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13 avril 2007 — La hargne, la fureur et l’acharnement du Financial Times contre Paul Wolfowitz constituent en soi un phénomène remarquable. La chose a éclaté avec le scandale d’un Wolfowitz pris en flagrant délit de népotisme, au profit d’une de ses employées qui est aussi (d’après ce que nous croyons comprendre, avec notre esprit tortueux) sa maîtresse. Au moins, cela nous permet d’affirmer avec certitude que Wolfowitz, le chef-inspirateur des idéologues “neocons” dans l’aventure irakienne, l’homme qui fit danser le monde au son de l’hyperpuissance elle-même manipulée par une cabale d’idéologues et tout ce qui va avec, — que Wolfowitz est un homme comme vous et moi, — dito, un être humain, quoi. Voilà une chose éclaircie.
Ce n’est pas moins de cinq articles qu’on trouvait hier soir sur le site du “quotidien saumon”, demandant la démission du directeur de la World Bank, fustigeant sa gestion et sa moralité.
• «How Wolfowitz fell foul of his own high standards», qui nous expliquait (en accès payant) comment l’homme s’était fichu de nous, — et du FT à diverses occasions, — avec sa campagne sur la probité et la lutte contre la corruption dans le monde que la World Bank est chargée de chapitrer et de moraliser.
• «Wolfowitz tries to turn spotlight off himself», ou comment Wolfowitz essaie, de façon pathétique de détourner notre attention (celle du FT) de l’accusation personnelle dont il est l’objet.
• Un édito qui dit bien ce qu’il veut dire : «Wolfowitz must be told to resign now.»
• L’indication que le FT n’est pas seul à vouloir sa peau, que c’est le monde entier qui le veut ainsi ; à moins que le FT, après tout, ce soit le monde en résumé saumon : «Pressure grows on Wolfowitz to resign».
• Enfin, cerise annexe sur un gâteau si amer, l’indication qu’il ne s’agit pas de Wolfowitz l’individu seulement, que c’est tout le système Wolfowitz, la World Bank elle-même sous sa direction qui est en cause : «World Bank under fire over Aids policy».
Dans tous ces textes divers, on trouve le cas simplement évoqué, les réactions de Wolfowitz, sa culpabilité évidente, etc. L’histoire est bien simple, résumée par l’édito du FT, — un homme qui place sa maîtresse, la favorise, augmente scandaleusement son salaire (madame Riza touche plus que Condi Rice, sous l’administration de laquelle elle fut placée par un truc bureaucratique) :
»What then is the story? When Mr Wolfowitz became president of the World Bank he also became the boss of his girlfriend, Shaha Riza. To resolve this situation – inconsistent, rightly, with Bank rules – Ms Riza was seconded to the US State Department.
»So far, then, so unproblematic. Yet, it is alleged, the terms of the appointment, which appear astonishingly generous, violate a number of Bank protocols. Worse, it now appears Mr Wolfowitz personally directed the Bank’s head of human resources to offer his girlfriend these exceptional terms. Worse still, this has come out after misleading claims by a senior official that the ethics committee of the board, in consultation with the general counsel, approved the agreement.»
Or, tout cela est intolérable parce que Wolfowitz est qui l’on sait et la World Bank ce que l’on sait. Tout cela est appuyé, fondé sur la prétention universelle à la probité morale. Seule cette vertu universelle de la morale luthérienne revue victorienne, au bout du compte, justifie tout ce que l’on impose aux peuples et aux gens. César, sa femme, sa maîtresse et tout le bataclan doivent être d’une apparence aussi solide que le fer et au-dessus de tout soupçon s’ils ont la prétention et l’ambition d’imposer leur empire vertueux sur le monde.
«The president of the World Bank has one asset: his credibility. The Bank’s capacity to make a difference lies not in its money and ideas but in its ability to be the world’s voice for development. This includes, as Paul Wolfowitz, the current president, has insisted, being the voice for good governance. Recent revelations have, however, demonstrated such serious failures that the Bank’s moral authority is endangered. If the president stays, it risks becoming an object not of respect, but of scorn, and its campaign in favour of good governance not a believable struggle, but blatant hypocrisy.
»It is important to understand what is not at issue here. It is not Mr Wolfowitz’s unpopularity, even though his role as an architect of the Iraq war made him disliked from the start. It is not failures of management, even though his reliance on a group of outside appointees made him mistrusted by many inside and outside the Bank. It is not disagreements over development doctrine, where some convergence of views has occurred. It is not a romantic relationship with a subordinate, itself hardly a rarity in today’s world.
»The issue is whether the failures of corporate governance are serious enough to damage the Bank’s moral authority. In a world where curtailing corruption and improving governance have become central to the practice of development, the world’s premier development institution must, like Caesar’s wife, stand above suspicion.»
Et ainsi de suite…
L’affaire est horriblement, simplement, affreusement humaine. Un homme tout puissant à la tête d’une institution toute puissante, qui constitue un des deux bras musclés (avec l’International Monetary Fund) de l’entreprise d’américanisation du monde. (Ou encore : l’entreprise de libéralisation du monde, selon le FT.) La World Bank est l’une des organisations dont les US et leurs alliés anglo-saxons, libéraux, libre-échangistes, hérauts de la démocratie, ont le secret pour, depuis 1945, transformer les nations et les peuples à l’image du modèle originel. Wolfowitz, à sa tête, devait poursuivre au niveau de l’aide financière, ce qu’il avait commencé au niveau militaire avec l’Irak : déstructurer, briser, émietter les nations en difficulté (ou mises en difficulté par le même système : on est microbe et vaccin, à la fois), pour les recomposer à l’image du modèle.
Ce n’est pas un complot, contrairement à ce que nombre des adversaires de l’américanisation croient, mais une fatalité de la machine (nous disons aussi : le “système”), avec les êtres humains qui croient dominer cette folie qu’ils ont mise en route et qui s’avèrent en être les piteux complices et les pions inconsistants. Les êtres humains? Humain, trop humain, disait Nietzsche. (La remarque concerne autant Wolfowitz et l’entreprise d’américanisation que ceux qui font de cette entreprise un complot des humains, un complot américaniste et pervers. Une fois pour toutes : il n’y a pas de complot. Il y a une machine. Les êtres humains, tous les êtres humains se débattent dans ses rouages. Ils sont alors piteusement humains.)
En d’autres mots, ce qui arrive à Wolfowitz ne nous étonnera pas, et ce qu’on lui reproche pas moins. Pour clore ce débat-là, de la faute du directeur de la Banque mondiale et de la façon dont on la perçoit, une anecdote pour tenter de fixer l’esprit de la chose. Un ministre de la IIIème République convoquait respectueusement le sculpteur Maillol, artiste des formes sculpturales du corps de la femme, pour lui commander une sculpture qui représenterait allégoriquement “la République, ses vertus, ses bienfaits, ses beautés…”, — et ainsi de suite, discours sans fin comme vous imaginez. Agacé, le sculpteur l’interrompt et jette : “Un beau cul, quoi”. Ainsi se noient les vertus.
Ce qui est extraordinaire, par contre, c’est “la hargne, la fureur et l’acharnement du Financial Times”, — et des autres, dans les milieux de la Finance, dans les bureaucraties vertueuses, et ainsi de suite chez tous les lecteurs du “quotidien saumon”. Car le FT exprime quelque chose d’autre, de très puissant, en plus de cette terrible colère et de cette vertu exaltée et trompée. (Car il s’agit bien de vertu : nous ne permettons à quiconque de mettre en doute la sincérité de l’indignation du FT. Elle vaut la sincérité de Robespierre, celle des communistes, celle des supporteurs des grands clubs de football. Il s’agit bien de sincérité. Cela en dit long sur les vertus que nous nous réclamons à nous-mêmes, sincérité, liberté, etc., — sur leur nécessité, sur leur utilité, sur leur fonction thérapeutique pour nos psychologies fragiles, — bref : cela en dit long sur “la vertu de ces vertus”.)
A mesurer la force de ces sentiments de vindicte à l’encontre de Wolfowitz, nous en déduisons ceci. Le FT, comme les autres, l’establishment transatlantique et washingtonien, la City, les idéologues de l’“anglosphère”, ils y ont tous cru. L’entreprise américaniste d’après 9/11, les rêves de (re)conquête du monde (faire l’empire US, c'est-à-dire refaire l’empire “sur lequel le soleil ne se couche jamais”, selon les rêves de Niall Ferguson), l’inspiration radicaliste des néo-conservateurs avec Wolfowitz, cette espèce de “big bang” postmoderne, — ils y ont tous cru. Voilà ce que nous dit cette vindicte du FT contre Wolfowitz, qui est la vindicte terrible de la passion déçue et soudain glacée. Découvrir publiquement ce que l’on devine confusément depuis quelques années : que Wolfowitz, mis au pinacle jusqu’à la prise de Bagdad, n’est pas plus vertueux qu’un autre, que c’est un magouilleur, un maladroit, un baisouilleur qui peut être mené par le bout du nez par le premier minois qui passe par là et ainsi de suite, — et, en plus, trop radin pour se payer des chaussettes puisqu’il porte des chaussettes trouées comme on l’a vu au seuil d’une mosquée turque il y a deux mois, — tout cela pour un empire perdu !
Alors ressort la vieille vertu victorienne, extraordinairement hypocrite et impérative, finalement vertueuse à force d’exigence d’une apparence vertueuse. De même que BAE commence à faire un peu douteux, de même Wolfowitz ne sera plus invité dans les clubs sélects de la City, — les seules choses restant de l’empire victorien, puisque le reste de Londres, le soi-disant swinging London, est laissé à la crasse des rues mal lavées, aux immigrés pakistanais, aux nouveaux-riches russes qui montent des complots contre Poutine, aux putes de haut vol qui les accompagnent et ainsi de suite.
Cela dit, certes, Wolfowitz et sa gestion de la Banque illustrent bien le naufrage du système qui soumet aujourd’hui notre monde à sa loi. Voilà ce que, en résumé, dirait un commentateur moins bucolique que nous fûmes à cette occasion. Mais tout cela, en filigranes, c’est ce que montre le FT bien mieux que ce commentateur. C’est le piment de la chose, puisque le FT est le pilier du système.
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