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943Des articles annoncent régulièrement que telle ou telle entité a mis en place LA CHARIA. L’usage du déterminant « la » démontre l’ignorance des journalistes quant à la signification véritable de ce « mot magique », car cet emploi donne de la légitimité à ces groupes et États.
Présent qu’une seule fois dans le Coran, le terme sharî’a renvoie à l’idée de « chemin vers la Source », mais dans sa pratique courante, depuis l’apparition des grands corpus juridiques au VIIIème siècle, il désigne une « interprétation de la Loi divine ». Les interprétations (comme les chemins) ne peuvent être uniques, puisque chaque théologien diffère dans son approche des textes considérés comme sacrés. L’islam étant une religion formée de nombreuses voies divergentes, les écoles juridiques (madhhab) y sont légions. Il est même difficile de s’accorder sur leur nombre exact. Pour le sunnisme : on en compte habituellement 4 (malikisme, shafi’isme, hanafisme et hanbalisme), mais quid de leurs subdivisions et des approches modernes, les dites « néo-hanbalisme » (le wahhabisme et les formes de salafisme) et « néo-hanafisme » (le deobandisme des talibans). Pour le chiisme, la situation est aussi complexe. Chez les duodécimains, si l’école osuli s’est imposée en Iran, ce n’est pas le cas ailleurs. Les autres formes de chiisme (ismaïlisme, zaydisme, alaouisme, ibadisme, voire druzisme) suivent chacune une ou plusieurs madhhab. Ces quelques lignes, sans entrer dans des détails trop fastidieux pour le lecteur et surtout, qui nécessitent plusieurs tomes d’encyclopédie juridique, montrent la complexité du droit islamique. D’ailleurs, lesquelles de ces branches sont islamiques ? Cette question reste sans réponse puisque variant selon la définition de l’islam prise en compte (littéralement islâm signifie « soumis »). Outre les définitions classiques autour du respect des 5 piliers de l’islam, on peut considérer que seuls quelques individus sont musulmans (les initiés ayant atteint un stade ultime de soumission à Dieu) ou bien que tout humain l’est, car pour le croyant, tout homme est soumis corporellement à Dieu et, pour ceux qui croient à la Prédestination, tout acte suit un dessein divin.
De surcroît, le temps joue aussi un rôle, puisque nombre d’écoles juridiques utilisent l’ijtihâd (ou un jugement personnel par analogie pour des situations nouvelles), donc se modifient progressivement. Ainsi, Abu Yusuf, disciple direct d’Abu Hanifa au VIIIème siècle est déjà en opposition avec son maître sur certains points, alors qu’il s’agit d’un de ses continuateurs les plus proches ! Donc toutes ces écoles ayant parfois plus d’un millénaire d’existence ne peuvent décemment être réduites à un ensemble uni, appelé « la charia ».
Les discussions juridiques étaient très pointilleuses, car la finalité du droit était différente du sens qu’elle a pris à partir de 1789, c’est-à-dire une Loi toute puissante, non discutable qui doit être appliquée. En effet, ceci aurait été vu comme une approche mécréante, puisqu’un ou des individus niant la supériorité divine se seraient crus capables de retranscrire parfaitement la Vérité. Ainsi, ces « légistes » se prétendraient être Dieu. On retrouve chez le susnommé fondateur de l’école hanafite, une attaque frontale contre tous ceux qui se permettraient de poser un jugement définitif sur un autre humain. Selon lui, prononcer le « takfîr » c’est-à-dire juger un individu en le déclarant non musulman, ne pouvait être qu’un acte impie, puisqu’un homme juge l’âme d’un autre, donc s’imagine être Omniscient. On comprend donc l’usage péjoratif du terme « takfiriste » pour désigner ces groupes ne respectant pas cette règle (à noter que le suffixe –isme ne convient pas, puisque le reproche fait n’est pas d’utiliser le takfir à excès mais de l’utiliser !). Le but du droit aux époques médiévale et moderne dans les pays d’Islam était de parvenir grâce à des discussions intenses, à une compréhension des volontés divines, et non de servir de loi étatique. Une sharî’a d’un juriste (donc d’un humain) était donc par essence imparfaite, ne pouvait s’appliquer à tous. Ainsi, chaque individu pouvait (et peut) changer à sa guise de jurisconsulte et d’école, et préférer la profondeur d’interprétation d’un juriste sur un domaine et celle d’un autre (même d’une autre école, voire d’une autre branche de l’islam) sur un autre sujet. Par conséquent, une sharî’a n’était en aucun cas exclusive.
Cet aperçu montre que l’utilisation dans le langage courant de l’expression « la charia » est au mieux erronée, au pire manipulatrice. La volonté d’incorporer ce mot arabe au français s’explique par l’absence d’équivalent transcrivant ces idées. Mais, lorsqu’il quitte le champ restreint des personnes comprenant cette notion, pour se retrouver dans le langage médiatique, la puissance de ce concept n’est pas même effleurée. Ceci principalement pour deux raisons.
La première venant de certains musulmans qui à des fins rhétoriques, utilisent le terme «al-sharî’a» sans donner de précisions supplémentaires. Bien souvent, ils ne font que sous-entendre que c’est selon leur interprétation de la Loi divine. Quand on analyse leurs discours ou traités, on remarque l’importance des références. Ces arguments d’autorité montrent qu’un choix s’est opéré et qu’il s’agit bien de l’interprétation de ces personnes souvent issues des voies juridiques les plus récentes. Par ailleurs, on peut remarquer que l’attirance de ces nombreux réformateurs musulmans à partir du XXème siècle pour l’Occident a produit une transformation de leur compréhension de la notion de la sharî’a, perçue comme des textes de lois dans un sens moderne. Cet anachronisme s’explique par l’héritage de la Révolution française où les lois ont pris une proportion importante pour se prémunir de l’arbitraire et donner des applications quotidiennes. Le parcours de la plupart des têtes de pont des mouvements dits « salafites » montre que c’est au retour de leurs études ou de leurs séjours en Europe qu’ils ont souhaité modifier en profondeur les pays d’Islam. Paradoxalement, ces théologiens officiellement réactionnaires (salafî signifiant «personne prônant un retour à la pratique des pieux ancêtres») voulaient rattraper le retard de leurs pays d’origine sur les Européens, c’est-à-dire incorporer philosophiquement un Évolutionnisme incompatible avec la Réaction. D’où cet amour-haine entre cette mouvance et l’Occident. Pour rattraper ce « retard » tout en utilisant l’islam, ils ont l’idée de marier l’encadrement de la population dans l’obligation de suivre les codes de lois issus de l’empire napoléonien avec les réflexions juridico-religieuses inhérentes à l’islam. Ils ont ainsi centralisé le droit alors que par nature le jugement d’un cadi n’avait qu’une valeur locale. Dans leur vision, une sharî’a devait régir la société comme la loi en Europe, en incorporant une forte proportion de moralisme.
La seconde raison est que cet art rhétorique est pris au pied de la lettre par nombre de media qui vont y puiser quelques phrases en s’imaginant que « la charia dit cela ». Cette propagande s’explique par l’opportunisme de certains leaders d’opinion, qui dans un relent du combat positiviste contre les religions exècrent la logique de recherche de Lois divines, donc de connaissances irrationnelles (dans le sens « au-dessus de la raison humaine » de St Augustin). Ainsi, en promouvant une image détestable de « LA charia », les musulmans n’osent avouer s’inspirer d’une sharî’a, s’ils ne veulent pas être soupçonnés de comportements « barbares ». L’article défini « LA » en masquant la complexité du concept interfère dans une lutte contre les religions. Comme souvent, cette entreprise poursuivie par des désinformateurs malintentionnés est reprise par des individus mésinformés qui popularisent ce choix de conserver le mot arabe par exotisme et non pour sa pluralité de sens. Ainsi, il ne faut pas tomber dans le piège de leur accoler le barbarisme «islamophobe», car ce serait méconnaître le cheminement d’une désinformation, où bien souvent l’instigateur est caché et le manipulé est de bonne foi.
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