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18 septembre 2004 — Après une mobilisation de départ si tonitruante que l’excellent site de la IVe Internationale (trotskiste) WSWS.org s’est décidé à publier un texte sur cette affaire, trois semaines plus tard, la “crise des otages français” s’est largement enlisée. La diplomatie est passée du déclamatoire à la discrétion. Bonne princesse, la presse, gardienne bien connue et vigilante des libertés démocratiques et “quatrième pouvoir”, a emboîté le pas au pouvoir politique sans faire un pli. On s’est même complu à critiquer le triomphalisme du gouvernement français après avoir encensé l’offensive diplomatique initiale.
Ce n’est pas pour autant qu’il ne se passe rien. Signalons deux nouvelles sensationnelles glissées sur les ondes ces derniers jours et aussitôt inexploitées pour passer le plus largement possible inaperçues.
• Le 16 septembre, dans ses émissions d’information de la matinée, Europe n°1 interroge un analyste présenté comme « un ancien des services de renseignement » (la DGSE), et dont il semble bien qu’on puisse dire qu’il en reste très proche, jusqu’à faire l’hypothèse qu’il pourrait en être le messager. L’analyste rapportait que les services d’évaluation français réduisaient la situation à deux scénarios : l’un, possible mais improbable aurait été que les deux journalistes français ont été enlevés par un réseau proche des Syriens ; l’autre, tout à fait probable, et qui constituait évidemment l’essentiel du “message”, est que les deux journalistes ont été enlevés par un réseau proche du Premier ministre irakien Allawi, — c’est-à-dire, indirectement (à peine), proche de la CIA, pour signifier aux Français qu’on appréciait de moins en moins leur politique anti-guerre et proche des Arabes. La réaction d’Allawi à l’activité française pour retrouver les otages, telle que la rappelle WSWS.org, va rétrospectivement dans le sens de cette analyse.
« The only notable exception to this universal rejection of the hostage-takers was the US-stooge prime minister of Iraq, Iyad Allawi, whose newspaper blamed the French government for the event. On September 2, it published a vitriolic editorial against Jacques Chirac’s policies, accusing the French president of “bearing part of the blame” in the kidnapping of Georges Malbrunot and Christian Chesnot. The editorial blamed Chirac for having “opposed all the international resolutions aiming to bring security to the Iraqis.” This is in fact not true, since the French government has voted for UN resolutions supporting the continued occupation of Iraq. The editorial then implied that the French were only getting their just desserts, as “those who do not fight with us will soon find the terrorists at home.” »
• Le 17 septembre, à 13H00, la RTBF (Belgique) diffusait l’information d’un communiqué détaillé publié le matin, émanant du conseil des oulemas (autorité religieuse) sunnites de Falloujah, dénonçant les attaques américaines programmées pour empêcher la récupération des deux otages français : « Dès que nous sommes proches d’un accord, les Américains lancent des attaques dans la région où la libération pourrait se faire pour empêcher celle-ci. »
Personne ne s’est vraiment intéressé à l’information de Europe n°1 (sauf dans tel ou tel service interne, par exemple dans les services européens de l’équipe Solana). L’information de la RTBF a également soulevé peu d’échos, après que Willy Vandervost, le journaliste qui avait présenté cette nouvelle, l’ait appréciée d’un « l’information se passe de commentaires ». (Pourtant, non, on aurait apprécié un, voire des commentaires là-dessus ; — on ne manque pas d'en faire lorsque monsieur Poutine a une conduite pas assez démocratique au goût des salons.)(Signalons tout de même que, parmi quelques autres, le site Aljazeera.Net a repris avec commentaires cette information, confirmant sa mauvaise éducation dénoncée par Allawi-de-la-CIA, et qui lui a valu d’être banni démocratiquement d’Irak.)
La (grande ?) presse ne fait pas son travail, cela n’est pas nouveau. Mais cela n’est que l’accessoire dans cette question et un accessoire peu important. (Qui peut tenir pour une information digne d’intérêt le fait que la grande presse ne fait pas son travail puisque cette situation est avérée depuis si longtemps et que ce travail est de fait repris par les dissidents d’Internet ?) L’intérêt est d’observer la situation de façon plus générale, là où la soi-disant habileté de la manœuvre diplomatique dissimule simplement la peur. Entendons-nous : nous ne parlons pas de la peur des réactions des preneurs d’otages, fussent-ils des proches d’Allawi-de-la-CIA, mais, plus nettement et plus fondamentalement, de la peur des Américains qui, aujourd’hui, commence à apparaître comme le principal moteur de certaines diplomaties occidentales.
Ici, il s’agit du cas français. Admirons d’abord la prestation française, ce que nous avons fait lorsque c’était le sujet, tout en observant que cela n’était pas vraiment le fait des dirigeants français, mais plutôt celui d’une irrépressible tradition française. Dont acte, et de nous citer pour rappel :
« Bien entendu, cette réaction française ne doit rien, ni au personnel politique français, ni au discours général français, ni aux soi-disant conceptions politiques françaises, — tout cela d’une médiocrité de comportement au-delà de tout comme le veut le temps courant, sauf quelques si rares exceptions. Ce qui a parlé aux pays arabes et musulmans, qui vivent sous la contrainte des pressions anglo-saxonnes et occidentales en général, c’est le langage quasi-automatique chez les Français de l’indépendance et de la souveraineté, parce que ce langage implique par définition le respect de ce qu’il y a d’indépendance et de souveraineté chez l’autre. »
Les Français ont très vite envisagé l’hypothèse que Allawi-de-la-CIA, et même les Américains, étaient de la partie. Partis en toute candeur, celle de la bonne foi, les diplomates français ont soulevé ciel et terre pour faire libérer les otages. Chemin faisant, ils ont découvert que l’enlèvement pouvait très bien être le fait de courroies de transmission des Américains ou affiliés, et que les forces américaines intervenaient, — avec efficacité, il faut le reconnaître, pour une fois que c’est le cas — pour empêcher la libération des otages.
Manœuvre classique quoique sans la moindre vergogne ? Si l’on veut, sauf que l’on disait cela de l’Allemagne nazie et de l’URSS stalinienne (et de la république américaine vis-à-vis de ses voisins du Sud, toutes “républiques bananières” confondues). Mais c’est à ce niveau que se situe aujourd’hui l’activisme américain, peut-être serait-il temps de s’en aviser. Le problème est bien là. Les Français, caracolant dans cette affaire, se sont brusquement faits discrets. Habileté ? D’autres diraient : peur devant les réactions américaines. La plupart des “réalistes” mélangent les deux : il est parfois habile d’avoir peur, c’est-à-dire de ne pas prendre de risques qu’on ne peut tenir.
Justement, ce point est dépassé. Aujourd’hui, il ne suffit plus de manoeuvrer, de louvoyer, de reculer, d’encaisser et d’avaler des couleuvres en silence. (Le résultat, c’est Tony Blair au bord de la dépression, l’armée britannique encalminée en Irak jusqu’à la catastrophe, le Royaume-Uni au cœur de la pire crise qu’ait connue son système.) En face — du côté US, n’est-ce pas, pas des islamistes, — c’est une machine déchaînée, que plus personne ne contrôle et dont personne ne se soucie vraiment à Washington. Le raisonnement, le bon sens, la raison, n’ont aucun effet sur ce qui n’agit que par la force et ne réagit qu’à la force.
Nous sommes dans une situation tragique. Nous sommes dans une situation de rupture de civilisation où la seule diplomatie intelligente est celle de l’héroïsme, avec tout de même la démonstration faite que “la machine déchaînée” est également, dans l’ordre, stupide, inefficace et infiniment trouillarde (les Américains nous l’ont démontré à plus d’une occasion). Le mythe de Washington devenant fou, inauguré par Nixon pour faire peur aux Nord-Vietnamiens et les faire céder dans les négociations, n’a aucun fondement (voyez qui a gagné au Viet-nâm). La “machine déchaînée” sait aussi compter ses sous et recule devant qui oppose une certaine résistance de peur de compromettre “ses intérêts” (en général, ses investissements outre-mer).
La seule diplomatie intelligente et habile est donc héroïque, — cesser de louvoyer, de cacher la réalité, dire leur fait aux Américains et étaler ces informations qui les impliquent jusqu’au cou, que même les journalistes “libres et indépendants” n’osent commenter puisqu’elles « se passent de commentaires ». Qu’importe si l’“image” de la France aux USA en sortira amoindrie (et encore, c’est à voir). Elle ne le sera pas dans le reste du monde, encore moins en Europe et encore moins en France. D’autre part, il n’y a pas d’alternative : ce que nous ne ferons pas aujourd’hui, nous serons obligés de le faire demain, au centuple. (Question pratique : ce que l’on ne peut décemment attendre de la Belgique, par manque de crédit politique et de moyens technologiques et militaires, on peut l’espérer de la France, qui dispose de tout cela, et de l’instinct traditionnel en plus.)
La question, en fait, revient à ceci : monsieur Barnier a-t-il un visage de héros, wagnérien ou autre, c’est-à-dire d’un homme capable d’héroïsme ? (La question définitive et suave est bien : savent-ils encore que le mot “héroïsme” existe ?)