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14 décembre 2007 — La crise des anti-missiles US en Europe (BMDE) est en train de sombrer dans la confusion, dans une situation extraordinairement contradictoire ou exceptionnellement paradoxale. Il existe désormais trois “fronts” principaux, dont plus aucun n’a à voir avec l’“affrontement” initial entre la Russie et les USA.
• A Washington, le Congrès évolue vers une situation de plus en plus complexe à l’égard des bases BMDE en Europe, à cause de compromis nécessaire entre les deux partis démocrate et républicain, dans une situation marquée par l’année électorale présidentielle qui implique en général d’être “dur” sur les questions de défense. En gros, on peut dire que les démocrates, qui sont adversaires du projet, ne veulent ni ne peuvent entièrement le désavouer et le liquider, et se contentent de le restreindre de plus en plus par des moyens de contrôle. C’est ce que détaille Martin Sieff, de UPI, repris par SpaceWar.com le 13 décembre:
«After months of going to and fro, Democratic leaders in both houses of Congress agreed last week not to kill the Bush administration's controversial plan to build an anti-ballistic missile defense base in Poland, but to hem it in with more restrictions.
(…)
»Aerospace Daily and Defense Report noted Monday that leaders of both parties in the armed services committees of the House of Representatives and the U.S. Senate met on Dec. 6 and agreed not to eliminate funding the for the proposed Polish base and its accompanying advanced radar array to be constructed in the neighboring Czech republic. Instead, they OK'd $225 million for initial construction work on both projects.
»The total cost of both bases, if they were to be actually built, would probably be nearer $2 billion than $1.5 billion, given the continuing weakening of the dollar against the euro and other European currencies.
»But in any case, as Aerospace Daily and Defense report noted, even initial work with the limited approved funding will have to await formal approval from both the Polish and Czech parliaments…»
• Le deuxième point est en effet contenu dans la fin de la citation précédente: l’attitude des pays européens concernés, particulièrement la Pologne. Après les deux premiers voyages à l'étranger du Premier ministre polonais pour Bruxelles et Berlin, le troisième sera pour Moscou, – avant Washington dans tous les cas (aucune invitation à Washington pour l’instant). Sieff nous détaille rapidement l’atmosphère russo-polonaise, avec quelques remarques sur les premiers contacts officiels entre les Russes et le nouveau gouvernement polonais, en l’occurrence le ministre des affaires étrangères Sikorski, qui semble suivre sans guère de problème la ligne Tusk : «Poland's new foreign minister, Radoslaw Sikorski, has already spoken warmly about Russian compromise proposals that would eliminate the Polish ABM base, and on Saturday [9 December], Russian Foreign Minister Sergei Lavrov stressed his warm welcome for Sikorski's remarks.»
• Le troisième point, c’est le nouveau-venu, le nouveau “front”, américano-américaniste, avec la NIE 2007. Comme dans d’autres domaines, les divers pouvoirs de sécurité nationale dans le gouvernement US ont bien du mal à maintenir la mobilisation, notamment contre l’Iran en général, après la National Intelligence Estimate annonçant que les Iraniens ont arrêté leur programme nucléaire militaire en 2003. La NIE 2007 a également un très fort impact sur la crise des BMDE, puisque ce système est destiné, dans sa présentation publicitaire et virtualiste, à arrêter d’hypothétiques missiles iraniens, dont on supposait essentiellement, pour donner du crédit à ce montage, qu’ils pourraient être équipés d’armes nucléaires. Mais que reste-t-il d’excitant et de percutant dans ce dernier argument après la NIE 2007? Les gens de la BMDE et ceux qui sont associés à leur promotion au département d’Etat sont donc en train de ramer désespérément pour sauver le peu de rationalité stratégique restant dans ce programme. Defense News (Reuters) nous signale dans ce sens, le 13 décembre:
«The U.S. needs a shield against what it sees as a growing missile threat from Iran, despite a recent report showing it had halted its nuclear weapons program, a U.S. official said Dec. 13.
»Acting Undersecretary of State John Rood met Russian diplomats in Budapest on Dec. 13 for a series of talks to allay Russian concerns about the radars and intercepting missiles Washington plans to place in the Czech Republic and Poland.
»A U.S. intelligence report said last week that Iran had stopped its nuclear weapons program four years ago, but Rood said Iran’s ballistic missile capability was enough of a threat.
»
»Russia, which has long cast doubt on U.S. President George W. Bush’s warnings about Iran, considers the proposed missile shield in Europe a threat to its own security.
»“We still see the missile threat evolving, and that threat, which is real, continues to grow,” Rood said.
»“There are more missiles, and they are more sophisticated in the hands of countries we are concerned about, such as North Korea and Iran.”»
L’évolution de cette crise des BMDE devient de plus en plus surprenante, en même temps qu'être édifiante. La crise est en train d’éclater en une myriade de “sous-crises” impliquant des acteurs dans des situations inattendues. Comme d’habitude dans les entreprises bureaucratiques lancées par le Pentagone en ce moment, le résultat devient rapidement inverse à celui qu’on espérait.
Ecartons le but stratégico-industriel des BMDE (vente et production d’armements et de technologies pour le complexe militaro-industriel, polémique sur le véritable usage des BMDE) pour en venir au but politique, qui est aujourd’hui le plus sur la sellette. Ce but politique, secondaire au départ, n'a cessé de prendre de l'importance pour les stratèges américanistes, dans deux directions:
• Isoler un peu plus la Russie en installant un système anti-missiles à ses portes et en espérant, – quel que soit la finalité stratégique du système, – qu’il regrouperait un peu plus les Européens contre la Russie, à l'occasion de la réaction russe.
• Verrouiller la main-mise US sur les pays européens de l’Est, particulièrement la Pologne, ce deuxième objectif ayant l’avantage de renforcer le premier.
Les deux objectifs son en train de tourner complètement au fiasco. La Russie est en position de force et campe sur une position dure dont la logique est de moins en moins contestée. S’ils ne le disent à haute voix, nombre de diplomates européens concèdent en privé que le dossier russe est, dans cette affaire, complètement justifié.
Ces mêmes pays européens sont donc de plus en plus tièdes vis-à-vis des BMDE, si même ils les soutiennent encore. La situation de confusion qu’on décrit ne fait évidemment qu'accroître leur défiance. L’une des causes principales de cette évolution est le revirement complet de la Pologne qu’on voit de plus en plus dans une position plus proche de la Russie que des Etats-Unis. Le résultat pourrait être, pour les USA, de “perdre” la Pologne et d’introduire un puissant levain anti-US au niveau stratégique dans les pays européens à la suite de cette évolution.
Les querelles internes à Washington sont la cerise sur le gâteau. La NIE 2007 a été publiée sans tenir le moindre compte de ses effets sur le système BMDE. La communauté du renseignement US, qui a réalisé la NIE, est totalement indifférente à ce projet du Pentagone, son seul souci étant d’assurer son indépendance retrouvée vis-à-vis du pouvoir politique. L’administration Bush n’a plus aucune capacité ou influence pour soutenir de manière efficace la BMDE, d’autant que certains des services qui sont chargés d’en faire la promotion (le département d’Etat) soutiennent également la NIE 2007. Ce document a introduit un désordre considérable dans la politique de sécurité qui soutient la logique du système BMDE.
Le résultat de l’opération pourrait bien être une situation de “lose-lose” pour Washington, contrairement à la mystique du “win-win” si en vogue en France. D’une part, le sort de la BMDE est plus que sérieusement compromis. D’autre part, les Américains pourraient voir leur influence en Europe de l’Est et en Pologne, très grande jusqu’en 2006, très sérieusement compromise au profit des Russes d’une part, d’une évolution dans le même sens de l’UE d’autre part. (Sieff résume les deux principaux facteurs en écrivant : «With a new, relatively pro-Russian government led by Prime Minister Donald Tusk just having taken power in Poland, it is almost certain that the base will either never be built, or that the go-ahead for it will be postponed indefinitely.»)
La “crise des BMDE” pourrait bien nous surprendre jusqu’au bout. Elle pourrait, sans même atteindre le degré de gravité qu’on craignait, se terminer comme s’il y avait effectivement eu cette crise grave et qu’elle eût été perdue par les USA. La cause est toujours la même : l’affaiblissement considérable de la puissance et de l’influence de Washington, le délabrement du système américaniste qui interdit toute coordination, toute coopération entre les différentes forces du pouvoir, enfin l’aveuglement prévisionnel et la méconnaissance des facteurs extérieurs du système. L’Histoire pourrait bien montrer que la faute centrale de Washington a été de miser à fond sur les jumeaux Kaczynski et de n’avoir rien vu venir du gouvernement Tusk et des options de politique extérieure de cette équipe et, même, par aveuglement toujours, de n’avoir même pas chercher à l’influencer.
Au niveau européen (UE) cette affaire des BMDE, qui intéresse désormais au premier chef la Commission, et l’évolution de la Pologne pourraient bien être l’occasion d’un tournant pro-russe des institutions européennes.