La contraction du Temps

Journal dde.crisis de Philippe Grasset

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La contraction du Temps

02 novembre 2017 – Cette réflexion a pour point de départ un incident bien anodin. Il s’agit de ce texte du 30 octobre 2017 sur Erdogan-l’irritant et ses missiles S-400 où était mentionné la tentative de putsch, située en 2015 et non 2016. (« Il s’agit de généraux plus ou moins poursuivis par les autorités turques après la tentative de coup d’État de l’été [2015] 2016, et qui préfèrent rester dans les pays où ils travaillent, notamment en Belgique. »)

Un lecteur remarqua l’erreur et nous en fit part le plus aimablement du monde. Nous rectifiâmes et j’expliquai ceci :

« Qu'on nous pardonne, et merci d'avance.

» Tant il est vrai que les événements sont si nombreux, et les crises tout autant par conséquent, et l'Histoire qui ne cesse d'accélérer, que le temps nous paraît plus long qu'il n'est. (Je veux dire que ce 2015 n'était pas un lapsus, mais bien une conviction fausse et faussement assurée que deux années s'étaient écoulées depuis le putsch raté...) »

J’ai pensé et repensé depuis à cet incident, et j’ai fait ce constat de la continuité exigeante d’une “mémoire longue” pour cet événement du putsch que j’avais suivi avec une réelle attention ; par “mémoire longue”, qui pourrait être aussi dénommée “mémoire plus longue”, je veux dire que ma psychologie et ma perception du monde réclament au moins un délai de deux ans pour replacer le souvenir dans mon propre témoignage de mon passé professionnel. Ce processus est aujourd’hui toujours insistant, malgré ma raison, la vérification de la chose, le nombre important d’articles du site (une petite douzaine) où le putsch tenait une place non négligeable, etc., qui replacent l’événement dans sa vérité chronologique.

Je veux dire par là que, tel que je suis et sachant ce que je sais, et écrivant ces lignes, je continue encore à “penser” inconsciemment l’événement du putsch en 2015 et non en 2016. Tout se passe comme si j’avais l’assurance en moi-même que, refaisant un article sur le même sujet ou sur un autre sujet qu’importe mais qui fait allusion au putsch, et cela évidemment travaillant sans m’alerter sur ce petit incident mais ayant tout de même subi ce rafraîchissement de la mémoire, je replacerais cet événement encore en 2015. Explorant cette réticence qui est, j’insiste sur ce point, purement inconsciente, ou disons involontaire et non directive, – c’est pourquoi je parle de “ma psychologie et ma perception du monde”, – j’en viens à conclure que cette perception refuse d’empiler le nombre d’événements extraordinaires qui se sont déroulés depuis le putsch en une seule année, un si court laps de temps…

Qu’on imagine d’ailleurs, depuis le putsch, donc depuis juillet 2016 : d'abord, certes, les manoeuvres diverses d'Erdogan depuis le putsch, qui l'a rapproché peut-être décisivement des Russes qui l'auraient beaucoup aidé durant cette crise ; la campagne USA-2016, le Russiagate, l’élection de Trump, les “coups d’État” successifs du DeepState contre Trump, avec les démissions en série (Flynn, Bannon, etc.) et les divers “zigzags”, trahisons et contre-trahisons de Trump ; la folie des présidentielles françaises jusqu’à cette élection étrange et cet improbable président élevé en Bonaparte postmoderne ; les crises et menaces d’attaques nucléaires de la Corée du Nord et contre la Corée du Nord ; les constantes tensions à la frontière de la Russie avec les pressions de l’OTAN, manœuvres et contre-manœuvres, menaçantes et excédées ; les événements de Syrie, de la prise d’Alep au franchissement de l’Euphrate qui confirme le triomphe de l’intervention russe ; la détente avec l’Iran brusquement menacée d’être interrompue par une menace de nouvelles et graves tensions avec les USA, les invectives à ce propos comme à d’autres expédiées entre Européens de l’UE et “D.C.-la-folle” depuis l’arrivée de Trump ; les tensions centrifuges de décentralisation et de déstructuration, avec l’exercice pratique de la Catalogne ; les extraordinaires campagnes de déstructuration culturelle et mémorielle avec l’activisme des LGTBQ et de Soros, et diverses campagnes symboliques comme l’attaque contre les monuments et symboles du passé ; le scandale Weinstein et le déferlement de dénonciations qui secouent Hollywood et tout le monde de l’entertainment des USA jusqu’alors occupé à attaquer constamment la présidence Trump tout en cultivant comme normalité le culte de la dépravation éventuellement satanique et autre ; et encore, et encore, toujours plus et toujours d'autres, que sais-je encore, et je m’essouffle, et je trébuche, et le Temps court toujours plus vite

(Et encore est-ce sans prendre en compte ce constat tout aussi extraordinaire du poids psychologique, ce que Maistre nommait « le poids du rien », d’une non moins extraordinaire solitude qui vous est donnée, si vous avez la grâce étrange de distinguer ces grands mouvements pour ce qu’ils sont ; cette solitude, parce qu’au moins 95% des gens, citoyens et habitants terrestres, sapiens divers et en cela les élites dirigeantes, – ô combien, les pires de tous, – n’ont aucune conscience claire et structurée d’au moins 95% des événements que je décris.)

Ce qui se passe est que cet empilement formidable d’événements précipités dans un “tourbillon crisique”, sans qu’aucun ne prenne le pas sur l’autre et impose au monde une marche nouvelle, une catastrophe mobilisatrice, tout cela ne parvient pas “à tenir” dans un espace de temps si réduit d’une seule année telle que la psychologie est habituée à percevoir. Comprend-on ce sentiment que je veux exprimer, comme un étouffement événementiel dans le laps de temps trop court qui lui est imparti… A moins, à moins, c’est la seule issue, – à moins que le temps ne compte double ou triple !

Ainsi expérimentai-je très précisément et dans le détail, dans le feu sans éclat particulier d’une expérience frustre et sans enjeu, ce que je désigne, d’une façon théorique depuis plusieurs années, comme une sorte de “contraction du Temps” résultant de l’accélération extraordinaire de l’Histoire, – les deux étant liés, certes.

Ces jours-ci encore, j’éprouve un sentiment similaire dans le sens où je ressens une trop grande vitesse et un trop gros volume d’empilement des événements pour pouvoir seulement tenter de les embrasser tous (je parle du point de vue du chroniqueur). Je fais surtout et à nouveau allusion à la formidable Amérique, première et exceptionnelle en tout, et qui l’est encore plus dans le domaine de la crise terminale et suicidaire du type “D.C.-la-folle” ; entre ses faux-vrais attentats, ses scandales qui pulvérisent Hollywood, les attaques contre Trump et les fureurs trumpistes, les promesses des Antifa de Soros de faire du 4 novembre une journée de Grande Révolution et de chute de la présidence, et cela dans un page de publicité dans le New York Times comme si l’on pouvait désormais annoncer un coup d’État par l’annonce publicitaire dans la plus chic des feuilles de choux “de référence”... J’éprouve par périodes de plus en plus rapprochées, surtout depuis 2014-2015, ce sentiment de l’essoufflement, comme si le poids du Temps contracté pesait deux fois, dix fois, cent fois plus sur ma psychologie, et sur la psychologie en général parce que tout le monde subit cet assaut du Temps contracté...

(C’est un élément capital pour la suite, car il implique une accélération exponentielle de l’épuisement des psychologies ; ce par quoi, à mon sens, la crise se manifeste pour nous d’une façon fondamentale.)

Dans le texte déjà référencé plus haut, c’était donc le point de vue théorique qui était abordé, de cette dynamique faite des deux phénomènes complémentaires de l’accélération de l’Histoire et de la contraction du Temps. La contraction du Temps résulte des nécessités dispensées par l’accélération de l’Histoire imposant au Temps d’opérationnaliser beaucoup plus d’événements qu’il ne ferait dirais-je “en temps normal” ; ce faisant, le Temps acquiert une “qualité” de substance plus haute, presque une essence spécifique dans sa nouvelle substance. Le cas est naturellement bien celui de l’accélération de l’Histoire correspondant à une “fin de cycle”, période catastrophique en elle-même mais vertueuse pour ce qu’on attend de ses suites… René Guénon était cité dans ce texte de 2011, avec un extrait de son livre Le règne de la quantité (Gallimard 1945, “renouvelé” en édition de 1972) :

« Comme nous l’avons dit précédemment, le temps use en quelque sorte l’espace, par un effet de la puissance de contraction qu’il représente et qui tend à réduire de plus en plus l’expansion spatiale à laquelle elle s’oppose ; mais, dans cette action contre le principe antagoniste, le temps lui-même se déroule avec une vitesse toujours croissante car, loin d’être homogène comme le supposent ceux qui ne l’envisagent qu’au seul point de vue quantitatif, il est au contraire ‘qualifié’ d’une façon différente à chaque instant par les conditions cycliques de la manifestation à laquelle il appartient. »

Je crois que la modification essentielle qui impose un Temps décisivement contracté, qui nous fait passer de la théorie de 2011 à la pratique d’aujourd’hui, est ce que j’appelle le “tourbillon crisique” qui apparaît en 2014-2015. Dans un tel phénomène, aucune crise ne parvient à prendre le dessus sur les autres, et toutes les crises évoluent de plus en plus en posture de paroxysme, en même temps, additionnant leurs effets et provoquant autant d’accumulation d’événements. Alors se fait la contraction du Temps… L’idée était abordée en théorie de cette façon dans le même texte, et d’une façon qui reste de mon point de vue complètement pertinente :

« La question (L’Histoire accélère-t-elle ?) mérite d’être appréhendée d’une manière plus précise, d’une manière plus objective. L’Histoire accélère-t-elle, ou, dit autrement, y a-t-il des périodes historiques qui, par leur importance et leur intensité, font se contracter le Temps ? Nous ne prétendons en aucune façon aborder cette question du point de vue de la physique, mais sans aucun doute du point de vue métahistorique et métaphysique, et selon une méthode qui s’affranchit du diktat rationnel érigé par le Système pour contraindre la pensée dans ses propres normes oppressives. Dans les conditions exceptionnelles et même uniques par rapport à la connaissance courante de notre histoire qui sont celles de ces temps exceptionnels, qui autorisent et même recommandent l’audace de la pensée, cette hypothèse nous paraît particulièrement bienvenue.  […]

» …Ce phénomène d’“accélération de l’Histoire”, qui se conjugue et se traduit par une accélération du temps historique qui est nécessairement une contraction, nous semble particulièrement s’affirmer dans les circonstances présentes. Il nous semble en effet que cette contraction du temps traduit la puissance et l’entraînement irrésistible d’événements métahistoriques eux-mêmes d’une très grande puissance. Il s’agit typiquement d’une période “maistrienne” où le rythme et la puissance des événements surmontent aisément la capacité des hommes placés à la direction des sociétés et des organismes constitués à les comprendre, à les suivre, sans même parler, bien entendu, de les contrôler. De ce point de vue, il s’agit d’une période “révolutionnaire”, mais cela compris en évitant absolument et impérativement de s’attacher au sens idéologique et politique du mot, tel que l’implique spécifiquement le langage de la modernité avec son sens progressiste. On pourrait même avancer qu’il faudrait également et surtout prendre le mot selon son sens initial (celui que rappelait Hanna Arendt), qui est celui d’un “révolution” d’un astre autour d’un point dans l’espace, et le caractère “révolutionnaire” serait alors complètement séparé de son sens idéologique en signalant un bouleversement cosmique, cyclique, éventuellement avec un retour sur l'essence de l’origine de lui-même (qu'on pourrait nommer Tradition), enrichi de l’expérience et de l’enseignement de la période... […]

» …En effet, l’aspect le plus caractéristique du phénomène est sans aucun doute la perte complète de contrôle des événements par les sapiens privilégiés, spécifiquement les groupes qu’on nomme “élites” et qui devraient normalement assurer la direction des affaires. La perte de contrôle ne découle ni d’une perte de puissance de leurs moyens, ni d’un affaiblissement de force de leur position, mais d’une extraordinaire incompréhension de la situation face à l’irruption de ces forces métahistoriques d’une extraordinaire puissance. »