La crise de l’évaluation de la menace

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La crise de l’évaluation de la menace

10 février 2004 — Depuis plus de 50 ans, la sécurité repose essentiellement sur l’évaluation de la menace. Nous l’avons voulu ainsi, parce que nous prétendons développer un monde rationnel où la technique doit nous donner la maîtrise de l’avenir autant que du présent, — et qu’y a-t-il de plus important à maîtriser que l’avenir de notre sécurité ?

Pendant un demi-siècle, nous avons appris à évaluer la menace. Il s’agissait de maîtriser la réalité des capacités de l’ennemi potentiel, l’URSS, c’est-à-dire le monde communiste, et, au-delà, de faire une appréciation raisonnable de ses intentions. La démarche est devenue de plus en plus technique, donc d’un caractère de plus en plus impératif, au fur et à mesure du développement des moyens techniques (avions d’observation, satellites de reconnaissance, moyens électroniques d’écoute et d’évaluation diverse, etc). Ce développement s’est fait souvent au détriment de la perception humaine, ce qu’on nomme en jargon anglais de renseignement HumInt (Human Intelligence).

Ce qui arrive aujourd’hui est une catastrophe pour cette évolution. L’échec du renseignement occidental (anglo-saxon) est si radical dans la question des ADM irakiennes qu’il met en question, de manière tout aussi radicale, tout l’édifice de l’évaluation de la menace. L’ancien officier (jusqu’en janvier 2003) du renseignement militaire britannique Brian Jones, qui a fait une première intervention médiatique tonitruante le 4 février dans The Independent, met, aujourd’hui en évidence, dans le même journal, ce nouveau revers auquel le système général occidental est confronté.

« In today's interview, Dr Jones made it clear that his biggest fear was that his life's work on the dangers of nuclear, chemical and biological weapons proliferation risked being undermined by the failure to find stockpiles in Iraq.

» He said: “There is a great danger that the whole Iraq issue is now muddying that pond. People have been told to look in that direction; 'Here is something to worry about'. Suddenly it appears that there was nothing. Personally, I don't think they will find stockpiles in Iraq and have been given a false expectation that they were there. So people will say WMD in general was never a problem because the whole thing was a political sleight of hand.” »

Jones ne parle que des ADM en général, et du cadre de la “guerre contre la Terreur”, mais cette réflexion doit conduire bien au-delà. Il s’agit du processus complet de l’évaluation qui est mis en cause. C’est la crise la plus grave que ce processus ait connue, pour diverses raisons, dont la principale est certainement l’effet médiatique formidable de la crise des ADM irakiennes. Le processus d’évaluation est très fortement dépendant de sa “crédibilité”, et tant qu’existe la crédibilité même les erreurs les plus graves peuvent être prises pour du comptant, et lorsque ces erreurs sont mises à jour, plus tard, la crédibilité n’en souffre que modérément parce que l’effet est très fortement atténué. (Voir notre documentation publiée ce jour, parallèlement, dans notre rubrique “Notre bibliothèque”, avec deux articles de 1988 et 1990 qui présentent des analyses de l'évaluation de la menace pendant la période de la Guerre froide et la période de la fin de la Guerre froide.) Aujourd’hui, pour la première fois de façon aussi éclatante, la crédibilité est touchée avec autant de force que la réalité de la prévision, parce que le processus est directement confronté, sans aucun moyen d’atténuer la puissance du choc parce que la chose se fait d’une façon publique et très médiatisée, avec l’échec de son action.

C’est un événement considérable dans la mesure où, depuis la Deuxième guerre mondiale, la politique de sécurité, la stratégie, la politique militaire, la programmation militaire se sont de plus en plus appuyées sur l’évaluation des menaces. Cette évolution suivait la confiance de plus en plus grande dans les moyens techniques d’analyse et de vérification. Il s’agit d’une des causes principales de la militarisation de la politique extérieure. De ce point de vue, on peut dire que cette situation est aussi la cause de la militarisation de la “guerre contre la terreur” : c’est parce qu’on a cru pouvoir quantifier les forces terroristes et les forces qu’on leur associe, notamment les rogue states, que cette militarisation a eu lieu ; cette quantification impliquait des volumes de forces, des objectifs, etc, par conséquent conduisait à la proposition d’employer la force militaire. Que vaut désormais cette situation si le processus d’évaluation le plus avancé possible se retrouve si complètement mis en échec ?

La question est de savoir si les pouvoirs politiques et les opinions publiques sauront exploiter cet affaiblissement radical des capacités du complexe militaro-industriel à imposer sa tyrannie depuis un demi-siècle. Pour l’instant, rien n’est moins sûr. En attendant, c’est la force dominante du système international qui a reçu un coup très dur.