La blitzkrieg surréaliste du général Friedman

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La blitzkrieg surréaliste du général Friedman

19 septembre 2003 — Il est temps, nous dit Thomas Friedman (dans le New York Times du 18 septembre et l’International Herald Tribune de ce matin) d’en venir à la réalisation de ce point essentiel : les États-Unis d’Amérique sont en guerre avec la France. (Titre, le même pour les deux publications alors que des nuances de sens apparaissent parfois pour “ménager” les différences de sensibilité des lectorats : et l’on dit “le même” en parlant de l’esprit, alors que l’énoncé est modifié, mais pour que tout le monde comprenne bien : « Our War with France » pour le public américain du NYT,  France and the United States are at war » pour le public international du IHT. Premières lignes du texte : « It's time Americans came to terms with something: France is not just an annoying ally. It is not just a jealous rival. France is becoming America's enemy. »)

Si l’on en juge successivement en changeant de point de vue, on dit successivement : “ce texte est complètement surréaliste”, puis “Thomas Friedman a la vertu de dire tout haut ce que d’autres pensent tout bas”. Début septembre, devant diverses personnalités politiques françaises réunies en séminaire, un membre honorable et modéré de l’establishment washingtonien disait, et plutôt effrayé lui-même de ce qu’il jugeait devoir rapporter : « Vous ne vous rendez pas compte de l’état d’europhobie, et surtout de francophobie de l’establishment washingtonien. L’état d’esprit est proche de l’état d’esprit d’un conflit. » Ni cette honorable “source”, ni le général commandant en chef Thomas Friedman ne se sentent eux-mêmes particulièrement à l’aise en affirmant ces choses qui nous paraissent absolument incongrues, qui sont monnaie courante K Street et au Congrès, à Washington D.C.

Certains commentateurs le sont au vitriol, d’autres à la pointe mouchetée. Friedman, lui, serait plutôt un commentateur-bulldozer. C’est lui qui, en avril 1999, alors que l’US Air Force pilonnait Belgrade, notamment avec des McDonnell Douglas (maintenant Boeing) F-15E Strike Eagle, écrivait que les avions de combat McDonnell servaient (avec leurs bombes) à faire la promotion de l’entreprise civilisatrice et postmoderniste des restaurants McDonald (“McDo”). McDonnell-McDonald, — vous avez compris l’astuce ? Il n’empêche, le bulldozer a parfois du bon quand la chose à traiter a la consistance et le volume des pensées grossières et des images qui pèsent des tonnes. C’est le cas à Washington où, les Français ne l’ont pas encore noté, la guerre est déclarée depuis que les French fries sont devenues au Congrès les Freedom fries (mais certains voudraient leur redonner leur ancienne dénomination et le Congrès en débat, — tout espoir n’est donc pas perdu).

Friedman est aussi conforme au goût du jour. Sa psychologie est également du type “ado attardé” et la réflexion ne s’embarrasse ni des tenants, ni des aboutissants, ni du passé ni de la relativité du monde. Lorsqu’il décrit l’action de la France au Conseil de Sécurité pour empêcher la guerre (c’est-à-dire : empêcher la guerre selon GW) et qu’il la décrit paradoxalement comme une action de guerre contre les USA, il ne lui vient pas à l’esprit de dire : considérant la situation actuelle, le bordel inimaginable qu’est devenu l’Irak, l’absence absolue de toutes les raisons avancées pour faire la guerre, — et si la France avait eu “objectivement” raison ? Non, comme tout “ado attardé” qui ne raisonne qu’en fonction de “moi”, il raisonne en disant : voyez ce que nous a fait la France.

Son texte est un étrange mélange de ricanements méprisants, de jugements stupéfaits sur la prétention française, de geignardise sur les malheurs de l’Amérique, terminé par une incroyable péroraison sur l’humble tristesse de l’Amérique privée du seul pays qui, semble-t-il, pourrait lui permettre de sortir du guêpier irakien (sympa pour le cousin Tony Blair) : la France, pardi.

«  But what's most sad is that France is right — America will not be as effective or legitimate in its efforts to rebuild Iraq without French help. Having France working with us in Iraq, rather than against us in the world, would be so beneficial for both nations and for the Arabs' future. Too bad this French government has other priorities. »

La France selon Friedman est donc, à la fois, ce pays à qui l’on conseillerait, selon le précepte de Montherlant, d’“aller jouer avec cette poussière” (sous peine d’être bombardé par des avions de combat McDonnell-McDonald lançant des volées de hamburgers à auto-guidage de grande précision) ; et le deus ex machina de la crise du monde. En d’autres mots, nous voilà confirmés qu’en fait de “guerre”, nous avons, avec ce texte qui devient ainsi infiniment précieux, l’exposé du malaise extraordinaire, d’une profondeur inimaginable, qui accable aujourd’hui l’élite washingtonienne, dirigeant et inspirant le monde entier. Au contraire d’une déclaration de guerre, messieurs les Français, c’est un appel à l’aide.

Friedman, réellement, a du bon. Il envoie Saddam et Ben Laden aux oubliettes, manifestant que tout cela, — 9/11, la guerre contre la Terreur, Al Qaïda, — est un écran de fumée, que ce qui importe c’est la France . Quels sont les buts de la France ? Napoléoniens : « France wants America to sink in a quagmire there in the crazy hope that a weakened United States will pave the way for France to assume its “rightful” place as America's equal, if not superior, in shaping world affairs. »

Rions certes, ou rions jaune c’est selon, mais ces affirmations abracadabrantesques (selon Chirac-Rimbaud) ont, d’une façon plus générale, du bon. Si on laisse de côté les outils de la puissance et les traditionnelles manifestations de la puissance, certes Friedman-bulldozer n’est pas loin de nous dire le vrai : il y a aujourd’hui un affrontement de deux concepts dans le monde, entre déstructuration et harmonie, entre globalisation (nivellement des identités) et mondialisation (affirmation des identités), et les USA et la France représentent effectivement ces deux concepts antagonistes.

Et, dans ce cas, confirmons ce que nous proposions plus haut : son dernier paragraphe qui est un sidérant appel à l’aide lancé à la France nous dit tout l’extraordinaire désarroi de la direction américaine aujourd’hui, 5 mois après les cloches libératrices de Bagdad. Qu’il y ait ce regard tourné vers la France, si intense à la fois d’hostilité et de fascination, ne fait que renvoyer à l’attitude historique extraordinairement complexe des USA vis-à-vis de la France (et vice et versa, de la France à l’égard des USA). L’histoire n’est pas finie, elle est plus que jamais parmi nous, — et la psychologie aussi.