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704L’historien et chroniqueur William Pfaff s’attache à une analyse de l’évolution économique, financière et sociale de son pays, les USA (et du “modèle anglo-saxon” puisqu’il cite le Royaume-Uni). Dans cette évolution qui vient de loin, avec l'accélération depuis la fin de la Guerre froide jusqu’à la situation présente, de globalisation, de délocalisation et de contraction des possibilités d’emplois dans ces pays (voir notre texte du 8 janvier 2011), il ne voit fondamentalement qu’une seule explication : le suicide… D’où le titre de son article du 5 janvier 2011 : «Are We Committing Economic Suicide?»
«Is it a case of murder, or has the western economy deliberately, if unwittingly, attempted suicide, and nearly succeeded? John Maynard Keynes was not just talking about defunct economists when he wrote that the world is commonly ruled by dead ideas, its leaders the slaves of the past. He said, “Indeed the world is ruled by little else.” If he were alive today he could add management consultants and business gurus to economists as among those responsible for the economic crisis of the present day.
»As 2011 begins, people still talk about the crisis of the western economy as though we have been the victims of a blight from nowhere, like Haitians in a hurricane, or blackbirds in Arkansas. No individual is held guilty for anything. Certainly not the leaders of finance or business who insisted that markets know best, or the political leaders who empowered them.
»Thus my suicide argument…»
William Pfaff est un chroniqueur et un historien américain (plutôt qu’américaniste, dirions-nous) vivant à Paris depuis les années 1970. Se décrivant lui-même comme un “gaulliste américain”, il a toujours été partisan d’un rôle fort de l’Etat, et d’un rôle de régulateur par conséquent. Manifestement, Pfaff est rooseveltien (FDR) dans la conjoncture économique US, et dans la mesure où le modèle rooseveltien équilibrait assez justement les préoccupations économiques et sociales. Disons qu’à l’intérieur du Système, – et en mettant à part les critiques fondamentales qu’on peut et doit émettre contre lui et qui règlent par ailleurs le débat, – il serait plutôt partisan des conceptions sociales d’un Henry Ford (à ne pas confondre avec le “fordisme” qui définit un système de production spécifique), estimant qu’il fallait offrir des salaires décents au monde du travail pour en faire une classe de consommateurs. (Ford est surtout connu pour la polémique idéologique autour de son antisémitisme, mais c’est sans aucun doute l’industriel qui est l’aspect le plus intéressant du personnage, pour son rôle d’inspirateur joué dans l’évolution économique du capitalisme US.) Ces conceptions d’Henry Ford impliquaient également la nécessité de conserver sur le territoire national des moyens de production de biens manufacturés. Selon ces divers arguments, Henry Ford était un adversaire déclaré de Wall Street, dont il estimait que l’action tendait à miner l’industrie nationale au profit de la finance qu’il jugeait détachée des intérêts nationaux… Le débat qu’on croirait actuel, autour de la globalisation et de la délocalisation, remonte loin aux USA, exactement aux années 1910 et 1920 dans ce pays, – et il opposa au départ, toujours au cœur de cette puissance qui organise le capitalisme international à partir de l’“idéal de puissance”, les industriels aux financiers, reclassés politiquement entre isolationnistes (les industriels) et internationalistes (les financiers). La victoire de 1945 et l’hégémonie économique et commerciale US sur un monde dévasté rendit ce débat caduc pendant une période de deux à trois décennies, les industriels trouvant leurs avantages dans l’internationalisme hégémonique US ; il reprit peu à peu à partir des années 1970 et 1980, mais la globalisation hégémonique US avait entretemps créé des situations nouvelles, qui s’avérèrent de plus en plus irréversibles et qui se retournent aujourd’hui contre les USA en pleine crise.
Si l’on adopte une attitude objective, – encore une fois en mettant de côté les critiques fondamentales contre le Système qui condamnent le Système quelque voie qu’il choisisse, – on peut alors suivre le raisonnement de Pfaff. La voie choisie, qui est celle de Wall Street, de la délocalisation, du chômage structurel, etc., est évidemment une voie suicidaire. Elle trahit la stupidité et l’aveuglement extraordinaire, par manque de vision intuitive et à terme, qui a envahi le personnel qui sert le Système, puisque cette voie nourrit nécessairement l’instabilité et la déstructuration du Système, et la structure même des USA par conséquent. Il n’est même pas question de “paix sociale”, de démagogie, de “coup d’Etat”, etc., dans un pays où l’Etat régalien n’existe pas et n’a jamais existé, où les intérêts particuliers des puissances économiques ont toujours dominé le pouvoir politique, où le pouvoir a toujours été du même côté et où la mission du personnel dirigeant a toujours été de gérer au mieux la situation à l’avantage des oligarchies qui tenaient évidemment ce pouvoir ; il est simplement question d’une tension qui ne peut être supportée longtemps simplement parce qu’elle conduit inéluctablement à un point de rupture.
Certes, on peut épiloguer sur la pauvreté intellectuelle grandissante des serviteurs du Système, avec l’éclatement du pouvoir qui va avec et la perte de solidarité des directions oligarchiques qui s’ensuit, qui leur font choisir les pires solutions et des positions antagonistes allant contre l'intérêt général du Système. L’évolution est également perceptible au niveau de la diplomatie et des chefs militaires, où le niveau intellectuel, l’éthique professionnelle par rapport au Système, sont en baisse catastrophique. Notre sentiment est différent, il concerne plutôt une évolution collective qui porte moins sur les capacités intellectuelles que sur les orientations intellectuelles (voir notamment notre analyse du virtualisme), qui aurait orienté les élites dirigeantes vers des comportements dont la finalité est justement décrite comme ”suicidaire“. Dans ce cas, il s’agit de l’influence du Système-en-soi, c’est-à-dire d’une entité qui est devenue significative et influente, au point d’agir sur les plus grands esprits, ou sur les esprits considérés comme les plus grands selon les conceptions de l’idéologie régnante, pour les conduire vers des conceptions qui s’éloignent de la réalité (virtualisme) et font tremper la raison déjà pervertie dans l’ivresse de la puissance, jusqu’à des conceptions extrêmes justifiant effectivement des orientations qui s’avéreraient suicidaires dans la réalité. (L'exemple fameux d'Alan Greenspan estimant le 10 juin 1998 qu’on pouvait effectivement concevoir, comme le faisaient certains financiers, que l’économie US était “sortie de l’histoire”, – «beyond history», – et donc pouvait s’affranchir des règles et pesanteurs historiques pour cette sorte d’activité.)
Pfaff est un historien de formation classique, de tendance réaliste et plutôt libérale (au sens américain et politique du terme), à l’esprit particulièrement ouvert et dégagé des contraintes du système. Il n’est pas naturellement poussé vers des thèses inhabituelles même si sa critique de la politique extérieure US est très virulente et son appréciation sur le niveau du personnel politique washingtonien extrêmement sévère. Bien qu'il ne le soit pas d'une façon raisonnée, on peut alors en faire un adepte involontaire, par la force du constat, de thèses telle que le virtualisme et l’on peut alors considérer que son analyse constitue une sorte de constat objectif très significatif de l’existence de la tendance suicidaire du Système. Ainsi, d’une façon involontaire, il alimente intellectuellement la thèse selon laquelle le Système, dans sa constitution actuelle de quasi autonomie d'action, dans sa situation du sommet le plus concevable de sa puissance, découvre bien aux observateurs qui suivent son évolution qu’il a en lui un germe d’autodestruction suicidaire qui ne cesse de prendre le dessus et d'orienter son activité d'une façon de plus en plus impératrive.
Mis en ligne le 10 janvier 2011 à 06H12