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24 janvier 2006 — “Plus ça change, plus c’est la même chose”, ce fameux proverbe français ironiquement affectionné par nombre de critiques et réformistes militaires US, et cité toujours en français dans leurs textes (américains), a plus que jamais sa place et son actualité. On y songe aussitôt avec le formidable article du spécialiste des affaires militaires du Washington Post, Thomas E. Ricks, le 21 janvier 2006. La capacité à oublier instantanément tout enseignement, à réinventer le fil à couper le beurre et à enfoncer des portes ouvertes des penseurs et doctrinaires militaires américanistes des milieux conformistes officiels est stupéfiante. Il s’agit d’une attitude bureaucratique typique grossie jusqu’à la monstruosité par l’énormité du contexte (énormité du budget, des ambitions, des certitudes américanistes, de l’isolement par rapport au reste du monde, par rapport à l’expérience, etc).
D’abord, il faut savoir ceci, nous apprend Ricks, — et l’on espère qu’on lira la chose dans les salles de redaction, cénacles, instituts, cabinets ministériels européens où la puissance, l’efficacité, la modernité et la capacité d’adaptation des forces armées américanistes sont régulièrement célébrées : « The air of hubris that some Army officers displayed just a few years ago, after victories in Panama, Bosnia, Haiti, Kosovo and Afghanistan (and an outcome in Somalia that they blamed on their civilian overseers in the Clinton administration) has dissipated, replaced by a sense that they have a lot to learn about how to operate effectively in Iraq, and about the cultures and languages there and in other likely hot spots. »
...Et ceci encore, qui nous précise que l’état d’esprit au sein de l’U.S. Army aujourd’hui reste assez proche de celui qu’on trouvait dans les divisions Patton en Europe, en 1944: « Officers here said they see a strong cultural shift at work for the Army, whose self-image still sometimes seems based on charging across Europe toward Berlin in 1944 and blasting Saddam Hussein's tanks in the Arabian Desert 47 years later. »
Voici donc la révolution en cours, cela après trois ans de punching ball, voitures-suicide, brute force et le reste en Irak : « A fundamental change overtaking the Army is on display in classrooms across this base [U.S. Army, Fort Leavenworth, Kansas], above the Missouri River. After decades of being told that their job was to close in on and destroy the enemy, officers are being taught that sometimes the best thing might be not to attack but to co-opt the enemy, perhaps by employing him, or encouraging him to desert, or by drawing him into local or national politics.
» It is a new focus devoted to one overarching topic: counterinsurgency, putting down an armed and political campaign against a government, the U.S. military's imperative in Iraq. »
Suivent de nombreuses et diverses considérations qui se résument à ceci: la “guerre” qui est en cours en Irak n’est pas une guerre classique. Faire du Patton-1944 ne semble pas être la bonne méthode. Il faudrait chercher autre chose. Il faudrait se référer à certains autres, des non-Américains (quelle audace), qui semblent en connaître un bout. On cite Counterinsurgency Warfare: Theory and Practice (traduction US) de David Galula, officier français qui avait fait l’Algérie. On demande leur collaboration aux Britanniques, dont on découvre qu’ils ont une expérience centenaire et au-delà de cette sorte de combat douteux. (« Unusually, the Army and the Marines are collaborating on the new manual and also asking for input from the British army, which has had centuries of experience in places such as Afghanistan and Iraq. »)
Bien entendu, tout cela n’est pas vraiment nouveau. Galuda? Le nom est universellement répandu dans les milieux réformistes US, ceux que le Pentagone n’écoute guère. Par exemple, sur le site Defense & National Interest, dans un article de Elaine S. Grossman du 2 décembre 2004 : « ‘Counterinsurgency Warfare: Theory and Practice’ by David Galula. — “May I suggest that you run — not walk — to the Pentagon library and get in line” for this book, says one retired CIA officer with counterinsurgency experience in Vietnam, who asked not to be named. Finding a copy of the out-of-print 1964 book “is almost impossible,” but Galula’s writing should be regarded as “a primer for how to win in Iraq,” says this source. »
Ou bien, en remontant encore le temps, faut-il rappeler le grand cas (en août 2003) qu’on fit au Pentagone du film “la bataille d’Alger”, qui devait donner, dans sa description de l’action des forces françaises, un bon aperçu de la lutte contre la guérilla urbaine? On peut également se reporter à une étude dans Parameters (printemps 2004), de Robert R. Tomes, sous le titre : « Relearning Counterinsurgency Warfare ». On y apprend que l’U.S. Army a d’ores et déjà commencé à se restructurer, que les références de l’école française sont déjà là (Tomes cite Roger Trinquier, colonel commandant un régiment de la 10ème division de parachutistes de Massu en Algérie en 1956-58 et auteur théorique sur la contre-guérilla ; autre favori des Américains avec Galula), — et ainsi de suite :
« Pitting a traditional combined armed force trained and equipped to defeat similar military organizations against insurgents “reminds one of a pile driver attempting to crush a fly, indefatigably persisting in repeating its efforts.” In Indochina, for example, the French “tried to drive the Vietminh into a classic pitched battle, the only kind [they] knew how to fight, in hope that superiority in material would allow an easy victory.” The only way to avoid similar pitfalls, according to Trinquier, is to fight the “specially adapted organization” that is common to almost all subversive, violent movements seeking to overthrow the status quo. In October 2003 it appeared the United States was creating its own special organization to combat Iraqi insurgents: Task Force 121, a new joint strike unit reportedly composed of American Special Forces units and Army Rangers.
» Presumably steeped in counterinsurgency warfare, Task Force 121 and other units operating against Iraqi resistance have learned the lessons of past modern wars. They will not simply sweep towns. This won't defeat an organized insurgency. Instead, the enemy's organization must be targeted to defeat the clandestine organization attempting to impose its will on the Iraqi people. Four elements typically encompass an insurgency: cell-networks that maintain secrecy; terror used to foster insecurity among the population and drive them to the movement for protection; multifaceted attempts to cultivate support in the general population, often by undermining the new regime; and attacks against the government. Only by identifying and destroying the infrastructure of the subversive organization can the fledgling government persevere. Stated another way, just as the traditional war is not fought with the individual soldier or platoon in mind but rather the state's capacity and will to continue hostilities, modern war seeks to destroy the organization as a whole and not simply its violent arm or peripheral organs. »
La question coule de source: pourquoi ne fait-on pas venir la Task Force 121 à Fort Leavenworth pour enseigner la contre-guérilla? Elle expliquera aux jeunes têtes blondes de l’U.S. Army comment, depuis l’automne 2003, elle fait un travail si efficace en Irak, dont on voit le résultat chaque jour… Bref, bref… Les militaires US sont-ils capables, non pas de se réformer, mais d’accepter l’idée qu’une réforme implique quelque chose de différent de ce qu’ils font? On a l’impression que chaque réforme se termine par un engloutissement de l’objet de la réforme dans le moule de l’ American Way of War. (En remontant le temps, on peut rappeler qu’en 1961-62, avec l’adoption de la stratégie de la riposte graduée par l’administration Kennedy, l’U.S. Army avait ouvert une école de contre-guérilla à Eglin, en Floride. Le résultat : le Viet-nâm.)
Le destin de cette nouvelle réforme décrite par Ricks est bien entendu réglé d’avance. Le degré de bureaucratisation atteint par les forces armées US les rend incapables d’accepter un enseignement du réel qui ne corresponde pas aux intérêts et aux conceptions internes de la bureaucratie. La psychologie américaniste, fortement influencée, peut-être même formée par cet esprit bureaucratique, et renvoyant également à des constantes historiques des USA, joue également un rôle important dans cette impuissance. Les remarques récentes du général britannique Nigel Aylwin-Foster, qui ont fait beaucoup de vagues, sont là pour nous renforcer dans cette analyse.
(Nous mettons en ligne en même temps que cet article un extrait de la rubrique Journal de notre Lettre d’Analyse de defensa qui rapporte et commente cette intervention, un article dans Military Review de Nigel Aylwin-Foster.)
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