La crise climatique entre en scène

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La crise climatique entre en scène

27 octobre 2006 — On nomme le document “le rapport Stern”. Il semble bien qu’il pourrait être appelé à apparaître comme un événement important dans l’histoire qu’on fera plus tard, s’il reste encore des historiens, de l’évolution de la crise climatique. Il s’agit du rapport que Sir Nicholas Stern, un ancien économiste de la Banque Mondiale, vient de donner au cabinet britannique. C’est Gordon Brown, le futur Premier ministre, qui avait demandé ce rapport à Sir Nicholas.

The Independent, le quotidien britannique qui a fait de la crise climatique un des thèmes centraux de sa politique éditoriale, présente ce matin le rapport Stern et les effets que sa diffusion a provoqués et provoque dans le monde politique britannique. La particularité du rapport Stern est qu’il envisage la crise climatique essentiellement dans ses conséquences économiques, sociales et politiques. Il renverse complètement la pensée admise sur cette question. Ce n’est plus “si nous faisons quelque chose contre le réchauffement climatique, notre économie en souffrira” ; c’est au contraire : “si nous ne faisons rien contre le réchauffement climatique, notre économie s’effondrera”.

Ses conclusions sont effrayantes :

• Si l’on ne fait rien, la crise climatique entraînera une dépression auprès de laquelle la Grande Dépression paraîtra bien maigrelette. En fait, un effondrement de 20% de la production économique.

• Des déplacements massifs de populations entraînant des troubles ethniques et sociaux de très grande ampleur.

• La multiplication du désordre politique et des conflits de survivance, la forme la plus sauvage des conflits qu’on puisse imaginer.

Quelques extraits de l’article de The Independent :

«Global warming could cost the world's economies up to 20 per cent of their gross domestic product (GDP) if urgent action is not taken to stop floods, storms and natural catastrophes.

»That stark warning was given to Tony Blair and his cabinet yesterday by Sir Nicholas Stern, a former World Bank economist, and is said to have left cabinet ministers chastened by the magnitude of the threat posed by climate change.

»In a preview of a report he is to deliver next Monday, Sir Nicholas told the Cabinet the world would have to pay 1 per cent of its annual GDP to avert catastrophe. But doing nothing could cost 5 to 20 times that amount. He told them: “Business- as-usual will derail growth.”

»The massive 700-page report — commissioned by the Chancellor, Gordon Brown — was described as “hard-headed” and “frighteningly convincing”. It focused on the economic peril now confronting the world, unless action was taken to combat harmful CO2 emissions that contribute to global warming.

»“He left no one in any doubt that doing nothing is not an option,” said one Whitehall source. “And he stressed that the need for action was urgent.”

»His review could be a watershed in overcoming scepticism about the existence of global warming. “It was hard-headed,” said another source. “It didn't deal in sandals and brown rice. It stuck to the economics.”

»Mr Brown believes it could force the oil-dominated White House of George Bush to concede the importance of action to curb climate change. One minister who was present said it destroyed the US government's well known argument that cutting carbon emissions was bad for business.

»His report, covering the period up to 2100, warns that climate change could cause the biggest recession since the Wall Street Crash and the Great Depression. A downturn of that magnitude would have “catastrophic consequences” around the globe, with the poorest countries hit first and hardest, Sir Nicholas told the Cabinet. Insurance analysts, who submitted their evidence for his report, said they feared insurance claims could exceed the world's GDP.

»One witness said: “The entire pitch of the report is that there is nothing in it about the need to be green, or about caring for the environment, it's all hard-headed economic reality,” he said.

»The Treasury believes that publication of the Stern report could be a turning point in public opinion in America, to force the Bush administration to accept the scientific evidence that global warming is happening.

»“It is huge, a desk-breaker. It could be as important for climate change as the Africa Commission was for poverty in Africa. Its biggest impact could be on public opinion in America, which is like turning around a tanker,” said one official. It is expected to dominate the UN international climate talks scheduled to start in Nairobi, Kenya, next week.»

Perspective d’une “contre-révolution copernicienne”

Puisque Sir Nicholas a développé sa prévision du point de vue économique et politique, considérons ses effets du point de vue politique le plus immédiat. Nous avons pensé depuis longtemps que la crise climatique est un facteur fondamental de l’évolution de la crise de civilisation, que sa réalité est d’ores et déjà perceptible, que ses effets seront immenses. Le rapport Stern apporte un outil d’analyse qui va précipiter la perception de cette crise et de ses conséquences et, sans doute, qui va amener des effets immédiats.

Cinq points (dont un annexe) au moins méritent notre attention :

• Le monde politique du Royaume-Uni, et notamment le gouvernement actuel, acceptent aisément de faire de la crise climatique un facteur important de leur communication politique, puis de leur politique. Une telle “tactique” donne aux Britanniques un moyen de sortir de l’épouvantable situation où ils se trouvent à cause de l’Irak, si l’on veut “sortir par le haut” en évacuant la crise irakienne par une autre crise, d’une importance singulièrement plus importante. Elle permet au Royaume-Uni d’espérer retrouver un certain lustre, un certain poids international en pleine déroute irakienne.

• C’est Gordon Brown, futur PM britannique, qui a commandé le rapport Stern. Brown est en pointe sur ces sujets, surtout s’ils sont abordés du point de vue économique. Cela réconcilie le reste anémique d’idéal internationaliste du Labour et la préoccupation économiste du New Labour. Comme les autres partis britanniques (dont le nouveau leader conservateur Cameron) sont également préoccupés par la question, cela signifie que l’orientation britannique comme leader de la mobilisation contre la crise climatique ne fait guère de doute.

• Mais le cas oppose frontalement Londres et Washington, pour toutes les raisons du monde. Washington a l’orientation qu’on sait, avec une administration totalement dans les mains des pétroliers. Washington est obsédé par l’Irak, avec toute la vanité et l’hubris du simili-Empire engagés dans cette affaire ; il sera difficile de lui donner une orientation différente. Washington est politiquement un point de désordre sans précédent, avec une absence d’unité, de pouvoir et de légitimité. On ne mobilise pas aisément un tel chaos. Avec une crise climatique à laquelle l’inculture US ne comprend rien et qui heurte divers intérêts à courte vue, cela sera encore plus difficile.

• Point annexe du précédent : si les conditions de la crise climatique se précisent vite et si Washington est incapable d’agir, on va assister à un renforcement dramatique du mouvement centrifuge aux USA sur ce sujet. De nombreux Etats et villes ont déjà choisi de suivre les normes de Kyoto. Cette opposition intérieure contre Washington risque de devenir dramatique si l’on ajoute les tensions dues à l’Irak et à la catastrophe washingtonienne actuelle, et aux tensions de la question de l’immigration. C’est pour le compte que des hypothèses qui semblent aujourd’hui loufoques de sécession peuvent devenir très sérieuses.

• Plus encore, pour le petit moyen terme : la lutte contre la crise climatique et les conséquences de la crise climatique impliquent nécessairement une révision radicale, voire l’abandon de la doctrine du libre échange, du marché libre, du “laisser-faire” général qui caractérisent la pensée dominante. Le choc est terrible pour Washington, mais aussi pour Londres, pour les penseurs type-Barroso de la Commission européenne, pour la pensée dominante, pour les élites du monde telles qu’on les connaît, pour le système et notre soi-disant “civilisation”.

Si l’orientation envisagée par le rapport Stern se confirme — et tout porte à le croire — on se trouve réellement devant des perspectives apocalyptiques. Encore le rapport n’envisage-t-il pas, puisque ce n’est pas son propos, les conséquences psychologiques d’une telle évolution. Il s’agit de la mise en cause radicale du système de la modernité par le système de la modernité lui-même (le réchauffement climatique est essentiellement dû, pour sa rapidité, aux déchets et à l’activité de l’économie du système de la modernité). Une conclusion par l'absurde est que si nous avions un autre système économique, nous pourrions sans doute mieux résister au choc dont notre système économique présent est responsable...

Toute la pensée moderniste occidentale est impliquée, avec la perspective d’une “révolution copernicienne” à l’envers (une “contre-révolution copernicienne”?). C’est le système de développement économique machiniste lancé au XVIIème siècle, selon les premières conceptions du modernisme qui triomphe aujourd’hui, qui va engendrer une catastrophe planétaire dont l’un des effets est de mettre totalement en cause tous les aspects de ce système, notamment ses fondements économiques — puisque ce système s’est donné comme sens rien d’autre qu’une finalité économique. Tous les aspects de la pensée moderniste, basée sur le machinisme et la science, fondée sur le Progrès, sont confrontés à des révisions radicales. L’équilibre de la psychologie humaine et la cohérence de la culture dont elle est abreuvée sont directement mis en cause et menacés.

On peut toujours s’en sortir, pour quelques semaines d’optimisme supplémentaires, par le sempiternel : “mais le génie humain parviendra bien à résoudre également ce problème, comme il en a tant résolu déjà”. Avec GW à la Maison-Blanche et Barroso à la Commission, la formule recèle la substantifique moelle d’une mortelle ironie qui n’a pas fini de faire rire le Diable.