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8 juillet 2007 — Lors d’une réunion électorale à Portland, dans l’Oregon, le député démocrate Dennis Kucinich répondit à une question posée par des représentants du “mouvement de jeunesse” de l’équipe LaRouche (le LaRouche Youth Movement, ou LRM), sur l’affaire BAE. (On a vu que LaRouche s’est fortement impliqué, à coups d’hypothèses audacieuses, dans l’affaire BAE-Yamamah.)
Un petit texte publié le 2 juillet sur le site LaRouche rapporte les circonstances de la rencontre :
«At a July 1st campaign event in Benson High School in downtown Portland, Oregon, Rep. Dennis Kucinich (D-OH), in response to a question from a member of the LaRouche Youth Movement, agreed that “yes, we need to investigate BAE more fully, and, yes, we need to look at Cheney's involvement in it.” Kucinich is the second member of Congress, after Sen. John Kerry, to publicly call for an investigation of the BAE scandal.»
Dennis Kucinich est certes un parlementaire “‘extrémiste”, l’équivalent pour le parti démocrate de Ron Paul pour le parti républicain. (Il est difficile de parler de “gauche” et de “droite”, même si Kucinich est à la gauche du parti démocrate. Il s’agit d’abord de parlementaires plutôt dissidents et anti-systèmes. Aux USA, les dénominations de “gauche” et de “droite” si chères à nos élites dont les références vont au XIXème siècle n’ont plus guère de sens. Le classement se fait selon la position qu’on a par rapport au système.) Comme Ron Paul, Kucinich est candidat à la désignation démocrate aux présidentielles. Quelle que soit sa marginalité dans l’establishment, Kucinich occupe pourtant une position d’une certaine influence, par les postes qu’il occupe dans des commissions parlementaires, dans l’appareil démocrate à la Chambre.
Ce qui est remarquable dans ces conditions, c’est que ce parlementaire réponde affirmativement à une sollicitation qui lui est présentée d’envisager la possibilité d’examiner d’éventuels liens entre Cheney et l’affaire BAE. (L’implication BAE-Cheney est un des grands thèmes du mouvement Larouche dans le cadre de l’affaire BAE.)
Un autre aspect récent est le commentaire de Patti Waldmeir dans le Financial Times du 5 juillet (voir notre commentaire du commentaire). Il s’agit d’un pas de plus dans l’évolution britannique qui envisage avec de plus en plus d’hostilité l’entrée en jeu des USA dans le scandale BAE. (Voir aussi l’article de Coughlin, du Daily Telegraph, que nous présentions le 29 juin.)
D’une façon générale, les Britanniques considèrent avec horreur l’élargissement de l’enquête BAE vers les USA, comme une menace aussi bien contre le groupe britannique que contre les relations anglo-américaines, — que contre les relations anglo-saoudiennes. Effectivement, les acteurs ne sont pas deux mais trois. L’Arabie Saoudite a sa place et son rôle à jouer dans cette affaire, et l’un et l’autre sont considérables.
C’est ce dernier point qui nous intéresse, — la position de l’Arabie Saoudite en fonction de l’affaire BAE et des développements possibles. Si les relations entre l’Arabie et le Royaume-Uni sont importantes, et si elles sont effectivement affectées par l’affaire BAE, il y a aussi des relations entre les USA et l’Arabie Saoudite, — et peut-être ces dernières sont-elles, elles aussi, effectivement affectées par l’affaire BAE.
La question que nous nous posons est de savoir où cette affaire BAE peut conduire, en fonction de la nouvelle orientation (US) qu’elle a prise et en fonction des relations entre les USA et l’Arabie Saoudite. Il se trouve, à notre sens, qu’il s’agit de la potentialité la plus explosive de cette affaire.
On a déjà esquissé l’idée que BAE se trouve engagé dans une évolution très inattendue alors que le groupe se jugeait assuré d’une réelle impunité aux USA. Nous écrivons dans la rubrique Journal de notre Volume 22 n°20 de notre Lettre d’Analyse dedefensa & eurostratégie du 10 juillet 2007 :
«Il semble que, paradoxalement, BAE globalisé n’ait pas raisonné en termes de globalisation... Son idée était que ses activités “yamamesques” restaient en-dehors de ses activités US, liées à son histoire anglo-saoudienne. Mais la globalisation, par substance, connecte tout aujourd’hui. Et l’affaire Yamamah devient une affaire américaniste. Curieux retour des choses: en s’américanisant pour se globaliser, BAE a compromis son grand projet transatlantique de pont entre Europe et USA. Peut-être cela préfigure-t-il le possible refroidissement des rapports politiques USA-UK avec le remplacement de Tony Blair par Gordon Brown, tenu en haute suspicion à Washington.»
L’important est donc la connexion établie entre les USA et l’ensemble BAE-Yamamah. Les Américains sont en train de découvrir, ou ne vont pas tarder à le découvrir, que BAE est non seulement britannique (encore un peu), américain (de plus en plus), mais aussi… saoudien.
Les liens entre BAE et l’Arabie Saoudite sont d’une telle complexité, d’une telle amplitude, d'une telle diversité des domaines touchés (le pétrole, notamment), qu’on peut parler d’une quasi-institutionnalisation et d’une complète universalité entre ces deux partenaires. L’essentiel des activités importantes de l’Arabie Saoudite du point de vue des commandes d’armement (y compris non britanniques), de l’entraînement et de la gestion des forces aériennes saoudiennes, passe par BAE. Les transferts de sommes entre ces deux partenaires sont prodigieux, et les appréciations officieuses souvent faites dans les années 1990 selon lesquelles BAE prospérait essentiellement grâce aux contrats Yamamah apparaissent complètement fondées dans la mesure où ces contrats finissent par couvrir ou toucher d’une façon ou l’autre l’ensemble des activités notamment occultes de BAE. Si la vision générale est que BAE possède en Arabie une influence extraordinaire, la remarque inverse peut être faite avec encore plus de raisons.
Il s’agit en effet de simplement inverser le point de vue, ce qui est assez justifié par diverses activités (notamment les récentes exigences saoudiennes auprès de Gordon Brown), pour conclure. Au lieu d’être un groupe britannique (ou anglo-américain, ou “globalisé”) “tenant” l’Arabie comme marché captif dans nombre d’activités officielles et occultes, BAE ne peut-il être considéré comme un groupe qui est de facto un instrument au service des Saoudiens et contrôlant par ailleurs (mais est-ce tellement “par ailleurs”?) le monde anglo-saxon, particulièrement l’establishment britannique, mais aussi de plus en plus une partie du marché de la défense US? Cette façon de voir pourrait bien devenir celle de certains parlementaires US, d’autant plus aisément qu’il existe des signes importants selon lesquels BAE a permis à plus d’une reprise, par ses connexions britanniques, à l’Arabie Saoudite de faire affaire avec des firmes US sans passer par le contrôle du Congrès.
C’est bien ce cas où, comme on en a fait l’hypothèse, l’affaire BAE change complètement d’orientation. Elle devient une question de politique intérieure US et de politique de sécurité nationale, bien entendu en raison de l’énorme implication de BAE sur le marché US. Certains parlementaires pourraient être conduits à considérer que BAE est une société de facto saoudienne (contrôlée par manipulation par les Saoudiens), qu’elle est en même temps le 7ème fournisseur du Pentagone et qu’elle possède un nombre imposant de sociétés très avancées de l’armement US. L’affaire entre alors dans la catégorie de celle de la société DPW (Dubaï Port World) qui voulait racheter la gestion de l’infrastructure de certains ports US. L’affaire DPW avait déchaîné il y a un peu plus d’un an de très fortes réactions au Congrès, au nom de la protection de la sécurité nationale. On observe, selon l’appréciation que nous proposons, combien l’affaire BAE peut dupliquer l’affaire DPW dans l’esprit de la chose, en infiniment plus grave pour ce qui concerne les domaines abordés.
Trois facteurs politiques “objectifs” jouent un rôle important pour éventuellement contribuer à aggraver la perspective :
• L’atmosphère clairement néo-protectionniste du Congrès à majorité démocrate, cette fois renforcée par la dimension de sécurité nationale de l’affaire BAE.
• La possibilité, par le biais d’une telle affaire, d’affaiblir encore l’administration ; avec l’implication éventuelle de Cheney d’une part ; avec l’accusation générale qu’au travers de ses liens avec Blair, Bush a facilité l’expansion d’un groupe qui agit comme factotum des Saoudiens d'autre part.
• L’intérêt éventuel du lobby pro-israélien qui considérerait dans son intérêt dans ce cas de freiner une société manipulée par les Saoudiens. L’influence du lobby au Congrès jouerait son rôle, accentuée par l’extrême impopularité de l’Arabie dans ce même Congrès. (L’aide symbolique des USA à l’Arabie vient encore d’être supprimée par le Congrès, dans un geste également symbolique de défiance à l’encontre de l’Arabie.)
Sans doute, l’affaire BAE est absolument explosive lorsqu’on envisage toutes ses implications. Elle est très loin au-delà d’une simple affaire de corruption dans un domaine où la corruption est une activité banale. La banalisation de l’affaire BAE par des remarques émollientes du type “la corruption est générale dans le domaine de l’armement” (remarque plus exagérée qu’on ne croit) ne tient plus. Il s’agit d’une affaire qui embrasse les structures mêmes du fonctionnement du monde anglo-saxon dans ses connexions avec l’Arabie Saoudite, et avec les questions pétrolières dont ce pays est le principal manipulateur. Il s’agit du cœur de la puissance anglo-saxonne et il s’agit d’un pays à qui sa puissance pétrolière donne une place de choix dans l’équation de cette puissance. L’affaire BAE met à jour des contradictions fondamentales à l’intérieur de cette équation. C’est là où se trouve son caractère explosif.
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