La crise de Fukushima devient structurelle

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La caractéristique de la crise de l’usine nucléaire de Fukushima est l’incertitude initiale de sa gravité, au travers de la variation de sa perception, des interférences constantes et souvent intéressées des évaluations dans tous les sens, par conséquent le temps nécessaire pour fixer dans notre perception sa gravité, son importance, sa durée. Il y eut d’abord une alerte générale très intense, suivi d’une brutale disparition de cette alarme en conjonction avec le paroxysme de la crise libyenne. Nous sommes maintenant dans une troisième phase de la perception qui est celle d’une évaluation plus fouillée, ponctuée par des aveux d’impuissance et divers échecs, sur place, pour contenir ou réduire la crise. Selon l’adage que “le pire est toujours possible”, il semble bien que l’extrême gravité de la crise soit de plus en plus évidente.

• Les comparaisons avec Tchernobyl se multiplient, alimentées par le fait que nous approchons du 25ème anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, qui eut lieu le 26 avril 1986. Une visite de Tchernobyl a eu lieu pour cet anniversaire, organisée par les autorités de la centrale (voir The Independent du 3 avril 2011). La position répétée par Igor Gramotkine, qui dirige les travaux en cours sur la centrale (avec la nécessité urgente d’à nouveau mettre en place une nouvelle protection du réacteur), est très pessimiste pour Tchernobyl, et plutôt optimiste par rapport à Fukushima ; ce jugement est supect, Gramotkine étant un fonctionnaire d’autorités partisanes du nucléaire civile, et donc conduit à singulariser Tchernobyl et le passé dans “le pire possible”, et Fukushima et le présent dans une perspective plus rassurante.

«During a tour of the site, Mr Gramotkin admitted that the destroyed reactor, still full of radioactive waste and nuclear fuel, remains “a threat not only to Ukraine but to the whole world” until it is encased in a vast steel structure that is being built. But, he said, Chernobyl was a unique event and unlikely to be repeated.

»Mr Gramotkin said: “I think this kind of accident [Chernobyl] could only have happened in a very closed society like the Soviet Union, and it's impossible that an accident like this could happen again. I don't believe in alternative energy, because humanity's use of electricity is going up and alternative sources won't be able to satisfy demands.” What happened at Chernobyl was worse even than the worst possible outcome at Fukushima…»

Cette vision est radicalement contredite par Natalia Mironova, une ingénieur en thermodynamique devenue activiste anti-nucléaire, et actuellement en tournée aux USA pour l’anniversaire de Tchernobyl. (Voir AFP, via TerraDaily.com, le 1er avril 2011.)

«Japan's unfolding nuclear disaster is “much bigger than Chernobyl” and could rewrite the international scale used to measure the severity of atomic accidents, a Russian expert said here Friday. “Chernobyl was a dirty bomb explosion. The next dirty bomb is Fukushima and it will cost much more” in economic and human terms, said Natalia Mironova… […]

»A 2005 report by UN bodies including the International Atomic Energy Agency (IAEA) called Chernobyl “the most severe in the history of the nuclear power industry” and ranked it a seven on the International Nuclear Event Scale (INES). But the nuclear crisis in Japan, which was triggered by a massive earthquake and tsunami three weeks ago, could be “even higher” on the INES scale, said Mironova. “Chernobyl was level seven and it had only one reactor and lasted only two weeks. We have now three weeks (at Fukushima) and we have four reactors which we know are in very dangerous situations,” she warned.»

• Sur place, au Japon, et après des semaines d’atermoiements et de dissimulation, les autorités diverses (le gouvernement, la société TEPCO) commencent à admettre l’ampleur du désastre et le temps nécessaire pour espérer contenir la crise et éviter la catastrophe paroxystique d’une explosion. Le Guardian du 3 avril 2011 donne quelques détails indiquant que, selon les sources officielles elles-mêmes, il faudra des mois pour surmonter le paroxysme de la crise…

«Officials separately has warned that the nuclear crisis could drag on for months, the first time that they have offered a timescale. Goshi Hosono, an aide to the prime minister, Naoto Kan, said everything possible was being done to contain leaks, which have contaminated the environment and food and water supplies, necessitated mass evacuations, and fomented fear as far away as Tokyo, 150 miles to the south. “We have not escaped from a crisis situation, but it is somewhat stabilised,” said Hosono. Asked how long it would take to bring the overheating reactors under control, he said: “I think several months would be one target.” The timeframe was echoed by Nishiyama, [ spokesman for Japan's nuclear safety agency,] , who said: “It will takea few months until we finally get things under control and have a better idea about the future. We'll face a crucial turning point within the next few months, but that is not the end of it.”

»The admission that there is no end yet in sight to the world's worst nuclear accident since Chernobyl came after the recovery of two bodies inside the plant, staff killed when it was struck by the tsunami on 11 March…»

• Une nouvelle accessoire mais intéressante pour fixer la vérité de la crise par rapport à la puissance virtuelle utilisée par le Système pour représenter l’état de notre monde et alimenter le caractère économique de l’utilisation du système de la communication pour faire circuler l’argent, accroître les bénéfices et transformer le contexte catastrophique de l’époque en avantages capitalistes… Cette fois, la vérité fait reculer le virtualisme du Système, et Hollywood décide de déprogrammer au Japon les “films-catastrophes” et ceux avec certaines caractéristiques proches, dont certaines situations rappellent la crise qui touche le Japon. The Independent présente et commente la nouvelle de la décision des studios de Hollywood, le 4 avril 2011

«There is something paradoxical about Hollywood's attitude toward disaster movies. Such films are made because of audiences' desire to stare into the abyss. There's clearly a demand for them. Even so, the studios remain sensitive about offending audiences.

»The disaster movie has moved relentlessly upmarket over the past 50 or 60 years, leaving the B-movie behind. […] Now, disaster movies seem very realistic – which makes them all the harder to dismiss as fantasy.»

Notre commentaire

On sent bien, devant ces diverses nouvelles, certaines importantes et d’autres plus futiles, qu’il existe à nouveau une force puissante qui ramène la catastrophe japonaise et Fukushima au premier plan de nos préoccupations. Comme dans les premiers jours de la catastrophe, les perspectives très pessimistes de cette catastrophe, l’aspect “naturel” et l’aspect nucléaire avec des rapports encore ambigus, réapparaissent, cette fois avec une sorte d’imprimatur officielle quoique extrêmement réticente et restant contradictoire. Le fait est qu’il devient de plus en plus difficile de dissimuler l’ampleur de la chose, tant sur sa gravité intrinsèque que sur sa durée, – mesurée en mois, qui pourrait l’être en années. (Comme l’on voit, Tchernobyl reste, vingt-cinq ans plus tard, dans des conditions critiques et la crise menaçante est toujours active.)

La remarque de Gramotkine, le directeur de Tchernobyl, sur l’impossibilité politique que Tchernobyl se reproduise («I think this kind of accident [Chernobyl] could only have happened in a very closed society like the Soviet Union, and it's impossible that an accident like this could happen again»), cette remarque est complètement marquée d’un irréalisme et d’une sinistre ironie involontaires. Le gouvernement japonais travaille depuis la catastrophe à camoufler autant que possible, et selon ce qu’il en sait, l’ampleur de la catastrophe, peut-être dans une mesure supérieure à ce que firent les autorités soviétiques en 1986. (Gramotkine devrait d’ailleurs réviser ses connaissances historiques : Tchernobyl survint en pleine expansion de la glasnost de Gorbatchev et fut utilisé par Gorbatchev pour accélérer encore cette glasnost. Cela fait que la dissimulation des conditions de Tchernobyl devint un enjeu politique et fut largement combattue par Gorbatchev, qui intervint pour en faire une large publicité et affaiblir d’autant le Système. A cet égard, l’URSS d’alors, en pleine effervescence, se montra très probablement plus ouverte que le Japon d’aujourd’hui.) Avec aujourd’hui un Système à notre sens plus fermé qu’en 1986, mais d’une façon plus sophistiquée et moins voyante, certainement au niveau des informations officielles, ce fait même des tentatives de dissimulation marque involontairement la gravité de la crise selon la perception qu’en a le Système. C’est une précieuse indication. D'une façon plus générale, cette correspondance Fukushima-Tchernobyl au travers du 25ème anniversaire de Tchernobyl va renforcer la puissance de la crise de Fukushima au travers de l'activité du système de la communication, et portée par la puissance symbolique de cette circonstance chronologique.

La crise de Fukushima est en train de s’imposer comme un événement majeur de la structure crisique et de la chaîne crisique qui caractérisent désormais notre situation. Elle va empoisonner d’une façon radicale le climat et la perception de la crise centrale du Système, d’autant qu’elle touche aux fondements de la puissance de ce Système, issue du déchaînement de la matière et, dans ce cas, confronté à elle : crise de la production d’énergie pour alimenter la puissance du Système, crise du technologisme qui donne les moyens de cette production de l’énergie, crise de la prétention de la raison humaine de concevoir et de développer les conditions de la maîtrise de l’univers au profit du Système du déchaînement de la matière. Fukushima est désormais une hypothèque tragique fichée dans le flanc le plus puissant du Système, qui s’avère pour l’occasion extrêmement vulnérable ; l’accélération de la crise centrale en sera la conséquence très rapide, très puissante et inéluctable.


Mis en ligne le 4 avril 2011 à 06H47