La Cour et la crise du pouvoir éclaté

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La Cour et la crise du pouvoir éclaté

2 juillet 2006 — Le vote (le 29 juin) de la Cour Suprême des Etats-Unis contre le système de jugement arbitrairement mis en place par l’administration GW à Guantanamo (des commissions militaires jugeant des inculpés à qui on ne donne pas leurs droits constitutionnels) a été salué par certains commentateurs comme un acte fondamental, qui stoppe la dérive anticonstitutionnelle suivie par l’administration GW. Martin Sieff, de UPI, écrit ainsi (le 30 juin) : « The U.S. Supreme Court ruling blocking the use of military tribunals to try terror suspects sends a clear message around the world: The United States is still a republic, not an empire. »

Notre appréciation est que ce jugement n’est pas faux dans la forme mais qu’il n’implique aucun motif automatique de réjouissance sur le fond. L’appréciation implicite de Sieff est que le système de la République porte en soi, d’une façon consubstantielle, des vertus qui, par essence et par définition, prendront toujours le dessus. Pour notre compte, nous jugeons qu’il s’agit d’une opinion et nullement d’une vérité, et que cette opinion est largement contestée par les faits historiques autant que par la situation actuelle de la Grande République (l’Amérique).

C’est à cette lumière, nous semble-t-il, qu’il faut regarder le jugement de la Cour Suprême. Ce jugement confirme l’idée que l’Amérique « is still a republic, not an empire ». Il ne la sauvegarde en rien de quoi que ce soit et l’état actuel de la République n’est certainement pas un motif de satisfaction ni d’espérance. Nous avons toujours considéré que les structures mêmes de l’Amérique, notamment son absence de centralité régalienne et la nécessité de maintenir une liberté formelle pour le fonctionnement de l’économie, mettaient ce pays hors de la possibilité de l’évolution vers un modèle impérial ou vers une sorte ou l’autre de fascisme. Le pouvoir américaniste est structurellement éclaté, avec la part la plus faible faite à l’exécutif malgré les apparences conjoncturelles. (On trouve un exemple courant de cette situation dans l’incapacité du pouvoir exécutif de faire exécuter par sa bureaucratie les décisions de transfert de technologies qui satisferaient le Royaume-Uni dans ce cas d’une grande importance politique de l’avion de combat JSF.)

En Amérique règne sans aucun doute le Droit. Cela ne signifie pas que la justice ou/et la vertu y règnent mais sans aucun doute la technique du contrat et du compromis qui est la définition du fonctionnement du pouvoir américaniste, et la définition du droit anglo-saxon par conséquent. La formule de “l’État de Droit” est une interprétation pompeuse et fausse, dont se gargarisent notamment les historiens et chroniqueurs assermentés français, pour qualifier un état de compromis à passer selon des règles admises par toutes les forces d’influence participant au pouvoir. Au-delà de cette situation théorique qui n’est qu’un “arrangement” entre des intérêts divers, aucune évolution maligne n’est interdite, comme nous pouvons le constater avec la situation actuelle : ni la décadence, ni la corruption, ni même le stade ultime de la structuration maligne d’un système bureaucratique socialement et psychologiquement cancérigène.

Le jugement de la Cour n’est en rien, ni décisif ni même d’une réelle importance par rapport à la situation instaurée par l’administration GW en “coopération” avec divers autres centres de pouvoir (le Congrès, l’industrie, les bureaucraties, les lobbies, etc.). C’est ce qui a été aussitôt mis en évidence après le jugement de la Cour, par des actions aussitôt lancées par le Congrès. Tom Carter, de WSWS.org, expose cette évolution, le 1er juillet :

« In the aftermath of Thursday’s Supreme Court ruling barring the use of military commissions set up by the Bush administration to try detainees at the Guantánamo detention facility, the White House and Republicans in Congress have initiated a drive to provide congressional sanction for the commissions. Leading Democrats have already signaled that they will cooperate with the Republicans to pass such legislation.

» Whether any legislation that eventually emerges simply ratifies the existing commissions and the procedures laid down by the Bush administration, or introduces modifications to make the flouting of due process less brazen, the central purpose of the effort is to circumvent the substance, if not the letter, of the Supreme Court’s ruling. (...)

» Following the ruling, Senate Armed Services Committee Chairman John Warner (Republican of Virginia) and the ranking Democrat on the committee, Carl Levin of Michigan, announced in a joint statement that the committee would hold hearings on the legal foundations and procedures for military tribunals “in preparation for the consideration in September of such legislation as may be required.”

» Senate Judiciary Committee Chairman Arlen Specter (Republican of Pennsylvania) promptly introduced on the Senate floor the “Unprivileged Combatant Act,” which, he said, would give legislative approval to the existing tribunals while addressing the legal requirements of the Supreme Court ruling. He announced that his committee would hold hearings on the proposal July 11, immediately after the Senate reconvenes following the July 4 Independence Day recess.

» Patrick Leahy of Vermont, the ranking Democrat on the Judiciary Committee, signaled his willingness to cooperate in passing such legislation. “I remain ready to work with the president, as I have repeatedly offered over the years, to ensure that the war on terror is prosecuted consistent with our laws and fundamental values,” he said in a statement issued on his web site Thursday.

» Adam Schiff, a California Democrat on the House Judiciary and International Relations committees, already introduced legislation in June of last year to provide legislative sanction for the Guantánamo military commissions. A key purpose of Schiff’s bill, which was co-sponsored by five other Democrats, is, according to the language of the bill itself, “to affirm the authority of the executive branch to detain foreign nationals as unlawful combatants.”

» The rapid-fire response of the White House and both Republican and Democratic congressional leaders to the court ruling makes it clear that they had prepared in advance for a decision unfavorable to the Bush administration. Within minutes of the Supreme Court ruling being handed down, Senator Warner was on hand to give a statement to the press in which he outlined the Republican strategy in Congress. Shortly thereafter, during a joint appearance with the visiting Japanese Prime Minister Junichiro Koizumi, Bush alluded to Warner’s remarks and indicated that he would work with Congress to preserve the commissions while “conforming” to the high court ruling. »

Si l’on s’en rapporte à d’autres analyses, on peut même déduire le contraire de ce qu’affirment les contempteurs de la décision de la Cour comme sauvegarde d’une République idéalement vertueuse. Robert Kuttner, de The American Prospect, explique le 1er juillet dans une tribune du Boston Globe combien cette décision de la Cour marque un recul de l’engagement de cet organisme suprême par rapport à des cas précédents (comparaison faite avec la décision de la Cour contre Nixon en 1974), et combien elle est assortie de considérations qui donnent effectivement le moyen au Président et aux forces qui jouent le même jeu que lui de contourner sa propre décision (comme Tom Carter l’explique plus haut).

Kuttner :

« But this slender victory for constitutional democracy is nothing like the high court's 1974 ruling, 9 to 0, compelling Richard Nixon to turn over the Watergate tapes. It is crystal clear from the dissent that a hard-core bloc of four justices will defer to Bush, whatever the cost to the Constitution. Chief Justice John Roberts, the missing fourth minority vote in this week's Guantanamo case, had voted while an appeals judge to approve Bush's claims.

» The rule of law now hangs by a thread. It depends on the health of an increasingly frail 86-year-old Justice John Paul Stevens, and the willingness of the Court's inconstant swing vote, Anthony Kennedy, to side with the Constitution.

» The Court required military trials to follow due process, but did not challenge Bush's doctrine of indefinite detention for “enemy combatants.” In a concurring opinion, Justice Stephen Breyer wrote that “nothing prevents the president from returning to Congress to seek the authority he believes necessary.” The risk is that the Republican Congress will take that invitation literally. Congress could legislate military tribunals. Republican leaders are working on legislation to explicitly legalize domestic spying. And with Bush pressing for a line-item veto, Congress could also authorize something close to Bush's signing statements. »

Si l’on adopte le point de vue du pessimiste, — qui n’est jamais qu’un optimiste bien informé, comme chacun sait, — on observe que la décision de la Cour est une façon pour elle de sauvegarder sa vertu constitutionnaliste sans trop s’aliéner les autres pouvoirs; que, par ailleurs, le vote et d’autres circonstances qui l’entourent ont montré au contraire un accroissement du désordre et d’une fragile incertitude dans le rôle d’apparent contrepoids aux autres pouvoirs que doit en théorie jouer la Cour.

... Mais c’est finalement la vraie bonne nouvelle. C’est le jour où la Cour Suprême, ayant elle-même atteint le degré final de corruption qui touche les autres pouvoirs de la Grande République, ne pourra plus jouer son rôle de faux-masque vertueux pour le système, que le système sera vraiment à l’agonie. Le jour où la Cour donnera son blanc-seing aux folies d’un Président et de ses complices, nous saurons que la machine, République ou pas, est sur le point de se faire hara kiri. Nous n’en sommes plus très loin.