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914Après la réunion de l’OTAN, l’évènement du F-4 turc abattu par la Syrie (disons “la crise du F-4”) a montré son évolution qui est d’écarter les deux issues extrêmes : un simple étouffement de cette affaire après quelques échanges verbaux ou une dramatisation de cette affaire jusqu’à en faire un casus belli opérationnel. La réunion de l’OTAN en est restée à une position de principe de soutien de la Turquie, sans engagement d’aller plus loin. On peut dire, comme l’analyste russe Igor Siletski (La voix de la Russie du 26 juin 2012), que «l’Alliance n’a fait que “froncer les sourcils”. L’incident avec l’avion a montré que les pays de l’OTAN n’allaient pas intervenir dans les affaires syriennes».
• Il semble qu’il n’y a pas unanimité à l’OTAN pour une issue (engagement agressif de l’Alliance dans la crise syrienne) qui n’a pour l’instant jamais été dans “la feuille de route” de l’OTAN. (Voir les affirmations répétées du secrétaire général Rasmussen contre tout engagement de l’OTAN, qui ne peuvent être faites qu’avec l’accord/la recommandation des USA.)
• Il semble que la Turquie, après une réaction initiale très modérée, puis une deuxième beaucoup plus agressive allant jusqu’à la sollicitation du soutien de l’OTAN en même temps que l’annonce de mesures opérationnelles hostiles mais passives vis-à-vis de la Syrie, n’ait pas l’intention d’aller plus loin à ce stade, du point de vue opérationnel offensif. Cette évolution turque est d’abord, à notre sens, essentiellement intérieure (ce qui n’exclut pas sa transformation en une politique agressive extérieure) : avec sa politique syrienne de plus en plus mise en question et très impopulaire, Erdogan a voulu enfermer l’opposition (et l’opinion publique) dans le réflexe d’“union nationale” grâce à cette dramatisation. Mais ce n’est qu’un effet à court terme ; il est probable que l’opposition en vienne à demander des comptes sur les circonstances et les causes d’un vol si risqué et il s’avère d’ores et déjà que “la crise du F-4” n’a pas modifié le sens de l’opinion publique. (Voir l’analyse de Kevin Barrett, de PressTV.com, le 26 juin 2012 : «A new poll by the Ankara Social Research Center shows that more than two-thirds of the Turkish people oppose intervention in Syria, despite the recent shooting of two Turkish military planes over Syrian waters. The poll, reported in the Turkish weekly al-Akhbar, also found that a majority want Prime Minister Recep Tayyip Erdogan to take a more neutral stance toward the conflict in Syria.»)
Dans ces conditions, la “crise du F-4” (“crise dans la crise” [syrienne], bien entendu) en est à un point où l’on peut considérer, d’un point de vue hypothétique, 1) d’abord, qu’elle n’est pas close, du fait du processus de dramatisation qu’on a mentionné plus haut ; 2) ensuite, qu’elle est en train de créer elle-même des conditions qui lui sont propres, qui commencent à lui donner une vie propre. Cette dynamique conduit l’affaire à une alternative.
• Soit la situation générale de la crise syrienne s’aggrave, d’une façon brutale et rapide, entraînant des évènements qui impliquent tous les acteurs (dont la Syrie évidemment, et la Turquie, en position évidemment antagoniste) dans un cours dont nul n’est maître. A ce moment la “crise du F-4” perd de sa spécificité et s’inscrit dans un courant général de désordre et de course vers la guerre où elle n’a plus aucune signification par elle-même, avec son pouvoir d’aggravation éventuel du climat rendu inutile par l’aggravation générale. Ce cas peut évidemment se présenter et il est même très envisageable (il y a divers signes d’aggravation des conditions opérationnelles) mais ce n’est pas celui que nous envisageons ici.
• Soit la situation générale de la crise syrienne se poursuit sur le rythme actuel, avec sa confusion, ses soubresauts, mais rien de décisif pour le court terme. Dans ce cas, la “crise du F-4”, non seulement garde sa spécificité, mais elle installe une situation nouvelle. En effet, elle étend l’effet principal qui est en train de s’installer : l’“officialisation”, par une sorte de “paroxysme modéré” (l’oxymore est un caractère constant de la structure crisique des relations internationales), de l’antagonisme entre la Turquie et la Syrie. Cette officialisation vient à un moment où Erdogan a réussi temporairement à resserrer les rangs en Turquie, mais n’a nullement supprimé une opposition à sa politique qui est avérée, et alors que lui-même a montré ces derniers temps une réelle hésitation quant à la poursuite de cette politique.
Dans ce dernier cas qui est le sujet de notre analyse, la “crise du F-4” pose de façon active et ouverte, pour la première fois, le problème de la politique syrienne de la Turquie, des relations entre la Turquie et la Syrie, à un niveau régional. Après le tour de piste de la réunion de l’OTAN qui ne semble effectivement n’être, à ce stade, qu’un tour de piste à consommation intérieure, pour renforcer intérieurement Erdogan, cet aspect régionaliste nouveau dégage, nolens volens, la politique syrienne de la Turquie de la seule gangue de la politique du bloc BAO, incontrôlable et affective, et donc sans aucune perspective sinon la confusion et éventuellement la guerre.
Dans un article dont le titre est assez évocateur de la démarche assez formelle de “dramatisation” d’Erdogan («Turkey did not lose face»), l’analyste turc Mehmet Ali Brand émet, le 26 juin 2012, dans Hurriyet Daily News, quelques considérations sans extrême originalité, mais qui posent le problème de la “crise du F-4” en termes politiques, – et, ici, en termes régionaux, selon un triangle Iran-Syrie-Turquie… (Mehmet Ali Brand parle aussi de la Russie, certes, qui peut s’inscrire dans cette dimension régionale bien que non inscrite dans sa géographie, – ce qui transforme le triangle en un carré Iran-Syrie-Turquie-Russie : «Russia, on the other hand, is Syria’s most important supporter in the international dimension. Whatever step Turkey takes, it has to take into account what Moscow would think and how it would act.»). L’extrait choisi concerne bien le triangle Iran-Syrie-Turquie :
«Relations with Syria may go out of control. Syria’s most important ally in the region is Iran. What would Iran do in today’s crisis environment? Which side would it take? Will it support Turkey or Syria?
»Iran’s situation is very difficult. It would not want to lose Turkey nor would it give up Syria. This country is important for Iran for its own security. Because Iran regards the United States as a threat against itself, Syria is a very precious “card” for Iran. Iran would never want the al-Assad regime to be replaced by a pro-American administration. Also Iran can reach the Mediterranean through Syria thanks to its close ally, the al-Assad regime. It would not want to give this up easily. On the other hand, there is Turkey; the only country that has access to Europe and a country that cannot be disregarded.
»Believe me, Iranian diplomacy can manage this difficult equilibrium. It would not turn its back on Ankara. It would not exclude Damascus. The authorities in Tehran are masters in these matters.»
… Ces remarques introduisent un fait politique qu’on a déjà mentionné à l’une ou l’autre reprise, qui est l’intervention de l’Iran offrant ses “bons offices” à la Syrie et à la Turquie, pour résoudre “la crise du F-4”. Dite à la fin de la semaine dernière, la chose a été répétée en ce début de semaine, montrant que les Iraniens espèrent que leur proposition va rencontrer telle ou telle oreille intéressée, ou qu’elle l’a déjà rencontrée sans que cela soit officiellement manifesté. Le porte-parole du ministère des affaires étrangères l’a répété hier (voir Aljazeera, le 26 juin 2012), présentant l’affaire du F-4 comme ceci : «…a very sensitive issue that also concerns Tehran…[…] We will use our good relationship with the two countries to resolve the issue. It should be resolved through restraint and negotiations and [the two sides] should avoid measures that disturb the security of the région…». Le même 26 juin 2012, le journaliste iranien et cinéaste documentaire Mohammad Ataie signait un article dans le Guardian, où il décrit les efforts déjà nombreux faits par l’Iran pour tenter d’aider à trouver une solution pacifique en Syrie, notamment avec des interventions nombreuses avec Assad mais aussi avec l’opposition. Ataie ne cache pas qu’il y a une certaine irritation du côté iranien devant certaines promesses de Assad, non suivies d’effets, de mettre en place des réformes : «Facing mounting criticism at home and abroad, Iranian leaders have repeatedly defended their Syrian stance by emphasising that Assad is intent on implementing reforms and that his reform plans enjoy the backing of a majority of Syrian people. But, particularly since the recent parliamentary election in Syria, there has been an increasing sense of frustration in Tehran with the sluggish Assad-led political reforms.» (A noter qu’on trouve cette même sorte d’irritation, par moments, chez les Russes, à l’encontre d’Assad, et qu’il y a également, en partie, cette sorte de circonstances dans le durcissement anti-syrien initial d’Erdogan, alors que les deux pays étaient très proches.)
Il s’agit donc d’une hypothèse “régionaliste” de possible conclusion de la crise syrienne, qui impliquerait une certaine stabilisation, mais dans des conditions notablement bouleversées. Il y aurait notamment l’entrée en scène de l’Iran comme acteur actif de la crise (de l’éventuelle résolution de la crise), ce qui constituerait un événement à la fois complètement évident et naturel, à la fois extraordinaire et presque impensable… Cette étrange dualité antagoniste et/ou schizophrénique de la pensée rejoint par ailleurs l’enjeu capital de la réunion de samedi à Genève, convoquée par Kofi Annan. Les Russes entendent évidemment y participer et entendent que les Iraniens y participent (Kofi Annan lui-même est favorable à cette venue, jugeant que l’Iran est “une partie de la solution” de la crise syrienne). Les USA rechignent de plus en plus, menaçant de ne pas participer à cette conférence si l’Iran s’y trouvent. (Ils se consoleront au centuple, les USA, en s’apprêtant à la conférence des “potes de la Syrie”, à Paris, grand acte d’ouverture de la superbe politique étrangère du nouveau président français.) On trouve ainsi résumées, au niveau d’une conférence internationale, les hypothèses et les éventuels blocages de ces hypothèses, de ce qui pourrait par ailleurs permettre, parmi d’autres possibilités, un règlement régional de la crise.
Enfin, on comprend que toutes ces hypothèses sont aujourd’hui sur le fil du rasoir, – à la fois évidentes et absolument improbables, à la fois dans le champ des possibilités d’être exploitées, à la fois menacées de basculer complètement dans le champ de l’impossible qu’impliquerait un enchaînement rapide des évènements vers une issue catastrophique. Les facteurs qui interviennent sont en nombre considérable et considérablement contradictoires en général, les logiques conduisant l’action des uns et des autres sont pour la plupart entachées des pressions de cette affectivité qui subvertit complètement la raison et qui n’a comme fonction que d’aligner la plupart des “politiques” sur la dynamique-Système d’autodestruction. L’architecture de compromis et de négociation régionale que nous esquissons constitue une démarche que l’esprit de la diplomatie classique, qui est celui de l’art du compromis et des arrangements équilibrés, ne pourrait que privilégier. Pourtant, en énonçant cette sorte d’évidences, on a également l’impression d’avancer des idées sacrilèges, absolument relaps, qui promettraient ceux qui les conçoivent au feu de l’enfer, des idées qui n’ont par conséquent pas la moindre chance d’aboutir... Ainsi vogue la pensée, comme sur un océan déchaîné.
Mis en ligne le 27 juin 2012 à 12H18