La “crise de confiance” des experts-Système

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La “crise de confiance” des experts-Système

On s’attache ici à un séminaire du bastion du bloc BAO que constitue la fondation Carnegie (Carnegie Endowment for International Peace, – Carnegie Europe dans ce cas). Un des experts (expert-Système au profil impeccable), l’Allemand Ian Techau, en fait un rapport très intéressant, dans la mesure où son intervention nous permet de fixer d’une part les constats de la crise générale affectant le Système, et, d’autre part, les mesures suggérées pour y remédier. Ce qui est remarquable, c’est la justesse du diagnostic, et la catastrophique démarche qui est proposée pour y remédier ; c’est le constat d’un incendie qui gronde au plus profond du Système, et la proposition revenant à la suggestion de jeter de l’huile sur le feu. (Mais les experts-Système, en vérité, n’ont que de l’huile à leur disposition, et de grande vertu inflammable.)

Nous citons les trois premiers paragraphes de ce rapport sur la réunion, qui concernent justement le diagnostic. Il est clairement exprimé puisqu’il s’agit d’une question précise posée par Techau à des personnalités diplomatiques du bloc BAO formant un panel de “sages”. La question est claire et précise (“Quelle est la plus grave menace affectant les différents pays des personnalités interrogées”) et exige une réponse du même type. Les personnalités ne sont pas identifiées mais il est précisé qu’on y trouve des diplomates à la retraire et d’autres en activité, les uns et les autres d’un très haut niveau. Il n’est pas impossible qu’on y trouve l’une ou l’autre des personnalités en vue et exerçant de grandes responsabilités, comme Clinton ou/et Ashton. (Sur le site de CarnegieEurope.eu, le 2 octobre 2012.)

«During a recent panel discussion on security issues at our Carnegie Europe office in Brussels, I asked the four guests on the podium to name, in one short sentence, the most important security threat to their respective countries. The panelists were all active or former top diplomats from Europe and North America. None of them had to think very long, their answers came immediately. Here is what they came up with: (1) Lack of confidence, (2) the de-linkage across the Atlantic, (3) lack of public resilience, and (4) the undermining of European solidarity.

»“This is a great list,” the panelist next to me quipped immediately, and I agreed. It was the most revealing moment in what had been an engaging, but somewhat abstract discussion. The answers brought a rare moment of clarity, even though they were very clearly not the result of systemized scholarly research or representative opinion polling. Yet they illustrated the most fundamental truth about today’s security environment in Europe: The biggest threat to our security is us. Only we can hurt ourselves. And that the best way to threaten ourselves is to carelessly treat those instruments and institutions that are in place to keep us safe.

»Lack of confidence comes in many forms. It can come as uncertainty about whether there is a threat at all. It can come as doubt about whether our interests, values, and principles deserve protection. It can come as fatigue or as the feeling that nothing much can be gained anymore by being vigilant, prepared, and determined. It can even come as the belief that no such thing as security is possible any longer in a world full of nukes and drones and terrorists and amorphous threats from cyberspace.»

On s’arrête ici, le reste du texte étant une réflexion résumant les diverses mesures, tendances, processus proposés pour tenter de contrecarrer ces diverses et terribles faiblesses identifiées. Alors que ces faiblesses sont correctement identifiées, même si elles ne sont pas complètes et, surtout, même si elles ne vont en aucun cas au cœur du problème, les solutions proposées sont de la plus pure langue de bois. Il s’agit de faire plus pour la défense, de resserrer les liens transatlantiques (proposition stupéfiante si l’on considère l’état actuel presque fusionnel des pays du bloc BAO, donc la partie américaniste et la partie européanistes presque confondues), enfin d’agir dans le sens de la globalisation et non plus d’une façon individuelle (les nations, individuellement) : «This trend reveals a profound sense of insecurity at home. It also illustrates that [Europeans] fail to understand that in a globalized world, security and defense is primarily about stabilizing missions and protecting interests across the globe. Nations are now global citizens. They can’t hole up in their expensively fortified, isolated niches. As players in the globalized commons, everyone is responsible for everything else. The failure to acknowledge this is a sign of missing confidence in one’s own role in the world which could have serious security implications. In the long run, a lack of confidence is indeed one of Europe’s primary security problems.»

La conclusion est également intéressante, à son tour, puisqu’elle reprend les “menaces” et expose les risques que font courir ces menaces, notamment le climat général qu’elles alimentent, extrêmement pernicieux et dangereux. Des observations justes et intéressantes sont faites, qui concernent la façon dont ces “menaces” constituent potentiellement des facteurs subreptices mais sérieux d’aggravation des choses (des crises). La “bonne nouvelle” et la “mauvaise nouvelle” qu’annonce l’expert-Système relève d’une succulent sens de l’évidence, et d’un constat sans fard de la situation… “La bonne nouvelle est que ces diverses menaces sont plus faciles à ‘traiter’ que les menaces bien plus graves qu’elles engendreront si elles ne sont pas ‘traitées’” ; “la mauvaise nouvelle est qu’il n’y a personne pour les ‘traiter’”…«The four threats, as named off the cuff by the panelists in the event at Carnegie Europe, are the real risks to European security. They work as silent force multipliers for the real substantive threats that might be waiting outside the continent’s borders. They can turn small nuisances into real problems. They can embolden ill-meaning adversaries into being more assertive than they would naturally be inclined to. They sound harmless and politically abstract at first sight, but they are much more concrete than they appear. They are therefore Europe’s homework, both in NATO and the EU. The good news is that all of these threats are much easier to deal with than any of the far bigger threats they might encourage if left unattended. The bad news is that dealing with them will require leadership. Much more leadership, one fears, than is currently in supply in Europe.»

…Mais certes, l’intérêt de ce rapport et des préoccupations dont il se fait l’écho réside dans le constat que les “menaces” qui sont aujourd’hui perçues sont d’ordre psychologique essentiellement, et qu’elles sont “en nous”, qu’elles viennent de nous-mêmes (ou d’eux-mêmes, disons) : «The biggest threat to our security is us»... Cela représente une reconnaissance intéressante des paralysies, voire des impuissances du Système, car c’est bien du Système qu’il s’agit en l’occurrence. Il est encore plus intéressant de constater que ces paralysies et ces impuissances se situent dans le domaine de la psychologie essentiellement. (Sur les quatre “menaces” envisagées, trois sont indiscutablement de caractère psychologique. La quatrième, – l’affaiblissement du lien transatlantique, – l’est en partie principale dans l’esprit de ceux qui énoncent ces “menaces”, et il s’agit bien d’une psychologie paranoïaque. Ce “lien” est aujourd’hui si serré, – c’est pourquoi l’on parle d’un “bloc” américaniste-européaniste, – que l’on voit mal quelle “menace” constitue son état et comment “améliorer” cet état. Rien de plus psychologique… D’autant plus, d’ailleurs, si l’on propose l’idée bien connue, sinon évidente, que l’existence du “lien” est, en soi, la principale “menace” de la situation.)

L’intérêt est de savoir qui, dans l’esprit des “panelistes” qui sont donc des diplomates de haute volée, est exactement concerné par les états d’esprit ainsi décrits. S’agit-il des opinions publiques ? S’agit-il des directions politiques elles-mêmes ? On serait tenté de répondre très classiquement qu’il s’agit des deux. La perte de confiance vaut aussi bien pour le public (c’est l’évidence) que pour les directions politiques, qui sont réduites à des discours stéréotypés et s’avèrent nécessairement incapables de montrer cette énergie qui s’appuie nécessairement sur la confiance ; l’absence de public resilience (on parle sans doute de psychological resilence) touche évidemment l’absence de “résistance” du public au traitement d’austérité, de répression policière, d'influence quasi hypnotique, d'inégalité grotesque par spéculation et destruction économique, etc., auquel il est soumis. Mais la chose pourrait aussi bien valoir pour les dirigeants, dont la capacité de direction s’use à une vitesse extraordinaire, qui se mesure aux chutes systématiques de popularité affectant tout nouveau dirigeant dès qu’il est confronté au pouvoir ; l’absence de solidarité, de même, touche nécessairement les populations et les différents pouvoirs, repliés sur eux-mêmes les uns les autres dans ces conditions de crise eschatologique, et soumis aux pressions de l’individualisme imposé par le Système… (On a déjà parlé du “lien” transatlantique, galéjade qui se déduit du reste, remède ridicule correspondant aux restes épars de la narrative favorite du bloc BAO. Chercher à resserrer un “lien” d’ores et déjà bouclé entre deux parties qui s’effondrent chacune de leur côté représente un exercice quasiment surréaliste.) En post-scriptum, on ajoutera qu’il est ainsi bien naturel qu’aucun leadership sérieux ne se dégage de directions et d’élites politiques toutes prisonnières du Système, qui est évidemment la source unique et grondante de la crise qu’un tel leadership devrait traiter et résoudre, et qui interdit donc absolument l'émergence d'un tel leadership (sauf l'exception d'un révolté type-Gorbatchev).

Ainsi, s’il existe une affirmation qui frappe par sa vérité involontaire, c’est bien la phrase déjà citée («The biggest threat to our security is us»), de laquelle on peut d’ailleurs ôter “notre sécurité” pour ne garder que la menace elle-même, générale, touchant tous les domaines de l’esprit et de l’action par conséquent, et particulièrement, justement, la psychologie. Il s’agit enfin de la seule description évidente de la crise générale qui touche le Système, avec la remarque que cette crise n’épargne en rien les directions politiques. Il s’agit après tout du constat de la terrorisation des psychologies de ces directions politiques et de ces élites, qui appliquent les politiques dictées par le Système et dont elles perçoivent, confusément mais jusqu’à la terreur de leur propre psychologie, l’impossibilité et l'absurdité de les appliquer.

«It was the most revealing moment in what had been an engaging, but somewhat abstract discussion», écrit notre expert-Systuème. C’est parler et même écrire d’or, en faisant le constat que le programme d’autodestruction du Système que les élites et directions politiques sont chargées de mettre en œuvre représente une entreprise titanesque de nihilisme, d’où aucune psychologie ne peut sortir intacte. Ainsi poursuit-on une sorte de compétition, pour voir qui l’emportera, entre la terrorisation des psychologies conduite à son terme catastrophique et l’autodestruction du Système. En d’autres termes : deviendront-ils fous avant que le Système ne s’effondre ? Mais c’est une question bien entendu anecdotique, le résultat final étant de toutes les façons l’effondrement.


Mis en ligne le 4 octobre 2012 à 10H36