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906Le Guardian fait grand cas de documents qu’il a obtenus sur une communication discrète, sinon secrète, faite par le prince Turkil al-Fayçal, dans le courant de ce mois, devant des “officiels” des questions de sécurité US et britanniques, dans une base de la RAF affectée à l’OTAN et aux forces US en Grande-Bretagne. Turkil al-Fayçal, ancien chef du renseignement d’Arabie Saoudite, est présenté comme un probable futur ministre des affaires étrangères de l’Arabie. Jason Burke présente la réunion dans ces termes, ce 30 juin 2011 :
«It was a very discreet meeting deep in the English countryside. The main speaker was Prince Turki al-Faisal, one of Saudi Arabia's best-known and best-connected royals. The audience was composed of senior American and British military officials. The location was RAF Molesworth, one of three bases used by American forces in the UK since the second world war. Now a Nato intelligence centre focused on the Mediterranean and the Middle East, the sprawling compound amid green fields was an ideal venue for the sensitive topics that Turki, former head of Saudi Arabian intelligence, wanted to raise.»
Un autre texte du Guardian (également du 30 juin 2011) se concentre sur un aspect sensationnel du discours de Turkil al-Fayçal : l’annonce que l’Arabie ne laissera pas l’Iran s’équiper d’armes nucléaires sans en acquérir ou en fabriquer elle-même.
«Prince Turki al-Faisal, a former Saudi intelligence chief and ambassador to Washington, warned senior Nato military officials that the existence of such a device “would compel Saudi Arabia … to pursue policies which could lead to untold and possibly dramatic conséquences”.
»He did not state explicitly what these policies would be, but a senior official in Riyadh who is close to the prince said yesterday his message was clear. “We cannot live in a situation where Iran has nuclear weapons and we don't. It's as simple as that,” the official said. “If Iran develops a nuclear weapon, that will be unacceptable to us and we will have to follow suit.”»
L’intervention à cet égard, concernant l’Iran et la bombe, et les conséquences éventuelles pour l’Arabie, n’est pas présentée comme une menace ou un avertissement, mais comme un constat. Le prince ne demande pas une intervention armée contre l’Iran, il estime même que ce pays peut être “contenu” par des sanctions et diverses actions de type économique. D’autre part, sur cette même question du nucléaire iranien et de ses conséquences, le prince a affirmé que l’Arabie serait très satisfaite si une zone dénucléarisée, comprenant l’Iran et Israël, était établie au Moyen-Orient.
Le compte-rendu de Jason Burke est beaucoup plus général et situe l’intervention du prince Turkil al-Fayçal comme une analyse générale de la sécurité au Moyen-Orient, de la position de l’Arabie et de son évolution, dans la dynamique de bouleversement actuelle. De ce point de vue beaucoup plus large, on peut admettre que l’intervention du prince constitue beaucoup plus un avertissement à l’intention des “cousins” anglo-saxons sur l’évolution générale de la situation dans la région, – évolution où la question iranienne n’est qu’un élément, même s’il peut être perçu selon le point de vue qu’on adopte comme le plus important…
«For the next half an hour, the veteran diplomat, a former ambassador to Washington and tipped to be the next foreign minister in Riyadh, entertained his audience to a sweeping survey of his country's concerns in a region seized by momentous changes. Like Churchill, Turki said, the kingdom “had nothing to hide”.
»Even if they wanted to, the leaders of the desert kingdom would have difficulty concealing their concern at the stunning developments across the Arab world. Few – excepting the vast revenues pouring in from oil selling at around $100 a barrel for much of the year – have brought much relief to Riyadh.
»Chief among the challenges, from the perspective of the Saudi royal rulers, are the difficulties of preserving stability in the region when local autocracies that have lasted for decades are falling one after another; of preserving security when the resultant chaos provides opportunities to all kinds of groups deemed enemies; of maintaining good relations with the west; and, perhaps most importantly of all, of ensuring that Iran, the bigger but poorer historic regional and religious rival just across the Gulf from Saudi Arabia's eastern provinces, does not emerge as the winner as the upheavals of the Arab spring continue into the summer.»
On retrouve dans cette intervention toutes les grandes tendances des conceptions de sécurité et de stabilité de l’Arabie, ses craintes considérables face au mouvement actuel (chaîne crisique), face à l’Iran, etc… Peu de choses sur Israël, par contre, à la fois parce qu’Israël n’est pas la principale préoccupation de l’Arabie aujourd’hui, et parce qu’objectivement, face aux mouvements en cours dans le monde arabe, Israël semble figé et un peu dépassé pour constituer une force pouvant servir à une élaboration dynamique d’un système de sécurité qui satisferait l’Arabie. En d’autres termes, cette intervention du prince, présentée comme étant très sensible et importante, ne fait que confirmer l’analyse générale qu’on a de la position saoudienne : sur la défensive, craignant le pire dans ces divers mouvements, identifiant des ennemis partout, jugeant l’Iran comme un “ennemi idéologique” implacable, s’estimant menacée et investie de la conduite d’un vaste mouvement de sécurité devant contenir et aménager les mouvements en cours, – ces mouvements semblant être considérés, par ailleurs, comme irréversibles… Un mélange de craintes parfois proches de la panique, d’un fatalisme qu’on pourrait aussi bien considérer comme une sorte de réalisme assez sage, d’une certaine confusion dans l’analyse générale, tout cela qui confirme bien la position de l’Arabie.
Aussi, ce qui doit apparaître finalement plus important, ce sont la forme et les circonstances de la communication. L’intervention du prince se fait devant des militaires US et britanniques, assurant ainsi une connexion centrale avec le flot d’activités communes, depuis plus d’un demi-siècles, entre les Saoudiens et les Anglo-Saxons (ou l’“anglosphère”). Ces “activités communes” portent aussi bien sur les intérêts stratégiques communs (fixés depuis la rencontre Roosevelt-Ibn Saoud de 1945 à Alexandrie), sur les liens considérables des milieux d’affaires, avec en priorité des liens au niveau des industries d’armement et pétrolières, un réseau très dense de corruption réciproque. Bien qu’ils aient toujours occupé une place subsidiaire par rapport aux USA, les Britanniques ont néanmoins une position importante dans ces relations entre l’Arabie et l’“anglosphère”, et une position qui a été renouvelée et s’est renforcée depuis les années 1980 avec les énormes contrats d’armement et de corruption entre BAE et l’Arabie, avec des répercussions considérables sur les positions respectives des establishment britannique et saoudien.
C’est dans le cadre de ces relations qu’il faut voir l’intérêt de l’intervention du prince. On constate qu’il ne demande rien de précis aux Anglo-Saxons, signe que les dirigeants saoudiens ont compris qu’il n’y a plus grand’chose à attendre, en fait d’aide et de soutien stratégiques, de ces puissances déclinantes sinon en cours d’effondrement. De ce point de vue, le discours est une façon de “prendre acte” (de ce déclin précipité des Anglo-Saxons) ; une façon, également, de signifier, au travers de la teneur et de l’humeur générales des propos, que l’on se trouve devant des mouvements d’une importance formidable dans le monde arabe, que nul ne peut réduire et encore moins vaincre, des mouvements dont il faut donc s’arranger. Là, il s’agit pour la direction saoudienne de faire partager aux Anglo-Saxons l’analyse qu’elle fait de se trouver devant un fait accompli : le “printemps arabe” est en marche, nul ne sait sur quoi il débouchera et il faudra faire avec. D’ailleurs, poursuit le prince dans ce dialogue “entre les lignes”, le bloc BAO, et particulièrement les Anglo-Saxons, n’ont rien fait, ni rien pu faire pour le freiner, et ils se trouvent donc dans la même situation que les Saoudiens, sauf d’être moins en contact avec cet incendie politique et social.
Par la bouche auguste d'un de leurs nombreux princes, les Saoudiens sont venus dire à leurs interlocuteurs traditionnels en partage des puissances pétrolières et d’armement, et dans les corruptions qui vont avec, qu’une période est en train de s’achever. L’impunité de la filière saoudienne-anglo-saxonne n’est plus du tout garantie. C’est un arrangement fondamental, un des axes du Système depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, qui est en train de se déstructurer. Les Saoudiens sont très mal à l’aise, comme à leur habitude, mais ils n’écartent pas non plus, en évoquant le caractère d’inévitabilité de la dynamique du “printemps arabe”, la possibilité qu’ils seront conduits à “jouer perso” s’il le faut, sans plus s’occuper des intérêts de leurs partenaires anglo-saxons, – ou, peut-être, doit-on dire, de leurs anciens partenaires anglo-saxons.
Mis en ligne le 30 juin 2011 à 09H12
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