens avec l’administration Bush, est peu justifiée en vérité, d’une part parce que ses liens étaient pour le moins ambigus (Gates a souvent veillé efficacement à contenir les folies bushistes); d’autre part et surtout, parce que Gates semble une personnalité taillée sur mesure pour tenter la grande réforme interne du Pentagone. Mais Gates lui-même semble évoluer, comme s’il justifiait a posteriori l’attaque de ses adversaires. Par ailleurs, l'option de la nomination de Danzig (avec Gates restant en fonction quelques mois de plus), qui pourrait apparaître pour Obama comme une mesure de compromis écartant la colère de ses soutiens anti-guerre, n’assure pas nécessairement les meilleures conditions de départ possible pour lancer une grande réforme du Pentagone. L’on a avancé comme critique de cette formule que le Pentagone ne saurait pas, à ce moment crucial du début de l’administration Obama, qui le dirige précisément.
Mais on peut également envisager qu’Obama, se rappelant ses promesses de campagne, ainsi que les déclarations de Danzig lui-même, renonce à tenter de réduire le budget du Pentagone, du moins dans ses deux premières années, et suive la prescription de Danzig (tenter une réforme de la gestion du Pentagone durant ces deux premières années où l’on ne réduit pas le budget du Pentagone). Ce serait alors prendre une orientation extrêmement dangereuse, – d’abord au Pentagone, où la bureaucratie ne perd pas de temps à exploiter cette sorte de demi-mesure; dans les rangs de ses soutiens anti-guerres ensuite, où, de plus en plus, c’est “hors de Hagel, point de salut”.
Dans tous les cas et de toutes les façons qu’on observe cette affaire, une vérité s’impose, se confirme, pèse sur notre commentaire et (plus grave) sur l’administration Obama à venir. Le Pentagone est la matrice de la crise et il en est le trou noir. Il est bien cette House of War dont parle James Carroll, ce Moby Dick déchainé dont parlait William Cohen (en 1998, – confidence de Cohen, alors secrétaire à la défense, à Carroll). Le “monstre systémique” (monstre, notamment parce que systémique) qui anime, traduit et résume la crise de notre civilisation, par l'intermédiaire de la crise de l'américanisme.