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380Il y a une très grande pauvreté, sinon un quasi néant, dans le “débat” actuel des idées par rapport à l’ampleur extraordinaire des événements qui nous bouleversent. Ce déséquilibre rend très difficile la tâche de l’identification et de la signification de ces événements, pour qui s’en tient, justement, à cette seule référence des idées si pauvres de notre temps, soi-disant “en débat”. L’analyse de ces événements gigantesques est réduite à des astuces plus ou moins sophistiquées de comptable (l’économisme des “marchés” et autres rebonds de Wall Street), au ressassement d’une ivresse douteuse des vieilles lunes (de l’obsession de l’islamisme aux références au fascisme), aux lieux communs poudrés et larmoyants des people (BHL), à la gravité grotesque et pesante des sociologue (“exclusion sociale”, immigration, etc.), et ainsi de suite et sans fin, tant l’interprétation faussaire du néant semble fasciner l’esprit moderniste. Le fractionnisme si caractéristique de l’esprit postmoderniste, cet esprit qui poursuit la déstructuration du monde et qui s’offre lui-même comme modèle par sa complète déstructuration (à-la-Deleuze), permet effectivement d’éviter toute possibilité d’atteindre à l’identification de la cause fondamentale, générale, complètement intégrée, de la crise de notre civilisation.
Cette pauvreté est notamment et chronologiquement due au fait que tout a été dit sur notre crise centrale, dans ses composants les plus modernistes (technologisme, communication, etc.), depuis un siècle au moins, dans le débat intellectuel entre la guerre franco-prussienne et l’entre deux Guerres mondiales. Dans notre frénésie à faire nouveau et à ignorer les considérations plus anciennes que nous jugeons nécessairement “dépassées”, nous ne pouvons alors que faire beaucoup plus pauvre, infiniment plus bas que nos arrière et arrière-arrière-grands parents, et donc nourrissant monstrueusement ce déséquilibre puisque les événements ont pris l’ampleur que laissaient deviner les jugements en question. Qu’on en juge, de ces jugements qui ridiculisent nos “débats”, avec la conclusion d’une conférence sur la métaphysique orientale que donnait René Guénon à la Sorbonne, le 17 décembre 1925 (*). On ne voit pas qu’il faille retirer un mot ni en ajouter un autre, pour trouver commentaire plus approprié à notre situation, à nous, du soi-disant bloc BAO (Bloc Américaniste-Occidentaliste).
«La supériorité matérielle de l'Occident moderne n'est pas contestable; personne ne la lui conteste non plus, mais personne ne la lui envie. Il faut aller plus loin: ce développement matériel excessif, l'Occident risque d'en périr tôt ou tard s'il ne se ressaisit à temps, et s'il n'en vient à envisager sérieusement le “retour aux origines”, suivant une expression qui est en usage dans certaines écoles d'ésotérisme islamique. De divers côtés, on parle beaucoup aujourd'hui de “défense de l'Occident” ; mais, malheureusement, on ne semble pas comprendre que c'est contre lui-même surtout que l'Occident a besoin d'être défendu, que c'est de ses propres tendances actuelles que viennent les principaux et les plus redoutables de tous les dangers qui le menacent réellement. Il serait bon de méditer là-dessus un peu profondément, et l'on ne saurait trop y inviter tous ceux qui sont encore capables de réfléchir.»
En parlant de “défense de l’Occident”, Guénon fait évidemment allusion au courant de pensée qui sera illustré, l’année suivante (1926), par le livre du même titre de Henri Massis, désignant l’Allemagne de plus en plus tournée vers l’Est et méditant sa revanche de 1914-1918, comme danger principal pour la civilisation occidentale. Massis voit donc un danger extérieur pour la civilisation occidentale réduite à l’Europe (éventuellement avec les USA) sans l’Allemagne, ce qui semblerait justifié sur le moyen terme par la deuxième Guerre mondiale… Sauf, évidemment, qu’on peut rétorquer à Massis que ce qu’il prend pour une cause extérieure est en réalité une conséquence intérieure. Le destin de l’Allemagne, depuis la guerre franco-prussienne, est de représenter ce courant de l’“idéal de puissance”, né avec le “déchaînement de la matière”, qui illustre parfaitement le destin de la civilisation occidentale à l’intérieur d’elle-même. Ce point de vue fait des deux Guerres mondiales la conséquence de la crise intérieure de la civilisation occidentale de plus en plus attirée (fascinée) par ce courant de puissance déchaînée, – et, bien entendu, les USA prendront le relai de l’Allemagne, après sa défaite de 1918, puis sa folie de puissance conduisant à sa deuxième défaite de 1945. Le courant d’“idéal de puissance” n’a pas été vaincu, bien au contraire, il s’est trouvé régénéré par l’américanisme qui nous conduit jusqu’à aujourd’hui ; mais la “régénérescence”, d'une solidité à l'aune des productions favorites de l'américanisme, n’est là que pour rendre la chute plus brutale, comme nous l’expérimentons aujourd’hui, – chute devenue la Chute en soi. (Toutes ces idées sont développées dans La grâce de l’Histoire, – voir la rubrique correspondante. On les retrouve également dans les textes de Guglielmo Ferrero.)
Au contraire de Massis, Guénon résonne en métaphysicien qui identifie parfaitement les conditions de la crise générale, qui affecte non pas une puissance, non pas une idéologie, etc., mais une civilisation évidemment. Pour cette raison, son commentaire est d’une actualité formidable, car notre époque, avec sa crise générale et les événements qu’elle engendre, est bien en train d’imposer ce fait fondamental qu’il s’agit du destin d’une civilisation, voire de la fin d’un cycle. A cette lumière, bien entendu, les événements s’éclairent, ainsi que le désordre et la confusion extraordinaires qui les caractérisent. Il s’agit bien d’une civilisation qui se tord sur elle-même, qui s’agite frénétiquement, qui se débat dans ses contradictions mortelles, qui refuse absolument de constater qu’elle est la propre cause de tous ses maux, civilisation totalement irréformable, promise inéluctablement à la Chute. L’aveuglement des esprits et la vacuité des débats d’idées illustrent bien entendu cette situation où la question même de la cause et de la signification de la crise générale est complètement dépassée, obsolète. Guénon, de manière magistrale, avec quelques autres, y avaient déjà répondu avec une logique et une culture dont on ne trouve plus aujourd’hui l’équivalent parmi les “esprits” désignés comme tels par les institutions de notre contre-civilisation.
Mis en ligne le 12 août 2011 à 11H31
(*) C’est un lecteur ami qui nous a signalé ce texte de René Guénon, d’une Conférence à la Sorbonne du 17 décembre 1925. Première publication dans Vers l’Unité, février-mars, avril et mai 1926, et dans Etudes Traditionnelles, mai, juin et juillet 1938. Repris ensuite dans La métaphysique orientale, de Guénon également, Chacornac-Editions Traditionnelles, Paris, 1939 (rééditions en 1945, 1951, 1970, 1973, 1976, 1979, 1985, 1993, 1998).
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