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49519 janvier 2010 — En un sens qui est assez bon et incontestable, il paraît assez logique, au vu des rapports de force présents et des moyens disponibles, de la géographie, que les USA aient pris la tête de l’opération de secours de Haiti. C’est ce que vous dirait un observateur candide ou un Candide déguisé en observateur. Mais où le bon sens a-t-il sa place aujourd’hui, encore, dans le monde? C’est un luxe qui ne nous semble plus guère permis.
Mary Dejevsky, dans The Independent de ce 19 janvier 2010, plaide, au contraire de son confrère Cockburn dans le même journal, que Haïti est le contraire de Katrina. Les USA doivent faire montre surtout d’habileté diplomatique, respectant la souveraineté haïtienne, ne se trouvant sur l’île que pour y prodiguer leur aide, dans une situation complètement différente du cas Katrina, voire à l’opposé puisque La Nouvelle Orléans est une partie intégrante des USA. Dejevsky juge, un peu vite nous semble-t-il, que les USA ont jusqu’ici assez bien agi dans ce sens. Bloquer l’aéroport de Port au Prince pendant un jour, quatre jours après la catastrophe (tant pis pour l’aide humanitaire), pour que Clinton vienne assurer le président haïtien que les USA sont plus grands et plus beaux que jamais nous semble coûteux, au prix de nombre de morts haïtiens par heure, dans les décombres de la ville dévastée.
Notons effectivement que The Independent change complètement de cap depuis l’article, ou disons ce qui serait alors le faux-pas de Patrick Cockburn. Cette fois, les USA ne sont pas dans le rôle des méchants, Obama oblige, Africain-Américan et président de concert… Nous avons donc droit à un article (ce 19 janvier 2010), où l’on apprend que «[the] US troops bring food and hope to shattered nation», et que, ô divine surprise, «Haitians welcome aid from former colonial ruler». (Bref, comme les Irakiens le 9 avril 2003.) L’émotion achève de vous terrasser lorsque vous apprenez que les robots U.S. – pardon, les soldats U.S. – appliquant les consignes de Moby Dick, sont désormais en mission type “Soeur Sourire”. (Nous serions curieux de savoir si le Pentagone n’a pas déterminé plusieurs sortes de sourires pour cette sorte d’opérations, FSM [Field Smile Manual] -1, -2 et -3. Lequel a été choisi pour Haïti ? “Secret Défense”.)
«They come to help, not to invade. […] So members of the 82nd Airborne Division, who are among the 1,700 US soldiers now on the ground in Haiti, revealed their new rules of engagement. They hope to win the hearts and minds of the shattered people they have travelled here to help. Gone are angry scowls and wrap-around sunglasses; instead, they are all smiles. And rather than waving machine guns at people, they have been ordered to discreetly carry their weapons on their backs…» (A comparer, pour le sport, ce reportage avec ceux du Times du même 19 janvier 2010. Contraste édifiant et leçon de même sur la notion d’objectivité – de la presse et du reste.)
Dans le même Independent, le 17 janvier 2010, on avait pu lire un article de l’Américain James Moore (auteur notamment de Bush's Brain: How Karl Rove made George W. Bush Presidential), parlant un cran plus haut que Dejevsky. C’est une vibrante plaidoirie en faveur de l’intervention US, de la direction de l’opération US et ainsi de suite; tout cela, certes, en tout bien tout honneur, et selon une attitude de franchise d’opinion qu’il n’importe en aucun cas de mettre en doute. Moore exprime un sentiment profondément enraciné dans la psychologie américaniste, de cette responsabilité universelle des USA – et il termine par une appréciation qu’il veut plus “pragmatique”, faisant appel à la logique discutable selon laquelle l’application de l’idéal américaniste est une affaire politiquement rentable pour le président – l’idéal américaniste jusqu’à son terme, indeed.
«America often has a unique and curious role in the aftermath of any great tragedy. Because nations know the US has abundant resources, the survivors of tsunamis, earthquakes and floods in distant lands tend to raise their weary eyes expecting to see Americans extending a hand. We have always embraced this as a responsibility of our culture and, indeed, consider it central to our character as a people. Further, we expect our presidents to lead and inspire our citizens and the rest of the globe when there is a need to provide relief. If they fail in this regard, they will suffer politically. […]
»What we can all see, hear and read is that America is trying. In this instance, however, trying without succeeding means more death, and neither destiny nor plate tectonics will get the blame; the President of the United States will. The political complications for Mr Obama in a failed relief project can harm him with a different kind of aftershock. After putting billions more into a Wall Street bailout, struggling to get any kind of meaningful healthcare bill passed, even with a super majority for his party, and committing to the expense of more American treasure and lives in Afghanistan, the President will be politically staggered if his plans to assist Haiti are perceived as a mess. The optimism from his historic election has waned with a record of achievement that has not equalled the hope his candidacy engendered.
»Leaders tend to be defined by their grace under pressure and response to crisis, and Mr Obama appears to have learnt much from the failure of his predecessor during Hurricane Katrina. Although the storm that drowned New Orleans was predictable, emergency response was slow and American citizens unnecessarily suffered. The enduring images of that tragedy come from live camera shots of African-Americans stranded on rooftops and at the Superdome sporting arena while President George Bush circled 3,000ft overhead in Air Force One on his way back from a fundraising event.
»A force of nature, however, is not what made Mr Bush a lame duck; he was undone by how he reacted to the storm. Historians suggest his effectiveness as a president began to diminish almost as soon as the winds died down in New Orleans and the waters began to recede, and the reason was nothing more than his inadequate leadership in an hour of profound crisis. Mr Obama's challenge is no different regarding Haiti. If Haitians have nothing to eat or drink and are dying of disease while healthcare is being debated in Washington, America's young President will endure his own wounds.»
@PAYANT On a vu, hier 18 janvier 2010, dans la rubrique Ouverture libre, la référence d’un article du Guardian sur l’“annexion” de l’île sinistrée par les forces envoyées par les USA. Traduisons: “…les forces envoyées par” le Pentagone, celui-ci ayant délégué auparavant son envoyée spéciale, la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton, pour aviser le président haïtien qu’il était toujours souverain et maître chez lui (précision utile) et lui faire signer (là, en bas, à droite, une simple croix suffira) un de ces fameux Memorendum of Understanding (MoU) dont la bureaucratie US a le secret. Il s’agissait d’un accord purement technique donnant mandat aux USA d’occuper une position de contrôle de l’opération. Bien entendu, volens nolens et les choses étant ce qu’elles sont, cela implique en réalité un transfert, en bonne et due forme habilement maquillée, du chef de l’Etat haïtien aux USA, de la souveraineté haïtienne. On peut relativiser et gloser ironiquement sur cette chose étrange, la “souveraineté haïtienne”. Mais quoi, l’acte juridique dont on a fait fort port peu la publicité est là, et l’attitude US d’une remarquable constance.
Le Pentagone, qui est en charge de l’opération, le fait à ses conditions. Il n’a que de bonnes intentions mais ces intentions sont soumises au règlement et à la sélectivité de règles intangibles pour déterminer qui doit d’abord bénéficier de la gloire de l’affichage de la générosité humanitariste, et qui passera au second plan. D’où les diverses manœuvres de gestion des mouvements aériens auxquels on assiste quotidiennement. Le bon mot de Dejevsky, selon laquelle Haïti-2010 n’est pas Katrina-2005 (et BHO pas GW, bien que GW soit de la fête), que l’essentiel est la diplomatie pimentée du respect de la souveraineté haïtienne, et que tout cela marche à merveille, ce bon mot a de quoi nous faire rire un peu jaune – ou rire un peu cynique, pour ceux qui ont l’humeur roborative. Sans parler d’hostilité excessive vis-à-vis du Grand Colonisateur devenu Grand Sauveteur par la grâce de saint-Obama, on observera que la mécanique est bien rôdée pour nous faire prendre les vessies bellicistes pour des lanternes humanitaires.
Pour les Anglo-Saxons, les Britanniques en tête (sauf le Times, qui ne passe rien au “gauchiste” Obama), c’est le vertige du néo-impérialisme humanitariste, à-la-Cooper, qui est de nouveau parmi nous. L’“aide humanitaire” à Haïti a la même valeur conceptuelle que les “bombardements humanitaires” (dixit Vaclav Havel) du Kosovo; il y a toujours un méchant à mettre K.O. – ici Milosevic, là “mother Nature” et les affreux Français qui voudraient nous faire croire qu’ils croient à l’humanitaire – pour aller sauver le gentil de circonstance. Il est difficile, au grand regret de certains, sans doute, d’écarter le constat de la “politisation” de la chose. Il n’y a rien d’étonnant dans ce constat puisque tout est politique, comme disaient sans doute Gramsci, les gauchistes et quelques autres. Le système, avec son représentant dans le chef du Pentagone dans ce cas, ne peut imaginer un acte qui ne le soit pas, puisque chaque événement constitue pour lui une menace contre sa prépondérance, son hégémonie et son influence, ou ce qu’il en reste à l’heure de sa piètre décadence accélérée.
Nous sommes enchaînés à cette “politisation”, qui est une lutte à mort engagée autour de l’agonie d’un système qui est au paroxysme de sa puissance et de son impuissance à la fois. Il faut s’en accommoder, et évoluer tactiquement dans ses jugements et ses appréciations des événements – tactiquement et même, parfois, avec cynisme, en n’oubliant pas que ce mot a aussi une partie de son sens très vertueuse par les temps qui courent («Mépris des convenances, de l’opinion, de la morale…»: n’est-ce pas la vertu même lorsqu’on voit ce que le système fait des convenances, de l’opinion et de la morale?). Nous sommes condamnés à juger des événements en fonction du double, voire du triple sens que lui donne le phénomène de la communication, manipulable et manipulé dans tous les sens. Alors, attachez-vous aux détails révélateurs, de ceux que Stendhal tenaient comme essentiels: que les G.I.’s, gardiens de Guantanamo et massacreurs d’Irakiens et d’Afghans se mettent à sourire et à ôter leurs sombres et énigmatiques lunettes de soleil, uniquement sur consigne répertoriée de la bureaucratie inhumaine de Moby Dick, doit vous en dire plus long qu’un long discours sur les intentions de l’opération et sur la substance de la chose, parce que ce détail vous dit tout, absolument tout, de l’inhumanité robotisée du système, et de son intention de se faire prendre pour ce qu’il n’est pas.
Comme on le notait et comme le faisait observer un lecteur, le tremblement de terre d’Haïti n’a pas déclenché, dans ce domaine d’une catastrophe majeure dans un (des) pays incapable(s) à lui (eux) seul(s) d’affronter le désastre, la même sorte de fièvre que déclencha le tsunami de 2004 – “modèle” analogique somme toute beaucoup plus acceptable que Katrina-2005 – à moins que les USA soient un de ces pays incapables à lui seul d’affronter un désastre qui le frappe. Le tsunami souleva une immense question à propos de la globalisation et de tous ses effets; l’ “appel” sacré à l’Amérique fut assez secondaire et ne joua aucun rôle spécifique. (Cela réduit à rien du tout la remarque de James Moore en apparence naïvement incrédule – du type “comment peut-on nous trouver si bons ?” – et en réalité illustrative de ces insaisissables, indécrottables et extraordinaires sentiments d’arrogance et d’impudence qui marquent la psychologie de l’américanisme autant qu’une pathologie pourrait le faire – «America often has a unique and curious role in the aftermath of any great tragedy. Because nations know the US has abundant resources, the survivors of tsunamis, earthquakes and floods in distant lands tend to raise their weary eyes expecting to see Americans extending a hand…»)
Si Haïti offre une situation complètement différente, ce n’est pas à cause de la seule géographie, mais c’est d’abord, essentiellement dirions-nous, parce que chaque événement paraît désormais pour l’Amérique l’occasion de tenter de prouver qu’elle n’est pas complètement en cours d’effondrement, comme tout le monde le chuchote, et comme elle-même le craint. “Désormais”, c’est-à-dire, principalement, depuis la crise du 15 septembre 2008 et depuis l’élection d’Obama qui a suivi, qui était censée ralentir, sinon stopper cette chute épouvantable. Cela conduit l’Amérique à réagir excessivement et à “politiser” nécessairement les problèmes pour tenter d’en tirer un enseignement ou une démonstration qui indiquerait que sa chute n’est pas assurée, ou même qu’elle est stoppée.
La “crise d’Haïti” est alors d’un très grand intérêt, justement parce qu’il s’agit d’une “crise” alors qu’il n’est tout de même question que d’un événement naturel, considérable certes, mais à première vue sans couleur politique; alors que cette “politisation” aurait pu, ou dû, s’exercer prioritairement sur les conditions du pays touché (pauvreté, absence de structures politiques, corruption, etc.), comme dans le cas du tsunami qui avait conduit à la mise en question de la globalisation à cause des pays touchés, alors qu’elle s’exerce à propos des capacités des USA à faire ou à ne pas faire ce qu’ils prétendent faire. Ainsi la “crise d’Haïti” devient-elle une facette de plus de la crise des USA et du système de l’américanisme.
On observera par ailleurs que cette “crise” devenue politique et concernant un événement naturel pourrait très bien constituer le modèle des crises à venir, liées à la crise de l’environnement, des ressources, etc., bref de la crise eschatologique de l’environnement. Là aussi, on peut attendre le même scénario, la même dérive, avec les USA imposant indirectement leur propre crise, par telle ou telle action délibérément lancée pour prouver qu’ils ne sont pas en crise, que leur crise n’est pas si grave et définitive qu’on craint, etc. Du coup, la dimension humanitaire ou humanitariste devient le réceptacle des inquiétudes et des frustrations de la crise centrale de la postmodernité, qui est la crise du système de l’américanisme. La “bataille” est, évidemment, essentiellement livrée aux niveaux de la communication, de l’influence, etc. Ce serait un “modèle” notablement différent de ceux qu’on envisage; dans les cas les plus optimistes, la recherche de coopération, notamment et essentiellement au niveau régional, avec les puissances ayant des points de vue et des cultures similaires, et des économies intégrées; dans les cas les plus pessimistes influencés par la vision géopolitique des stratèges qui tentent de servir encore à quelque chose, où l’on voit des affrontements selon des lignes classiques de conflits, pour les intérêts des uns et des autres, pour s’assurer de ressources, etc.
Il nous semble en effet que tout reste dominé par la question américaniste, qui est la question centrale de la crise de civilisation que nous traversons. Si l’on veut, la “crise d’Haïti”, ce ne sont pas les possibles 200.000 morts causés par le séisme mais la très grande question essentielle: peut-on réparer l’American Dream? C’est la vraie mission de l’Africain-Américain Obama, pour le bien de la postmodernité chancelante qui se reconnaît dans l’American Dream comme dans un miroir et qui veut qu’on répare très vite ce miroir pour qu’elle puisse continuer à s’y contempler et à s’y croire comme “la plus belle”, comme la fameuse reine du conte. C’est dire que nous ne serons pas quitte de ces affrontements “collatéraux” provoqués par les tourments américanistes qui deviennent le cœur des crises qu’on prétend résoudre, tant que l’on ne sera pas quitte de la crise de l’américanisme… Et l’on sait bien qu’il n’existe qu’une seule façon d’être quitte de la crise de l’américanisme. C’est donc à Washington et aux alentours que tout se passe, et non pas au chevet des 200.000 Haïtiens morts, et des autres, qui attendent l’aide de la civilisation.
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