La crise des deux pouvoirs

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La crise des deux pouvoirs

• Articles du 11 octobre 2021. • L’arrêt de la Cour constitutionnelle polonaise du 7 octobre (ré)affirme la primauté du droit national polonais sur le droit européen. • Fureur bruxelloise, mais juridiquement bien contestable parce que la primauté du droit européen n’est nulle part juridiquement actée et acceptée. • La décision polonaise poursuit et accentue une tendance grandissante des États-membres de contestation des prétentions européennes. • C’est le cœur du débat sur l'imposture des prétentions européennes. • Contributions : dedefensa.org et Pierre Lévy.

Nous avons déjà signalé l’importance de la décision de la Cour constitutionnelle polonaise du 7 octobre, dans ce cas par rapport au rude débat français à l’approche des présidentielles d’avril 2022. C’était à propos du fait qu’un certain nombre de candidats (de droite, à l’imitation de Zemmour) mettent dans leur programme un référendum sur l’immigration dont le résultat et les effets pourraient contredire complètement les directives européennes dans ce domaine. Cela nous faisait écrire, à propos de cette affaire polonaise prise comme exemplaire du mouvement général de tentative de reprise de leur souveraineté par les pays-membres de l’UE :

« Si l’on écoute simplement le débat, qui est en fait une explication de texte coordonnée de Charlotte d’Ornellas et de Benjamin Morel, avant-hier sur Europe1, on mesure le vertigineux imbroglio, l’impasse totale qui oppose les deux législations, entre la supériorité (européenne) absolument proclamée et la souveraineté (nationale) réaffirmée avec une terrible volonté.

» Ainsi faut-il voir que ce séisme qui secoue la France n’est pas seulement une affaire française, mais à tout le moins européenne, et sans doute même, bien au-delà, au cœur de la Grande Crise d’Effondrement du Système. Comme à propos, deux affaires ou développements en-cours vont parfaitement dans ce sens.

»• Il y a  l’affaire polonaise, qui va directement au cœur du problème de la structure juridique de la souveraineté nationale contre la supranationalités... »

De fait, depuis le 7 octobre, la décision polonaise pour ce qu’elle est et pour les acteurs qu’elle met en jeu, est commentée avec passion, notamment sous les coups de la dénonciation furieuse par le camp européiste et progressiste. Dans ce cas, il ne s’agit pas directement de légalité ni de souveraineté, mais de l’idéologisation de l’affectivisme ; on ne s’embarrasse d’aucun artifice, puisqu’on met en cause la légalité de cette Cour du fait essentiellement sinon exclusivement de nominations décidées par un gouvernement considéré ouvertement et avec un incroyable mépris comme fasciste, c’est-à-dire nazi, c’est-à-dire “indicible” sur le plan du droit, sinon sur la route de l’enfer.

(Exemple de cette “idéologisation de l’affectivisme”, suivie par un réalisme bien tempéré :‘Le Monde’, toujours dans sa splendide impartialité, avait publié sur son site un dessin d’une Pologne où l’on vit le drapeau européen remplacé par le fameux drapeau à la croix gammée, et nous-mêmes conduits ainsi à passer de ‘Jeux sans frontières’ bien-français [mais sans Lux ni Zitrone] à une sorte de bouffonneries hypocrite profitant des ouvertures de l’espace-Schengen : on dira que c’est effectivement la bouffonnerie sans frontières. Puis, touché par la grâce et la prudence, ‘Le Monde’ retira peu après l’avoir ‘postée’ cette héroïque et audacieuse affirmation symbolique de la Résistance.)

C’est dire (“fasciste”, “nazi”, croix gammée) si l’on est en terrain miné. Chacun sait, ou devrait savoir au fond de lui-même en-dehors de ses crises d’allergie idéologique, qu’il n’y a rien dans les traités qui assure la supériorité du droit européen sur les droits nationaux, comme le rappelle Pierre Lévy dans le texte ci-dessous ; alors, on fait ça à la louche, en faisant dépendre la légalité assurant la supériorité du droit européen sur les droits nationaux de l’éventuelle odeur “nauséabonde” de l’étiquette dont on affuble tel coupable condamné avant d’être jugé pour un crime dont aucun juge n’a déterminé qu’il a été commis, ni aucune police ayant déterminé la “scène de crime”.

On notera qu’on s’exclama moins, malgré les constats du même Lévy, lorsque la Cour constitutionnelle allemande affirma de facto, par une décision opérationnelle, la supériorité du droit allemand sur le droit européen pour les affaires de l’Allemagne. C’est-à-dire que l’on se stupéfia et que l’on polémiqua, mais en restant sur le terrain technique, en n’osant pas mettre en cause la bonne réputation démocratique de la puissante Allemagne. Ce faisant, on était plus proche du cœur du problème :

« L’année dernière, la Cour constitutionnelle allemande avait provoqué stupéfaction et consternation en interdisant à la Banque centrale allemande de participer à des programmes de la Banque centrale européenne (BCE), sauf à remplir certaines conditions. Les juges de Karlsruhe avaient, ce faisant, explicitement affirmé leur supériorité sur ceux de la CJUE – et donc, de fait, la supériorité de la Loi fondamentale allemande. La polémique avait alors fait grand bruit. »

La polémique contre la Cour polonaise est évidemment complètement faussée par l’hystérie idéologique mais, en l’alignant sur celle de la Cour de Karlsruhe, on retrouve un environnement plus mesuré et rationnellement politique, et l’on peut alors s’atteler à tenter de comprendre l’extrême importance de l’enjeu. Il s’agit bien d’une bataille entre le droit européen, dont l’application comme référence impérative (dans diverses affaires et occurrences politiques depuis 1964) résulte du fait coutumier de la lâcheté et de la complaisance des gouvernements nationaux, et n’a aucune forme de légalité.

Les gouvernements ont laissé faire, s’abritant si souvent sous le parapluie européen pour écarter leurs responsabilités, alors qu’il leur aurait suffi de commenter qu’ils appliquaient les directives européennes sans pour autant les accepter comme obligation ; c’est-à-dire accepter le droit européen en rappelant qu’il reste soumis à la décision nationale et sans appel, appuyée sur la supériorité du droit national. L’on se garda bien de faire cela, puisqu’on aurait ainsi exposé les incompétences nationales et les impostures européennes dans le chef des prétentions à exciper une légalité supérieure à tout autre ; car effectivement, l’on retrouve ce qui n’est pas moins qu’une véritable complicité, entre les “incompétences nationales” et les “impostures européennes”.

Aujourd’hui, il se trouve que les temps ont changé et les incompétents n’ont plus la main libre pour adouber les imposteurs. La revendication souverainiste est devenue courante voire même banale, dans tous les cas évidente dans cette période intensément crisique. Dans ces conditions, c’est toute la mécanique européenne, complètement tournée vers l’appropriation des souverainetés nationale jusqu’à la reductio ad nihilo, qui se trouve gravement contrariée.

Dans les ripostes que les bureaucraties opposent, on distingue aisément leurs ambitions à la fois impérialistes, globalistes et nihilistes. C’est-à-dire que la résistance bureaucratique européenne, qu’on jugerait inévitable par le fait même de la posture et des nécessités du monstre-UE, alimente en fait la tension de la crise en mettant de plus en plus au jour le caractère anti-démocratique et totalitaire de ces bureaucraties. De ce point de vue et dans ces temps qui découvrent les cendres sous le tapis et les cadavres dans le placard, l’UE commence à ressembler à ses caricatures les plus extrêmes. La doctrine de la “souveraineté limitée” qu’elle offre à ses pays-membres justifie la remarque que le remplacement du drapeau européen par le drapeau nazi (ou le drapeau soviétique) a un tout autre sens s’il est proposé pour l’UE qu’il n’en a pour la Pologne dans le chef obtus et idéologisé du dessinateur du ‘Monde’, – c’est-à-dire, pour faire bref et court, qu’il a beaucoup plus de sens, qu’il serait beaucoup plus justifié pour l’UE que pour la Pologne.

Les crises diverses sont si pressantes, et le déficit souverain si grand, et les décisions européennes si contraires aux intérêts des nations qui forment l’UE, que la “crise des deux pouvoirs” comme on pourrait ainsi la nommer, a toutes les chances de devenir un facteur important, voire le facteur essentiel de la situation européenne et internationale dans les temps courts qui viennent. Cette crise sera certainement un argument majeur des présidentielles françaises, dans le climat qu’on sait. Nous ne voyons pas comment le renforcement des pressions populaires et leur multiplication, contraignant les incompétentes directions politiques à parler de souveraineté (Macron à propos de l’aventure covidienne) même sans parler de l’Europe, ne nous conduisent pas effectivement à parler de l’Europe en se référant aux nécessités des souverainetés nationales, c’est-à-dire en dénonçant l’imposteur qui se cache derrière son faux-drapeau des étoiles jaunes sur fond bleu.

Ci-dessous, le texte de Pierre Lévy repris de RT-France, qui le publie le 8 octobre 2021 en partenariat avec mensuel ‘Ruptures’.

dedefensa.org

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La primauté du droit européen de plus en plus contestée

Branle-bas de combat à Bruxelles – et ce terme doit être pris au pied de la lettre. Il n’a fallu que quelques heures à la Commission européenne pour réagir à l’arrêt rendu le 7 octobre par la Cour constitutionnelle polonaise. Il est vrai que celui-ci constitue une véritable bombe. Jamais en reste d’une surenchère, Clément Beaune, le secrétaire d’Etat français à l’Europe, a même tonné : « C’est gravissime ».

La plus haute instance juridique polonaise avait été sollicitée en mars dernier par le Premier ministre de ce pays. En effet, la Cour de justice européenne (CJUE) avait, à plusieurs reprises, mis en cause un certain nombre de réformes décidées par Varsovie, en particulier la restructuration du système judiciaire. Les griefs bruxellois s’étendent par ailleurs à d’autres domaines, comme le pluralisme de la presse, ou les lois jugées discriminatoires envers la “communauté” homosexuelle.

La Pologne doit-elle se soumettre en toute matière aux juges suprêmes de l’Union européenne – telle était donc la question soumise au Tribunal constitutionnel du pays. L’affaire est tellement sensible que cette instance a par trois fois différé sa décision. L’arrêt n’en est pas moins net. Pour les gardiens de la loi fondamentale, «la tentative d’ingérence de la CJUE dans le système judiciaire polonais remet en cause le principe de la primauté de la Constitution polonaise ainsi que de sauvegarde de la souveraineté dans le processus d’intégration européenne». Les juges estiment pouvoir et devoir vérifier la conformité à la constitution polonaise du droit européen, mais aussi des verdicts de la CJUE.

Explicitant l’arrêt, le président de l’instance judiciaire suprême a reproché aux « organes de l’UE (de) fonctionner en dehors des compétences qui leur sont confiées dans les traités » ; si elle acceptait cet empiètement, la Pologne « ne pourrait fonctionner comme un Etat souverain et démocratique ».

Le constat est, sur le plan politique, mais également sur le plan juridique, factuellement incontestable. Car la supériorité du droit européen sur les droits nationaux n’a jamais été inscrite dans les traités. Elle a été pour la première fois explicitement affirmée par un jugement de la Cour de justice des Communautés européennes (ancêtre de la CJUE) en date de 1964, dans le dossier connu sous le nom de “Costa contre Enel”, soit huit ans après l’entrée en vigueur du Traité de Rome.

Il s’agit donc d’une simple jurisprudence auto-décrétée par les juges européens en leur propre faveur. Et elle ne tient, et n’a été confortée par la suite, que parce qu’aucun gouvernement n’a souhaité la remettre en cause.

Ce qui n’empêche pas la Commission d’affirmer, dans son communiqué vengeur, que « les principes fondateurs de l’ordre de droit communautaire » incluent « la supériorité du droit européen sur les lois nationales, y compris les dispositions constitutionnelles». Bruxelles affirme aussi que « toutes les décisions de la CJUE s’imposent aux États membres et à leurs organes judiciaires ». Menaçant, l’exécutif européen martèle qu’il « n’hésitera pas utiliser ses pouvoirs pour assurer l’application uniforme de la loi de l’UE ».

De son côté, le gouvernement polonais rappelle que les traités définissent précisément les compétences qui relèvent exclusivement de l’UE, celles qui sont partagées avec les États membres, et celles que conservent complètement ces derniers. L’organisation du système judiciaire national, affirme Varsovie, est en dehors des prérogatives communautaires. « La Pologne – selon sa Constitution – respecte les normes et lois de l’UE dans la mesure où ces dernières ont été établies dans les domaines explicitement et expressément prévus par les traités », a précisé un porte-parole.

La Commission européenne n’est pas la seule à monter aux barricades. Outre le ministre français déjà cité, de nombreux eurodéputés et les grands médias pro-UE du Vieux continent sonnent la charge sur le thème : “Maintenant, il faut sévir”. Jusqu’à présent en effet, les dispositifs punitifs et les procédures d’infraction tentés depuis trois ans contre Varsovie n’ont pas abouti. Désormais, des voix s’élèvent pour exiger de la Commission qu’elle prive le pays des 36 milliards d’euros qui lui ont été promis au titre du “méga-plan de relance” consécutif à la pandémie.

On n’en est pas là, d’autant que l’homme fort du pays, le vice-premier ministre et chef du parti au pouvoir, Jaroslaw Kaczynski, a tenu à réaffirmer qu’il n’était pas question de quitter l’UE. Mais en réalité, ce qui est en jeu dépasse largement la Pologne.

Car si le contexte était déjà tendu entre Bruxelles et Varsovie (de même qu’avec Budapest, pour des raisons comparables), la querelle arrive, pour les dirigeants européens, au plus mauvais moment. L’année dernière, la Cour constitutionnelle allemande avait provoqué stupéfaction et consternation en interdisant à la Banque centrale allemande de participer à des programmes de la Banque centrale européenne (BCE), sauf à remplir certaines conditions. Les juges de Karlsruhe avaient, ce faisant, explicitement affirmé leur supériorité sur ceux de la CJUE – et donc, de fait, la supériorité de la Loi fondamentale allemande. La polémique avait alors fait grand bruit.

Et la presse pro-UE s’inquiète d’une tendance qui se confirme : des politiciens divers, sentant l’état d’esprit populaire, sont accusés de populisme parce qu’ils multiplient les propositions ou affirmations promouvant la supériorité des lois nationales. La décision du tribunal polonais a du reste été saluée immédiatement par l’eurosceptique président tchèque (au rôle certes limité).

Mais l’exemple le plus époustouflant a été récemment fourni par Michel Barnier. L’homme est – ou était – en France un symbole de l’enthousiasme pro-européen, après deux mandats de commissaire, puis quatre ans comme négociateur en chef du Brexit. Or, cherchant sans doute à exister dans la pré-campagne présidentielle hexagonale, il a proposé un référendum visant à instaurer un « bouclier constitutionnel » supérieur au droit européen, et qui mettrait la France – en l’occurrence en matière de migration – à l’abri des juges de Luxembourg…

On peut évidemment douter de l’amour soudain du pré-postulant à l’Élysée pour la souveraineté nationale. Mais la multiplication des signes suggère que l’état d’esprit populaire, un peu partout, aspire instinctivement à renouer avec ladite souveraineté.

De ce point de vue, l’éditorial du Monde (09/10/21) était bien inspiré en concluant, non sans fureur contenue : « Il faudra bien un jour crever l’abcès et décider ce qu’adhérer à l’Union européenne veut dire. » Or être membre de l’UE – selon l’aveu revendiqué par ses partisans – consiste très précisément à accepter des règles, des lois, des normes et des procédures même si elles vont à l’encontre des choix ou des intérêts nationaux.

Dès lors, il faudra bien un jour, en effet, « crever l’abcès ».

Pierre Lévy