La Bourse ou la mort

La Bourse ou la mort

14 mai 2006 — Bourse ou pas ? Téhéran ou pas ? La grande spéculation intellectuelle, mâtinée de tendance “complotiste” en plein développement depuis janvier commence à trouver de quoi se ravitailler. On a vu que Poutine songe à sa Bourse et que l’on parle toujours de celle de Téhéran.

On parle aussi de projets en Asie. Rappelons notre note (“Bloc-Notes”) du 20 mars, avec cette citation de Noam Chomsky, datant du 15 mars dans The Guardian: « An additional step, already being contemplated, is an Asian oil market trading in euros. The impact on the international financial system and the balance of global power could be significant. It should be no surprise that President Bush paid a recent visit to try to keep India in the fold, offering nuclear cooperation and other inducements as a lure. »

Nous ne tenons pas à discuter ici, techniquement et économiquement, de la validité et des possibilités de ces projets, ni même de leurs effets économiques potentiels. D’une part, on sait combien les matières économiques sont fortement, sinon décisivement influencées par les facteurs psychologiques, surtout dans ce domaine des transactions pour l’achat de l’énergie, avec le rôle et la position du dollar, dans la situation actuelle. D’autre part, la question essentielle derrière cette agitation à propos de ces transactions est, justement, directement liée au rôle et à la position du dollar comme monnaie de référence ; il n’y a pas une matière, dans l’économie actuelle, dont la décision d’activation (en 1971) et le maintien dans sa position doivent aussi peu à une logique économique et autant à une logique politique et stratégique, appuyée principalement sur la perception qu’on en a et sur l’influence qui s’exerce par conséquent, tout cela dans le domaine politique.

L’important dans cette agitation autour de la création de bourses de transactions d’énergie non référencées au dollar est bien du domaine psychologique. Le mouvement lui-même est fondamentalement politique. Ce n’est pas “le dollar contre l’euro”, même si cela semble être souvent cela ; c’est une contestation en train de devenir générale de la position du dollar, c’est-à-dire la mise en cause d’un des moyens les plus puissants dont disposent les Etats-Unis de tenir verrouillée leur position politique de domination.

Lorsque Poutine évoque la possibilité de création d’une Bourse en roubles, ce n’est pas fondamentalement une mesure économique même si ce l’est techniquement. Poutine fait cela parce que son pays est arrivé dans une position politique telle qu’il conteste désormais activement la position politique de prépondérance des Etats-Unis et qu’il a désormais les moyens et le statut de sa régénérescence pour le faire. Poutine se trouve dans un jugement politique et dans une disposition psychologique qui l’inclinent vers cette mesure. S’en tenir à une analyse économique de la chose serait employer une démarche réductrice de la pensée jusqu’à rater la substance de l’événement.

La “substance de l’événement”, bien entendu, c’est la contestation d’une hégémonie arbitraire, infondée, qui trahit les lois de l’Histoire puisqu’elle est le fait d’une puissance complètement affaiblie (l’endettement US en est un signe évident), en plein processus de dégénérescence (le niveau de l’establishment US, de corruption en scandales, en témoigne), qui s’avère en plus profondément nihiliste en suivant une philosophie de destruction et de déstructuration systématique. C’est la contestation d’une puissance systémique et non d’une influence politique, d’un artefact moderniste et non d’un événement historique. Tous les moyens qui naissent dans les mains de ceux qui sont l’objet ou les victimes de cette poussée déstructurante sont nécessairement orientés vers la contestation de celle-ci, et ils sont nécessairement politiques.

On peut si l’on veut calculer les volumes de transaction, les pourcentages des réserves, leur évolution à partir de l’apparition de ces Bourses. On n’en aura pas pour autant le sens profond de la chose, ni la prévision de ses effets. Sur ce dernier point, la psychologie joue son rôle fondamental. Le système du dollar est un système d’imposture qui tient par la tension des choses, cette tension qu’il impose par son influence. N’importe quel événement peut déchaîner cette tension et frapper le système à mort. La marche vers des Bourses libérées du dollar va dans le sens de multiplier la possibilité qu’un tel événement apparaisse.

Un dernier point à observer est que l’orientation n’est pas d’une hégémonie vers une autre (du dollar vers l’euro par exemple), mais vers une diversification correspondant à la nouvelle structure multipolaire du monde. Question technique : faut-il une référence universelle, gage de stabilité et d’harmonie, qui est implicitement l’orientation que doit rechercher la multipolarité contre l’hégémonie agressive de l’unipolarité? Le passé est bon conseiller. L’or a le vent en poupe (il vient de passer les $700 l’once).

Le député indépendant US Ron Paul remarque dans son discours de février dernier à la Chambre US des Représentants : «  The economic law that honest exchange demands only things of real value as currency cannot be repealed. The chaos that one day will ensue from our 35-year experiment with worldwide fiat money will require a return to money of real value. We will know that day is approaching when oil-producing countries demand gold, or its equivalent, for their oil rather than dollars or Euros. The sooner the better. »

C’est solliciter la résurrection des idées de De Gaulle (argument pour le rétablissement de l’étalon-or dans les années 1960). Qui s’étonnera de ce retour au passé, dans ce monde où la pensée se réduit aux stéréotypes et où les idées sont prisonnières de l’idéologie? L’évidence nous conduit alors à observer qu’une telle orientation serait également une marche vers la régénérescence de la valeur essentielle de l’identité et de la souveraineté (“nationales”, dans le cas de l’organisation actuelle du monde). Par conséquent, là aussi, une poussée contestatrice de plus contre l’ordre américaniste.