La crise du F/A-22, ou le système placé devant ses réalités

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La crise du F/A-22, ou le système placé devant ses réalités


Le programme d'“avion de domination aérienne” Lockheed Martin F/A-22 est entré dans une crise aiguë. L'origine de cette crise est l'annonce, le 7 novembre, d'un dépassement de $690 millions du coût du programme dans sa phase développement. Ce chiffre a toutes les chances d'être provisoire et l'on envisage la possibilité du dépassement du milliard de dollars. Un aspect encore plus déplaisant de cet avatar budgétaire qui s'annonce catastrophique et bien plus qu'un avatar est qu'il semble bien qu'il ait été dissimulé par le bureau chargé de gérer le programme. Des sanctions ont été aussitôt prises, qui montrent la gravité de la crise : aussi bien le déplacement immédiat des deux généraux de l'USAF qui géraient le programme que la direction du programme chez Lockheed Martin.

La revue Aviation Week & Space Technology donne des précisions sur ces changements dans son édition du 25 novembre. Certains détails sont révélateurs de l'état pathétique de la gestion du programme, dans ce qu'ils montrent son inefficacité et son caractère d'urgence : par exemple, le déplacement d'un général (Shackleford) qui fut nommé il y a seulement six mois, et la nomination du général Owen, l'officier qui réussit à sauver le programme C-17 qui était en quasi-banqueroute en 1993.


« The USAF leadership ousted Brig. Gen. William J. Jabour, the program executive officer for fighters and bombers and a former F-22 program manager, and F/A-22 program manager, Brig. Gen. Mark D. Shackleford, who took the project's reins only about six months ago. Lockheed Martin also replaced its program manager, Bob Rearden, in a deal made with the service. The new executive vice president and general manager of the company's F/A-22 efforts is Ralph D. Heath, who was chief operating officer for Lockheed Martin's Aeronautics Co.

» The Air Force hasn't taken drastic punitive measures of this magnitude in years, the most recent case being the ouster of several senior program officials during development of the C-17 airlifter in 1993. The new program executive for fighters and bombers will be Brig. Gen. Richard B. H. Lewis, currently director of the Joint Theater Air and Missile Defense Organization on the Joint Staff. Program management will fall to Brig. Gen. (Select) Thomas J. Owen, program director for the C-17.

» “This is a mutual personnel action between us and Lockheed Martin. We needed a change in the program,” Air Force acquisition chief Marvin R. Sambur told Aviation Week & Space Technology. “It is basically a realization and an awareness on our part that we are reaching a very difficult period in the program, and we need more experienced leadership on both sides — both Lockheed and the Air Force's side.” »


D'autres positions et d'autres suggestions, et surtout des hypothèses, ont été annoncées ou avancées. Leur caractère comme les conditions qui les accompagnent marquent également le désarroi où se trouvent aujourd'hui l'USAF, et le Pentagone avec elle.

• Le général John Jumper, chef d'état-major de l'USAF, envisage d'accepter un chiffre de production (300) du F/A-22 inférieur au chiffre-plancher (382) qu'il avait annoncé lors de la “redésignation” du F-22 en F/A-22, en septembre dernier.

• Diverses solutions complémentaires sont envisagées, au cas où le F/A-22 verrait sa production réduite. Les hypothèses sont plus radicales, mais surtout, souvent farfelues, et certaines d'entre elles, certainement, comme manoeuvres d'intoxication dans la bataille en cours : compétitions entre nouveaux avions et avions existants pour déterminer si l'apport en capacités nouvelles vaut le supplément de dépenses ; appel massif à des UAV/UCAV pour tenter de trouver de nouvelles solutions moins coûteuses ; même, à l'inverse, le lancement accéléré de la version de bombardement du F/A-22, le FB-22.


Tout le système de gestion et de développement du Pentagone est désormais en jeu


L'atmosphère qui ressort de ces diverses prises de position et décision est effectivement pathétique. Il semble bien que la crise du F/A-22 puisse rejoindre en ampleur celle qui toucha le programme A-12 et mena, en janvier 1991, à son abandon dans des conditions rocambolesques ($5 milliards dépensés sans que rien n'ait été fabriqué sinon une maquette à échelle réelle en bois, et cela avec des montages et des fraudes qui conduisirent devant les tribunaux la Navy d'une part, General Dynamics et Boeing d'autre part ; le Pentagone a décidé le 3 décembre de commencer à récupérer les $2,3 milliards que la justice a ordonné aux deux contractants de rembourser dans le cadre de ce programme). Quant à son intensité potentielle, — on veut dire : si elle éclate dans toute son ampleur, — la crise du F/A-22 dépassera largement celle du A-12, et elle la dépasse d'ores et déjà en substance. Contrairement à ce qu'on percevait (d'ailleurs faussement, mais seule compte la perception) avec la crise du A-12, la crise du F/A-22 n'est plus perçue comme la crise d'un programme mal géré. Aujourd'hui, la crise du F/A-22 devient la crise d'un système.

En quoi s'agit-il de la crise d'un système ? En réalité, le F/A-22 n'est pas un mauvais avion, ni un avion handicapé par des travers originels, — non plus que ne l'était sans doute le A-12, qui n'a jamais existé en tant qu'“avion réel” (ce que la Navy reproche à GD et à Boeing !). Le F/A-22 est un avion à qui le système ne permet pas d'être un avion acceptable selon les normes opérationnelles et budgétaires. D'une façon générale, la bataille constante que mène le système bureaucratique ne concerne pas vraiment, comme dans le cas du F/A-22, un avion, sa capacité de combat, son adaptation aux réalités du monde, ses capacités d'intervention, etc. La bataille du système est interne, elle porte sur des chiffres (de budget par exemple), elle porte sur une position bureaucratique, les droits et les privilèges qui vont avec, etc., — et cette bataille se fait sans conscience de l'éventuelle vénalité des enjeux, sans cynisme on veut dire, mais au contraire au nom du patriotisme, de la sécurité nationale, etc. (Et le F/A-22 est d'abord un avion nécessaire à la sécurité nationale, un avion “patriotique” en un sens : l'argument va alors de soi, il doit avoir toutes les capacités possibles et imaginables, quitte à devenir le “monstre” ingérable qu'est devenu le F/A-22.)

Nous avons parlé ici et là du scandale du A-12 et de tous les facteurs qui l'ont rendu possible, notamment la technologie furtive autour de laquelle il fut développé (voir notamment, dans une Analyse sur le bombardier B-2, le texte sur la question de la technologie furtive extrait de notre Lettre d'Analyse de defensa, observée à partir du livre de Stevenson [voir ci-après], et qui montre bien les batailles bureaucratiques et leurs effets). L'analyste James P. Stevenson est l'auteur d'un livre sur ce scandale (The 5 $Billions Misunderstanding ), où l'on trouve cette remarque :


« One reason the navy spent so much money and suffered development delays that postponed the A-12’s first flight was the air force’s complete unwillingness to share the lessons it had learned in developing the F-117 and the B-2. Its obstinacy in refusing to share informations was designed to fulfil its post-World War II claims that aircraft carriers were an uneccesary expense because bombers could perform the same mission. Because the air force, like all services, sees its missions primarily as achieving dominance through budget share, it was successful in taking the deep strike mission from the U.S. Navy and is not likely to return it. »


On peut méditer ce constat par rapport à ce qu'il nous est dit des promesses de transfert de technologies que nous font les Américains pour nous amener à participer à tel ou tel programme, et à leur acheter du matériel. Enfin, pour notre propos, il faut bien noter cette phrase de la citation de Stevenson, car elle nous dit tellement sur la réalité au sein de cette formidable puissance à $400 milliards et plus par an qu'est le Pentagone : « Because the air force, like all services, sees its missions primarily as achieving dominance through budget share. » Il y a une sorte de “sens du devoir” dans la bataille que mènent les bureaucrates au sein du Pentagone, et c'est le devoir que chaque membre et cellule du groupe de pression doit aux intérêts de son groupe. Certes, cela est plus important que le monde extérieur, cela transcende le monde extérieur, cela élimine le monde extérieur de leurs préoccupations.

D'une certaine façon, la bureaucratie américaine reproduit à son échelle, et dans la pratique, la caractéristique essentielle du système général américain qui est l'absence de transcendance dans le gouvernement. Cela implique que les intérêts de groupe passent avant les intérêts d'un hypothétique “bien public” qui n'existe pas. Le résultat est l'absence d'une coordination centrale créatrice, pour un but commun qui doit être dans ce cas un “produit” acceptable, dans tous les domaines, c'est-à-dire quelque chose qui répond souvent à la maxime connue que “le mieux est l'ennemi du bien”.


Comment la crise du F/A-22 est la crise du système elle-même

Nous pensons que la crise du F/A-22 est un peu une sorte de crise passée d'un domaine particulier au domaine générale, une crise du système lui-même, et qui fait désormais douter des capacités fondamentales du système. Le cas n'est même plus de discuter des capacités de gestion du système. Le refrain sur le “changement décisif désormais réalisé” dure depuis 1980, alors que la nécessité d'une réforme date des années Eisenhower (première tentative et premier échec : McNamara en 1961-63). Le bombardier B-1B de 1981, le bombardier ATB/B-2 de 1980, le programme ATA/A-12 de 1984, le programme ATF/F/A-22 de 1986, ont été présentés successivement chacun comme un programme-fanion, à partir duquel et avec lequel tout allait changer dans la gestion et l'efficacité. L'ATF de 1986 était présenté en 1987 comme garanti à $37 millions l'unité, grâce à une nouvelle “philosophie” de gestion, caractérisée par les mots “mean and lean”, qui allait permettre d'“éliminer les graisses inutiles pour garder les nerfs et les muscles” ; le F/A-22 est, au mieux, à $200 millions l'unité et il ira plus loin, bien plus loin probablement.

Avec le F/A-22, nous sommes au terme parce qu'à force de repousser la confrontation avec le réel dans des domaines parcellaires (réalité budgétaire sur le coût du F/A-22, réalité opérationnelle sur la nécessité du F/A-22, etc), on finit par rencontrer toute la réalité du monde que repousse le système, comme un bloc, comme un ensemble. Le système refuse la réalité des nécessités budgétaires comme il refuse les réalités de la lutte contre le terrorisme, encore une fois parce qu'il ne s'intéresse qu'à sa propre construction et son propre développement.

Le système est pur virtualisme, selon le terme que nous affectionnons. Au travers du F/A-22, c'est lui qui est si fortement ébranlé. Il a produit, à des coûts pharamineux, la force armée qui est en un sens la plus inutile du monde, qui remporte des victoires éclatantes et sans intérêt parce que sans rapport avec la réalité, et qui n'apportent pas la paix ; tout cela, d'abord parce que rien, absolument rien dans cette réalité n'importe au système. Ce ne serait rien si ce “système” se résumait à un petit service perdu dans un ministère poussiéreux ; mais il s'agit du Pentagone, qui reçoit une part importante du budget de la plus grande puissance du monde, qui anime l'économie, qui fabrique des stratégies, qui inspire la politique, qui nourrit nos phantasmes, qui en fait accroire à nos analystes et ainsi de suite. Le résultat de son action dans la réalité, qui ne tient aucun compte de cette réalité, c'est la déstructuration et c'est le désordre.

(Au reste, le F/A-22 est loin d'être le seul problème. Aviation Week & Space Technology le note dans la même livraison : « Last week spelled a major setback for another Lockheed Martin and Air Force effort, development of the Jassm. The program was “decertified” because of problems during two free flight tests, in essence stopping operational testing, the Air Force admitted last week. [...] Jassm isn't the only standoff weapon giving the service problems. USAF and Raytheon are still laboring to get the AGM-154A Joint Standoff Weapon cleared for use on F-16s. The weapon, which is operational on Navy aircraft, in some F-16 configurations encounters severe vibration and suffers damage. Different fixes have been under investigation for months. [...] Despite the series of missteps, [Air Force acquisition chief Marvin R.] Sambur insisted there is no systemic problem with Air Force acquisition projects. “There are lots of programs where we are doing really well” but they aren't highlighted. However, even senior Air Force officers joke that they are hard-pressed to find an acquisition program that is on cost, on schedule and meets its performance goals. »)

Comme Rumsfeld le disait lui-même en des termes si forts le 10 septembre 2001, il n'y a rien de plus grave au monde que cette crise de la bureaucratie. Il est dommage que le 11 septembre ait succédé au 10. Tout de même, cette citation à garder à l'esprit, le début du discours d'un orfèvre en la matière, Donald H. Rumsfeld :


« The topic today is an adversary that poses a threat, a serious threat, to the security of the United States of America. This adversary is one of the world's last bastions of central planning. It governs by dictating five-year plans. From a single capital, it attempts to impose its demands across time zones, continents, oceans and beyond. With brutal consistency, it stifles free thought and crushes new ideas. It disrupts the defense of the United States and places the lives of men and women in uniform at risk.

» Perhaps this adversary sounds like the former Soviet Union, but that enemy is gone: our foes are more subtle and implacable today. You may think I'm describing one of the last decrepit dictators of the world. But their day, too, is almost past, and they cannot match the strength and size of this adversary.

» The adversary's closer to home. It's the Pentagon bureaucracy. Not the people, but the processes. Not the civilians, but the systems. Not the men and women in uniform, but the uniformity of thought and action that we too often impose on them.

» In this building, despite this era of scarce resources taxed by mounting threats, money disappears into duplicative duties and bloated bureaucracy—not because of greed, but gridlock. Innovation is stifled—not by ill intent but by institutional inertia. »


Des perspectives pentagonesques : le F/A-22 pourrait faire aussi bien que le B-2, toutes proportions gardées


Au terme, quelles options restent-ils ? Disons que le choix est classique, simplement élargie pour faire postmoderne : entre la peste, le choléra et le SIDA. L'abandon du F/A-22, alors que plus de $30 milliards ont déjà été dépensés ? L'option maximale de Jumper (de 382 à 750 exemplaires), qui serait d'ailleurs la moins absurde ? Ou bien l'option dite “moyenne”, soi-disant “raisonnable”, réduisant la commande à 180 avions ? Calculons cette option : le programme a d'ores et déjà dépassé largement le rythme de la prévision de $63 milliard pour une projection de 339 exemplaires. Cela signifie qu'avec 180 avions qui réduisent d'autant la rentabilisation par la production et annihilent complètement la soi-disant économie de la réduction de production, on pourrait effectivement approcher $60 milliards et même plus pour 180 exemplaires. Nous approcherions les $400 millions l'exemplaire.

Compte tenu du fait que le poids du F/A-22 doit être à peu près 4 à 5 fois moindre que celui du B-2 (21 exemplaires pour $$44 milliards), on peut conclure en montrant qu'ainsi le F/A-22 maintiendrait ferme la philosophie des prix du Pentagone, — un côté “soyez fermes sur les prix”. Nous serions confirmés dans le fait qu'il s'agit bien de l'“hyperpuissance” dont nous parle la rumeur publique et du “technological gap” dont nous parle le secrétaire général de l'OTAN Robertson.


Post-Scriptum ...

Au reste, nous n'entretenons aucune crainte. Aux USA, à Washington, dans l'atmosphère de délire sérieux et sans manifestation extérieure qui prévaut depuis 9/11, même avec un “dur” comme Rumsfeld, l'issue est connue d'avance, le F/A-22 continuera son chemin chaotique. Rumsfeld devrait officialiser cela lorsqu'il signera le projet de budget pour l'année fiscale 2004 : ce sera sa capitulation devant la toute-puissance de la bureaucratie.

(Voir notre F&C du 3 décembre.)