La crise britannique sous le regard courroucé de saint-Kelly, suicidé et “canonisé”

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La crise britannique sous le regard courroucé de saint-Kelly, suicidé et “canonisé”


18 août 2003 — Dans un intéressant article en date du 13 août, Brendan O’Neill met en évidence combien le docteur David Kelly, mort probablement par suicide le 19 juillet, est en train de devenir une sorte de “saint” dans la crise politique britannique par une sorte de processus de “canonisation” psychologique et médiatique. O’Neill fait remarquer, en citant des exemples explicites, que ce processus, effectivement très fortement médiatique et alimenté par une sorte de moralisme sentimental, peut être caractérisé par le “D-word”, c’est-à-dire à la manière de la “canonisation” laïque que connut la princesse Diana, après sa mort en août 1998.


« In recent weeks Kelly has been all but canonised by sections of the media and politics, hailed as having been a 'dignified man' in an increasingly undignified world. He was apparently a “dedicated and honest scientist whose life was made intolerable by corrupt and devious politicians”. Political columnist Joan Smith says Kelly was “a patently decent and honourable man” in stark contrast to “our macho, brawling” politicians. Others claim that Kelly “did so much for peace…so much to counteract evil”.

» It was only a matter of time before someone mentioned the D-word. Journalist Tom Utley argued that “Kelly’s death is likely to have an effect similar to that of Princess Diana”, by focusing “the public’s mind more sharply than ever on the culture of spin”. The Daily Mirror has taken to calling Kelly “Dai”, a shortened Welsh version of David apparently used by Kelly's friends and family. In tabloid-world, nothing confers modern martyrdom more than an innocent, childlike nickname; just as murdered schoolboy Damilola Taylor became “Dami”, so Kelly has become “Dai”. »


Alors que la “canonisation” de Diana avait un aspect social et médiatique à la fois fort et évident, rencontrant les aspirations des foules lorsqu’elles se précipitent sur la “presse de coeur”, celle de Kelly est très différente et, en un sens, complètement contraire et beaucoup plus intéressante. Elle touche évidemment beaucoup moins la foule en général, le public soi-disant avide de belles histoires de princesse ; elle touche beaucoup moins les foules que ceux qui, d’habitude, sont à la place d’où on manipule les foules et où on a le pouvoir de manipuler les foules. Ce sont les journalistes, les députés, les Lords, les banquiers, les ministres qui, aujourd’hui, se trouvent confits en dévotion devant David Kelly, et jusqu’à Alastair Campbell lui-même qui ne manque pas de lui tresser une couronne d’épines lorsqu’il en a l’occasion. Cette différence caractérise la canonisation de Kelly comme également différente de celle de Diana dans ses effets : elle reste strictement confinée au Royaume-Uni alors que celle de Diana avait un air assez glorieux de globalisation, qui permettait des éditoriaux jubilants de sociologie globalisée et “pluriculturelle” derrière le chagrin général des éditorialistes. Du coup, le Royaume-Uni se trouve détaché du reste de l’Europe, du reste du monde transatlantique. A peine l’intermède de la vague de chaleur a-t-il interrompu cette communion isolationniste.

Le théâtre dressé autour de la canonisation de David Kelly est impressionnant d’efficacité : une Commission d’enquête extrêmement respectable, avec le juge Lord Hutton à sa tête, avec des interrogatoires suivis d’éventuels contre-interrogatoires pendant plusieurs semaines (on parle de trois mois) et une brochette de témoins à laquelle ne manque que la famille royale. Les plus soupçonneux et les plus viscéralement anti-système reconnaissent l’importance de cette mécanique, même s’ils estiment qu’elle est mise en place justement pour sauver le système, fût-ce au prix de l’ultime sacrifice, — éventuellement la liquidation de Tony Blair, s’il s’avère que le PM est allé un peu trop loin en vendant sa salade, — pardon, en “vendant” sa nième guerre humanitaire, cette fois contre l’Irak. On trouve cette position explicitée dans un texte du site de la IVè Internationale, WSWS.org, qui définit l’enquête de cette façon : « The August 11 opening of Lord Hutton’s judicial inquiry into the death of government scientist Dr. David Kelly is the outcome of a profound conflict within the British ruling elite and its state apparatus. »

Le texte de WSWS.org doit être lu et relu. Il faut le débarrasser de toutes les inutiles scories de son parti-pris marxiste et de sa phraséologie militante, pour en garder les lignes de force qu’il éclaire. Il devient alors extrêmement instructif.


« The old relations and structures that upheld the rule of British capital for decades are breaking down. In the insulated and rarified atmosphere of official politics, all manner of intrigues and subjective hatreds can thrive and erupt under the force of external pressures. Such a point has now been reached. Compounding the internationally destabilising impact of the Bush administration’s “war against terror” is a growing world economic crisis that is directly impacting on Britain and undermining Blair’s reputation as a safe pair of hands for the corporate elite.

» The Hutton Inquiry is the latest in a series of judicial probes—including the Scarman Inquiry into inner-city riots in 1981 and the 1993 Scott Inquiry into the clandestine sale of arms to Iraq—which, under the pretext of getting to the truth, have served to conceal it.

» This does not necessarily mean Hutton will simply whitewash the government and the prime minister. There will be a cover-up, but it remains to be seen if Blair will be its beneficiary. For the ruling elite there is always the danger that such a crisis can become a catalyst for setting off social contradictions and precipitating political upheavals. Under such conditions, sacrificing a government in order to preserve the overall interests of the state is not without precedent. »


C’est de ce point de vue qu’il faut considérer le phénomène de la canonisation de “Saint-Kelly”. Ce processus signifie que tout l’establishment britannique est désormais prisonnier de ses méthodes appliquées dans la panique de la mort de saint-Kelly, c’est-à-dire prisonnier des excès du système, c’est-à-dire d’une excessive béatification d’une victime des automatismes du système. Le résultat est que le système est enfermé, par la nécessité de sa dévotion au saint qu’il s’est fabriqué lui-même, dans l’autre nécessité de mettre à jour toutes les tares de lui-même qui ont conduit au sacrifice du saint. Le résultat plus terre à terre est qu’on ne peut plus échapper à certaines explications fondamentales, non par manigances comme l’affirme WSWS.org mais par nécessité réalisée de toute urgence. Contrairement à ce que laissent sous-entendre les Trotskistes qui ont la manie de voir des complots et une organisation parfaite chez leurs adversaires “bourgeois”, il n’y a pas eu préméditation dans l’instauration de la Commission Hutton, mais bien décision prise (par Blair) dans la panique de la nouvelle de la mort de saint-Kelly. C’est parce que le PM a senti, — instinct de spin doctor sans aucun doute, sur suggestion de Campbell, — que le professeur Kelly était destiné à être béatifié, qu’il a réalisé qu’il fallait l’enquête d’une autorité suprême pour tenter de retrouver une apparence de vertu.

Comme l’écrit O’Neill, à propos de saint-Kelly : « Never has one man ever come to symbolise so many things in so little time. » C’est la revanche posthume de Kelly, devenu saint-Kelly et qui les tient tous à la gorge. Sa canonisation a haussé tellement haut les enjeux de l’affrontement à l’intérieur de la direction britannique qu’on ne peut plus se permettre d’écarter la mise à jour de toute la scène du gouvernement et de l’establishment britannique, sous peine que l’élite dirigeante britannique perde, à ses propres yeux, — c’est plus grave que n’importe quoi, — sa propre légitimité.

De ce point de vue, et sous l’oeil courroucé de saint-Kelly dirigeant le bras de son justicier, Lord Hutton placé là comme une sorte de Cromwell postmoderne, nous irons très loin dans l’exploration de la scène désormais complètement éclairée où s’ébat la direction britannique, peut-être plus loin que nous n’avons jamais été. L’importance de la chose est fondamentale, parce que les thèmes que nous explorerons ne sont pas intérieurs. Aujourd’hui, la crise britannique n’a rien à voir avec les "crisettes" (retraites, crise sanitaire, etc) d’une France qui tient par ailleurs tous les fils de l’avenir de l’Europe. L’issue de la crise britannique ira sans aucun doute à l’essentiel, comme WSWS.org nous le dit rageusement, avec la hargne vertueuse des Trotskistes mais aussi avec une très bonne expertise de la question :


« Differences between the intelligence services and the Blair government over the decision to go to war with Iraq—compounded by the post-war failure to find WMD and growing resistance from the Iraqi people—became the flash point for a whole series of conflicts that had been developing over a protracted period.

» In essence, these concern the basic strategy of British imperialism—above all, whether Britain should continue its role as America’s loyal but junior partner, or orient itself in a more determined manner towards Europe. These issues have long vexed the British ruling class and divided the establishment. That they should spill over in such a way as to openly split the state apparatus is bound up with profound social and political processes. »


Effectivement, c’est là l’enjeu : « ...above all, whether Britain should continue its role as America’s loyal but junior partner, or orient itself in a more determined manner towards Europe. » On comprend alors l’importance essentielle de l’enquête en cours à Londres, l’incertitude formidable qui habite la direction du Royaume-Uni, cette agitation extraordinaire d’un royaume qui est une grande nation européenne fameuse pour son flegme, sa certitude d’elle-même, son sens de faire prendre pour vertueuse son inclination à se juger supérieure à toute autre, sa pérennité historique en ce sens. Sous nos yeux, c’est une révolution qui se déploie, qui n’a rien à voir, ni avec la lutte des classes, ni avec la globalisation capitaliste, ni avec les tartufferies humanitaires ; qui a à voir avec l’histoire, purement et simplement.

Tout cela, sous le regard triste et angoissé du professeur David Kelly devenu le regard courroucé et vengeur de saint-Kelly, officiellement canonisé par un establishment britannique affolé et saisi d’une sainte panique.