La bonne semaine de Moscou

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La bonne semaine de Moscou

D’un certain point de vue, tout s’effiloche (dito, pour les Russes, mais nous dirions plus généralement : pour les voies d’un rangement de retour à l’ordre). Après une phase d’accalmie qui aurait pu faire croire que les premières interventions russes (notamment l’aide financière à l’Ukraine) avaient porté leurs fruits, la crise ukrainienne est repartie dans le désordre qu’on sait. Beaucoup, surtout des experts, vous disent qu’ils “savent” que c’est au détriment de la Russie. Certains “savent” même qu’il s’agit là, de la part du bloc BAO, d’une sorte de “revanche”, pour reprendre la main après les succès russes de 2013.

Sur un autre front que l’on a cru, disons pendant quelques semaines, stabilisé grâce à la Russie principalement, dans la crise syrienne, tout semble à nouveau trembler sur ses bases et renvoyer au même “savoir” des experts ; l’on entend même, ou croit entendre disons, le président Obama évoquer à nouveau sa phrase originale du type “toutes les options sont sur la table”, et menacer de reprendre l’idée, si brillamment utilisée en août-septembre dernier, d’une frappe contre la Syrie. (Voir M.K. Bhadrakumar dans Stratégie-culture.org le 14 février 2014.) Certes, il est d’abord question d’attaquer al Qaïda, mais les accusations contre le gouvernement syrien fusent de toutes parts et l’on retrouve la narrative bien connu, narrative irrésistible, et bientôt la rhétorique anti-Assad prend le pas sur tout le reste, – pourquoi ne pas remettre au goût du jours une narrative qui a si complètement échoué, puisqu’il devrait être évident qu’on ne devrait jamais changer une narrative qui perd ?

Les Russes sembleraient donc “perdre du terrain” dans ces diverses situations chaotiques. Pourtant, on n’ira pas jusqu’au bout de ce constat, qu’on laissera dans la catégorie des narrative, – une de plus, certes, – et l'on arrivera à proposer un jugement exactement inverse. Deux rencontres à Moscou, durant cette même semaine, ont apporté une autre orientation, moins visible, moins spectaculaire, moins directement connectée aux narrative de la presse-Système qui semblent le fondement des politiques du bloc BAO, à coup d’émotions, de manipulations des sentiments exacerbés, des étiquettes “gentil” et “méchant” prestement collées sur l’un et l’autre.

• La visite du maréchal égyptien Al-Sisi à Moscou, avec réception chaleureuse par Poutine, appréciation générale très optimiste sur l’accord et l’entente entre les deux hommes. (Voir Novosti, le 14 février 2014.) On a avancé dans un contrat d’armement dont on commence à être assuré qu’il porte sur des matières stratégiques où il concurrence l’équipement US dont dépendait exclusivement l’Égypte. (Les systèmes évoqués : des MiG-29M/M2, des systèmes de défense antimissiles, des systèmes de défense côtière avec missiles antinavires qui peuvent avoir aussi une fonction offensive, etc.) Poutine a quasi-officiellement annoncé qu’il soutenait la quasi-officielle candidature de Sisi à l’élection présidentielle.

M.K. Bhadrakumar a résumé cette visite, le 13 février 2014 sur son site Indian PunchLine, de ces quelques lignes d’introduction à son commentaire : «Moscow has bagged a big catch in its Middle Eastern sojourn in the post-Soviet era. The Egyptian strongman Field Marshal Abdel Fattah el-Sisi landed in Moscow Wednesday on his first foreign visit abroad. President Vladimir Putin received him on Thursday and endorsed Sisi’s candidature in the upcoming presidential election. Sisi’s visit to Moscow at once transforms the reported $2 billion Russian-Egyptian arms deal into the harbinger of a tectonic shift in the geopolitics of the Middle East. The Russian news agency Novosti commented, “El-Sisi’s visit to Moscow points to a potential pivot toward Russia by Egypt – traditionally a stalwart US ally – that could dramatically reorient international relations in the Middle East.”»

• La visite de deux jours à Moscou du nouveau ministre allemand des affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier, reçu par Lavrov, a montré une excellente entente entre les deux hommes. Steinmeier apparaît constamment aux anges et Lavrov a la plaisanterie amicale aux lèvres dans toutes leurs sorties devant la presse. Cette fois, le body language nous en disait beaucoup sur l’état des relations entre la Russie et l’Allemagne avec l’installation de la nouvelle équipe de politique étrangère de l’Allemagne (voir le 3 février 2014). Une nouvelle rencontre est fixée pour avril et les relations russo-allemandes prennent désormais un tour d’une fondamentale importance pour les affaires européennes, pour la situation à l’intérieur de l’UE et même pour les relations à l’intérieur du bloc BAO, à la fois transatlantiques et entre l’Allemagne et les USA.

Les déclarations sur les sujets importants sont restées très générales, parce que Steinmeier joue dans un contexte délicat. Il n’empêche que l’Allemand n’a pas protesté lorsque, dans une conférence de presse commune, Lavrov a dénoncé les ingérences de divers acteurs du bloc BAO dans la situation intérieure ukrainienne et que les deux hommes se sont entendus pour affirmer que la situation ukrainienne ne devait être réglée que par les seuls Ukrainiens. Ce qui importe ici est moins l’affirmation elle-même (“les Ukrainiens doivent résoudre eux-mêmes leurs problèmes”) que la communauté de la démarche, faite par deux hommes dont l’entente était évidente : on passe de la forme d’une déclaration d’intention de type courant à l’esprit de la chose.

«Russia and Germany think that the Ukrainian political crisis should be resolved by the Ukrainians themselves, Sergey Lavrov, Russian Foreign Minister, said during a meeting with his German colleague Frank-Walter Steinmeier. “We discussed the situation in Ukraine. Russia and Germany think that the Ukrainians should resolve the political crisis themselves; this will be for their own sake,” Lavrov said. “We believe that our other Ukrainian partners also back this idea,” Russian Foreign Minister added...»

Nous aurions tendance à présenter ces deux rencontres, qui s’enchaînent presque jour sur jour à Moscou, selon un schéma commun, où les Russes et leurs partenaires trouvent leurs avantages dans une orientation commune qui diffère des narrative habituelles. Il s’agit d’une évolution discrète, qui aura peu d’échos dans le système de la communication classique et qui, certainement, n’aura guère d’effets immédiats dans l’analyse des autres acteurs concernés (les USA surtout), sensibles à la grosse caisse médiatique et aux postures spectaculaires, c’est-à-dire aux narrative, toujours elles. Cela donne d’autant plus de chance à ces deux évolutions de se poursuivre.

• Pour ce qui concerne l’Égypte, Sisi reçoit un cadeau inestimable  : une légitimation internationale parce que la Russie est une puissance à l’influence suffisante pour légitimer ses partenaires. Avant les élections présidentielles en Égypte et après plusieurs mois de troubles cruels et difficiles dans le pays, le chef de l’armée et dirigeant de facto du pays peut ainsi espérer conduire à bien son opération de “normalisation” avec l’installation de son pouvoir. On laisse ici de côté les appréciations de morale politique, de pratiques démocratiques et autres qui sont des facteurs d’appréciation totalement inadaptés à une situation égyptienne caractérisée par le désordre où ce pays se débat depuis la chute de Moubarak. On reconnaît bien, dans l’attitude de la Russie, cette recherche constante de l’ordre et de l’installation d’une légitimité sans interférence dans la souveraineté d’autrui, – et peu importe par quelle méthode, et au prix de quels excès Sisi en est arrivé à s’imposer comme le partenaire naturel.

• Le résultat est que la Russie “tourne” la crise syrienne où l’impasse est à nouveau totale en cherchant à aider à rétablir l’Égypte dans une position stable, pour que ce puissant pays arabe fasse à nouveau sentir son poids prépondérant dans la situation de la région. Les Russes savent bien que ce poids se fera dans le sens qui leur importe par rapport à la crise syrienne, contre l’islamisme radical et pour le régime Assad, et d’une façon générale par rapport (contre) la dynamique métastasique d’al Qaïda & compagnie dans la région. Tout cela s’accompagne d’une confirmation grandissante de la distance établie entre l’Égypte et les USA, qui tend à passer du conjoncturel au structurel. Il se pourrait bien que, finalement, les USA finissent enfin par “perdre l’Égypte”, signe que les politiques catastrophiques finissent tout de même par porter leurs fruits, – effectivement catastrophiques pour ceux qui les conduisent.

• Avec L’Allemagne, et les liens en cours de renforcement grâce à l’équipe Steinmeier-Erler, la Russie trouve une ligne directe pour renforcer peut-être décisivement une relation (avec l’Allemagne) qui permet de “tourner”, là aussi par l’extérieur, la crise ukrainienne et la question extrêmement délicate qu’elle pose. Même si les intentions communes affichées sont sans grande originalité, le ton et la chaleur des entretiens montrent qu’un axe de facto entre Russie et Allemagne est en train de s’esquisser contre la dérive de désordre où l’Ukraine s’enfonce, cette dérive notamment sous la pression de la politique-Système animée et renforcée par les USA. Les Russes ont compris qu’entre Allemands et le système américaniste se trouve désormais planté le coing de la possibilité du “découplage” (voir le 10 février 2014), soigneusement entretenu par la crise Snowden/NSA et les écarts de Victoria Nuland-Fuck. Ce que nous jugeons être une entente Russie-Allemagne qui se dessine, constitue un élément nouveau dans la problématique de la crise ukrainienne.

... Là-dessus, il nous faut insister sur le fait que nous ne signifions pas une seule seconde que la Russie est à nouveau sur le sentier de la victoire, – parce que de “victoire”, aujourd’hui, dans les champs diplomatique, militaire, etc., il ne peut plus être question. Ce qu’introduisent ces deux événements qui sont effectivement à l’avantage incontestable des Russes, ce sont des éléments qui vont encore compliquer les deux crises autour desquelles ils s’ordonnent, par conséquent les faire durer encore plus et les installer dans cet embourbement crisique (la Syrie y est déjà, certes, et l’Ukraine bien placée pour y parvenir), ou encore dans ce que nous désignons comme l’ infrastructure crisique. Ces éléments vont accentuer les tendances déstructurantes au désordre, tel que l’activisme de la nébuleuse “al Qaïda & Cie” mi-terroriste mi-crime organisé, avec en supplément les positions ambigües de l’Arabie qui finance les achats d’armes de l’Égypte et soutient des factions d’al Qaïda, et d’Israël qui se repositionne stratégiquement en se rapprochant de la Russie avec comme ennemi principal le terrorisme ; tels que l’activisme antirusse de nombreux composants du bloc BAO et de centres privés qui soutiennent l’opposition ukrainienne, par conséquent avec des tensions renforcées au sein de l’UE entre antirusses et partisans d’un arrangement avec les Russes, etc.

La seule confirmation que nous avons avec cette “bonne semaine de Moscou” est que la Russie s’impose plus que jamais comme la championne d’une politique principielle privilégiant la légitimité et la souveraineté, qu’elle renforce ainsi cette position en suscitant des proximités nouvelles ou renforcées. Les tensions de désordre, alimentées par la politique-Système dont les USA sont l’irrésistible “compagnon de route”, sont encore accentuées par cette résistance renouvelée des Russes. L’un dans l’autre, on voit bien qu’il s’agit d’un élément de plus pour fixer encore plus la Syrie dans sa crise sans fin ; pour faire évoluer l’Ukraine vers une situation “à la syrienne”, simplement avec un modus operandi” différent. On voit bien également combien l’unité du bloc BAO (y compris avec ses appendices, dont l’Égypte jusqu’en 2010) est de plus en plus mise en cause par les remous dont il est lui-même (le bloc) l’un des instruments principaux de production.


Mis en ligne le 15 février 2014 à 11H22