La crise BMDE existe-t-elle?

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La crise BMDE existe-t-elle?

4 décembre 2007 — D’une part c’est une crise majeure qui menace les relations USA-Russie et commence à secouer rudement l’Europe. (Les pays européens, l’OTAN, mais également l’UE de plus en plus depuis trois mois, malgré un mutisme officiel à ce propos). D’autre part il s’agit d’un jeu d’ombres dans un labyrinthe de glaces déformantes où la réalité n’a absolument aucune place. Voilà la double description d’un événement fondamental dans notre temps virtualiste, où la communication et le cloisonnement sont les deux mots principaux définissant ce qu’on ose de moins en moins nommer “réalité”. Quel autre nom donner à ce spectacle faussement nommé “réalité”, qui rende compte de la distance sidérale entrer ce qui est affirmé et ce qui est? Temporairement (en attendant mieux) “réalité-surréaliste”? (Voir plus loin.)

Venons-en au sujet: la crise des anti-missiles en Europe (BMDE). Nous opposons, ou plutôt confrontons deux textes publiés le même jour, rendant compte du même événement (le système BMDE à déployer en Europe), et opposant d’une part la “réalité” de cet événement telle qu’elle est représenté par la communication et définie par le cloisonnement des esprits, des hommes et des activités; d’autre part, la simple observation de bon sens de deux développements qui bouleversent complètement l’événement et rendent cette représentation équivalente à une fiction sans rapport avec le réel.

• D’une part, un compte-rendu de Pierre Tréan, de Paris, pour Defense News, ce 3 décembre, rendant compte d’une visite du général Obering, chef de la Missile Defense Agency (MDA) du Pentagone chargée du système BMDE. Obering continue à avoir un enthousiasme roboratif pour son système, tout en mentionnant quelques “if”, comme ça, en passant et qui ne semblent pas vraiment manger beaucoup de pain dans son esprit de général de l'USAF. Le journaliste, qui fait son travail, ne manque pas de documenter ces “if” mais sans en tirer les conclusions logiques générales et définitives.

«If the United States can secure an agreement with the Czech Republic and Poland to build sites for its missile defense system later this year, there would be only a six-month slip in the program, Lt. Gen. Henry Obering, head of the Missile Defense Agency (MDA), said Nov. 29.

»Assuming full funding in 2008, a first missile interceptor could be ready in 2011 and full system integration could be envisioned in 2013, Obering told journalists here. Flight-testing of the two-stage interceptor could take place in 2009 or 2010. [...]

»It takes three to five years to build the silos, integrate and test the system, according to Obering. The missile agency wants to push ahead with construction to ensure the capability is available in a timely manner, but it could delay putting the sites on an operational footing unless a threat from Iran were confirmed, he said. That is under discussion with Russia. The United States and Russia could jointly monitor the threat in the meantime, he said.

»Although an agreement would be a bilateral one between the United States and Poland and the Czech Republic, Washington wants as broad a consensus as possible on deployment, extending coverage to NATO members and friendly states.»

• D’autre part, le deuxième élément est un article de Martin Sieff, de UPI, publié en deux parties, les 3 décembre et 4 décembre sur SpaceWar.com. Martin Sieff a pris sa plume et l’a trempée dans l’encre de la réalité, pour conclure: mais nous discutons de quelque chose qui n’existe pas et qui n’existera pas… C’est-à-dire, la base de missiles BMDE en Pologne qui tient tout le dispositif. Sieff emploie le qualificatif bienvenu pour qualifier cette affaire de “so surrealistic”. Entamant son premier article du 3 décembre du constat «It looks like the U.S. ballistic missile defense base in Poland will never be built», il explique, après avoir exposé les facteurs soi-disant “objectifs” de la querelle et que nous qualifierions, nous, d’“objectifs-surréalistes”, – ceci qui nous ramène sur notre bonne vieille planète terre:

«But what makes the continuing row between Washington and Moscow so surrealistic is that developments over the past month have made very clear that the Polish base will almost certainly never be built at all.

»First Rep. Ellen Tauscher, D-Calif., the chair of the Strategic Forces Subcommittee of the U.S. House of Representatives and a close ally of powerful House Speaker Nancy Pelosi, who is also from California, came out in determined opposition to approving the funding to build the base.

»That statement marked a dramatic hardening of her position and, as we have noted in previous columns, on most other areas of BMD funding she has been proven extremely supportive and bipartisan.

»Second, the old pro-American Polish government of Jaroslaw Kaczynski fell after a general election defeat and the new government of Prime Minister Donald Tusk has made clear it is determined to seek greatly improved relations with Russia. Within three days of Tusk taking power, his newly appointed defense minister, Bogdan Klich, was quoted in an interview published Nov. 19 in the Warsaw newspaper Dziennik as saying he was opposed to allowing the United States to build the new base on Polish territory.

»With the government of the host country where the base needs to be built opposed to it, and the chair of the congressional subcommittee that must approve the funds also saying she is determined to block it, the prospects for building the base appear zero. Yet the governments of Putin in Moscow and President George W. Bush in Washington are still both acting as if the base is going to be built.»

Dans la deuxième partie de son article, le brave Sieff tente de revenir parmi les gens sérieux qui décident du sort du monde, c’est-à-dire en fait dans l’univers soi-disant réel où nous nous déplaçons, l’univers de la communication et du cloisonnement. Il expose les derniers développements, la querelle russo –américaniste, les arguments, invectives échangés, etc. Puis il s’interroge à nouveau, avec une sorte d’effarement désespéré: «If the bases are not going to be built all these arguments are just shadow-boxing, like a medieval theological debate about how many angels can dance on the head of a pin. So why are they taking place at all?»

Bonne question, Martin Sieff. Comme il est excellent journaliste, — il l’est, pour avoir osé prendre la crise BMDE de ce point de vue “réaliste-surréaliste”, – il donne quelques explications. Elles sont ce qu’elles sont, assez piètres par comparaison à l’énormité incroyable de la situation qu’il décrit, entre virtualisme et réalité (la vraie).

«The first answer is that, although the Bush administration has only a year left in office and has lost control of both houses of Congress to an increasingly critical and assertive Democratic opposition, it has become so enamored of building the Polish BMD base that its policymakers are unable to admit to themselves that they no longer have any real hope of doing so.

»But this attitude plays into the Kremlin's hands. For President Putin has been taking a far stronger anti-American tack on a wide range of issues over the past year, starting with his little-heeded “new Cold War” speech at the annual Munich Security Conference on Feb. 10.

»With presidential elections due in Russia next May, Putin appears to be preparing to retain power as prime minister and parliamentary leader of the dominant United Russia Party in the State Duma, while staying within the letter of the law of the 1996 Yeltsin Constitution. Therefore, having strong anti-Western cards to play with the Russian public is more useful for him than ever.

»So even if the BMD base in Poland will never be built, the fact that an increasingly isolated U.S. government is still determined to build it plays into Putin's hands in portraying Washington as a threat to Russia.

»The Bush administration's policy on the Polish BMD base appears increasingly based on wishful thinking. The Russian position is based on a cynical manipulation of reality for political gain. Neither side seems particularly concerned of the damage it is doing to the bilateral relationship between the world's two dominant thermonuclear powers and the dangers that could pose to the human race.»

La revanche du réel

Nous écrivons : “Quel autre nom donner à ce spectacle nommé ‘réalité’, qui rende compte de la distance sidérale entrer ce qui est affirmé et ce qui est? Temporairement (en attendant mieux) ‘réalité-surréaliste’?” Mais l’on sait bien que non, que c’est notre bon vieux virtualisme.

Nous voudrions reprendre ici une récentes remarque d’un lecteur concernant le “virtualisme”, qui permet d’avancer dans une définition qui se construit à mesure. Il s’agit de Dominique Larchey-Wendling, qui, le 2 décembre sur notre Forum, cite un auteur à ce propos en s’interrogeant «Le virtualisme est-il un concept nouveau?»:

«L'isolement croissant des élites signifie entre autres choses que les idéologies politiques perdent tout contact avec les préoccupations du citoyen ordinaire. La débat politique se restreignant la plupart du temps aux “classes qui détiennent la parole”, comme on a eu raison de les décrire, devient de plus en plus nombriliste et figé dans la langue de bois. Les idées circulent et recirculent sous forme de scies et de réflexes conditionnés. La vieille querelle droite-gauche a épuisé sa capacité à clarifier les problèmes et à fournir une carte fiable de la réalité. Dans certains secteurs, l'idée même de la réalité est mise en cause, peut-être parce que les classes qui détiennent la parole habitent un monde artificiel dans lequel des simulations de la réalité remplacent la réalité proprement dite.» (Christopher Lasch 1996. La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Chapitre 4, «La démocratie mérite-t-elle de survivre ?»)

Le spectacle que Martin Sieff nous décrit (sans chercher à l’expliquer fondamentalement mais seulement accessoirement, à partir d’attitudes déjà secondaires du virtualisme) est tout différent. Tout le monde croit (est obligé de croire) à la crise BMDE, nous y compris puisque nous en discourons également, et le bon peuple également quand il en est informé et s’il s’y intéresse, les journalistes, les adversaires du programme, les anti-américanistes, etc. On y croit parce que le débat existe, même s’il est surréaliste, et que ce débat engendre des situations nouvelles, des situations et des décisions vraies, qu’il met à jour des situations cachées parce trop peu conformistes pour être dites, etc. Tout cela est bien réel et nous nous y trouvons en même temps qu’en plein virtualisme

Revenons alors à la “réalité-surréaliste”, ou virtualisme. Nous revenons au texte que nous venons de citer. Dans le cas que nous définissons comme celui du virtualisme, il n’y a pas d’“isolement des élites”, il y a deux mondes parallèles en un seul, – ou plutôt deux mondes parallèles en une seule psychologie, pour chaque psychologie d’entre nous, – dans tous les cas, pour ceux qui, comme Sieff, se disent: mais ce truc (la base en Pologne) ne sera jamais construit...

Il n’y a pas “isolement” des uns (nos élites) par rapport aux autres. Il n’y a pas de “mise en cause” machiavélique de la réalité (en d’autres mots : pas de complot, car la sincérité règne absolument). Il y a un processus automatique qui touche non le jugement, non le calcul du jugement, etc., mais la psychologie, l’automatisme de la psychologie, – essentiellement grâce à la puissance de la communication. Tout le monde est sincère et, informé quand il l’est, le bon peuple sera lui aussi sincère et y croira. (Le bon peuple est contre la guerre d’Irak non pas parce qu’elle est injuste, faussaire, cruelle, illégale mais parce qu’elle ne marche pas. C’est une variation virtualiste sur le thème virtualiste général de la guerre US juste en Irak.) Il n’y a pas de “virtualisme de classe” (les dirigeants oui, le bon peuple non, etc.) mais un monde virtualiste auquel nous sommes tous confrontés, en même temps qu’au monde réel, quitte à chacun de départager les deux. A côté de son constat “so surrealist”, comme constate Sieff, effaré, il y a la réalité. Mais lui, Sieff, ne va pas assez loin, bien sûr, dans le départage des deux.

L’imbroglio est complet. Le virtualisme BMDE commence à Reagan (la SDI de 1983), se poursuit par les poussées pour les anti-missiles dans les années 1990 (étude “indépendante” dirigé par Rumsfeld en 1998), s’appuie sur l’hostilité US à l’Iran depuis 1979, sur la nécessité de se défendre contre les ADM en 2002-2003 (les ADM d’Irak, qui n’existent pas, étant exemplaire pour prouver que celles de l’Iran existeront), alors que le lobbying pour le BMDE commence et ainsi de suite. La défense anti-missiles n’a jamais marché (au contraire, voir le Patriot mais la croyance est que ça marchera, comme on croit au Progrès). Donc, cette addition de “réalités surréalistes” crée une historiographie de ce cas virtualiste. La BMDE actuelle s’appuie sur 25 années d’histoire, de “réalités-surréalistes” qui finissent par paraître réelles puisqu’elles deviennent historiques. A ce stade, il n’y a aucune construction consciente. La psychologie inconsciente est totalement conquise et le raisonnement s’appuie sur des choses automatiquement perçues comme historiquement réelles, sans liens de cause à effet entre elles, sans observer qu’il ne s’agit que d’une succession de “réalités surréalistes” et que leur addition ne crée pas une réalité, mais au contraire renforce le virtualisme.

Croit-on que la bureaucratie finira par imposer sa “réalité surréaliste”, son virtualisme? (La bureaucratie, c’est-à-dire Obering et son agence MDA, qui n’ont pas que des amis au Pentagone à cause de leurs ambitions et de leurs budgets.) Rien n’est moins sûr. Il suffit de se rappeler du spectacle, qu’on peut aujourd’hui rétrospectivement qualifier de “pré-virtualiste”, du général Abrahamson, de l’USAF et directeur de la SDIO (agence chargée de la SDI au Pentagone), venant annoncer en Europe en 1984-85 que les premiers déploiements des premiers éléments de la SDI auraient lieu en 1988-89, tandis que les Européens débattaient fiévreusement d’une SDIE (SDI in Europe). Puis, plus rien, plus de SDIO (rebaptisé depuis), départ de Abrahamson (en 1987), fin de la séquence “surréaliste”/pré-virtualiste. Les dizaines de $milliards engloutis ? De la technologie certes, qu’on aurait de toutes les façons fabriquée, mais surtout une montagne de gaspillage qui a alimenté les bénéfices des sociétés du complexe militaro-industriel. Quant à la réalité, l’efficacité opérationnelle de la technologie anti-missiles, elle n’a pas progressé d’un iota depuis 1983 (avec la cerise sur le gâteau que le seul missile ayant fonctionné, dans le mode anti-missiles, – le Patriot avec l’insuccès qu’on sait, – n’a rien à voir avec la SDI puisque c’est au départ un programme anti-avions des années 1970.)

Alors, complète irréalité, complète “réalité-surréaliste”, complet virtualisme, cette crise? Pas du tout, car ses effets dans le réel sont absolument considérables. C’est l’habituel effet-“blowback”.

• Les Russes. Dans ce cas, Sieff se trompe. Si les Russes en rajoutent un peu, manoeuvrent quand il le faut, ce n’est pas qu’une exploitation cynique de la situation. (Au reste, comme on l’a déjà noté, le cynisme est une excellente attitude.) Fondamentalement la BMDE les inquiète. Ils sont fondés à considérer son virtualisme comme un montage trompeur pour une défense anti-missiles contre eux, – ce qui est leur raisonnement, d’ailleurs. Moyennant quoi, leurs réactions ont été bien réelles. Il y a eu des mesures de retrait d’accords en cours, peut-être de déploiements d’armes nouvelles (l’Iskander) et, d’une façon générale, une affirmation de puissance de la Russie qui n’est pas passée inaperçue. L’affaire BMDE sert la Russie à s’affirmer comme une résistante de poids aux projets divers des USAF, dont cette BMDE. Elle sert objectivement la renaissance de la puissance russe. Ce n’est pas du virtualisme.

• La Pologne. Ce pays, meneur des nouveaux pays d’Europe de l’Est membres de l’UE, pro-US dès le départ de l’adhésion, mais d’une façon habituelle pour un pays européen vassal moyen, s’est engagé dans une surenchère pro-US échevelée avec la conjugaison des jumeaux Kaczynski et de l’affaire BMDE. La tension avec la Russie a atteint son comble. Il s’agissait d’une tension virtualiste, appuyée sur des facteurs effectivement virtualistes, donc une tension évidemment exagérée parce qu'artificielle. La réaction en sens inverse (gouvernement Tusk) risque d’aller très loin dans le sens de la détente avec la Russie, à mesure inverse de l’exagération précédente. Ce serait alors un événement réel et considérable pour les deux pays mais aussi pour l’Europe (détente avec la Russie). Au bout du compte, il s’agit de la possibilité d’une défaite majeure de la stratégie de la tension anti-russe de la bureaucratie du Pentagone. Cela n'annulerait pas seulement la folie-BMDE, cela ferait considérablement refluer l'influence US en Europe, si forte bien avant le BMDE. Tout cela est diablement réel, pour une affaire aussi complètement absurde et ridicule qu’est la crise BMDE.

La crise BMDE est absurde per se (avant même les prolongements actuels) parce que complètement virtuelle mais elle a provoqué une crise réelle, profonde, dont les effets pourraient être considérable. Cela nous conduit à présenter le virtualisme comme un progrès décisif. Il a transformé en substance la propagande, tout comme les dérives diverses type “élitisme démocratique” et autres cas de ruptures de perceptions. En affirmant une “réalité surréaliste” et non-existante sans la moindre restriction, à tous les esprits par le biais des mécanismes psychologiques, il soumet le réel à des tensions insupportables, suscite des effets inverses considérables et conduit à des retours au réel dévastateurs. L’Irak est le cas exemplaire: c’est le fameux phénomène de groupthink (variante bureaucratique du virtualisme) de départ concernant l’existence des armes de destruction massive qui suscita l’unanimité de la communauté de sécurité nationale à Washington pour l’attaque, avec les illusions militaires qui allèrent avec. En quatre ans, depuis 2003, la puissance US a subi à cause de l’Irak une perte de prestige et de crédit considérable. N’est-ce pas une revanche du réel? Nous ne sommes pas au bout de nos surprises, et l’affaire BMDE et ses suites nous en réservent encore.