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448Pour la première fois apparaissent des analyses fouillées de la crise du JSF dans des pays normalement situés complètement en dehors de la sphère d’influence de l’industrie d’armement et de la sphère d’influence des USA. On cite ici une analyse russe et une analyse chinoise, qui vont largement au-delà de la simple information.
• Ilia Kramnik, sur Novosti, le 23 mars 2010. Parmi ses observations, qui prennent le JSF comme exemple de réflexions de «L’industrie militaire américaine au pied du mur» (titre de l’analyse), on retient ceci, qui nous paraît d’un particulier intérêt:
«On pourrait citer encore d’autres exemples, mais revenons au F-35 mentionné ci-dessus. Le prix du chasseur a également doublé, ses délais de mise à la disposition de l’armée ne cessent d’être reportés et leur efficacité en combat suscite des doutes: certains analystes affirment que le F-35 qui coûte de 2,5 à 3 fois plus cher que les appareils du bureau d’études russe Sukhoi et qui, malgré son prix, figure parmi la classe des chasseurs légers, ne garantit pas à ses détenteurs une supériorité appropriée sur les Sukhoi.
»Comment expliquer ces échecs ? Il existe, entre autres, une barrière technologique à laquelle se heurtent actuellement, l’un après l’autre, dans des périodes différentes, tous les concepteurs et les producteurs d’armement. La dernière fois, ce fut le cas pendant la Seconde Guerre mondiale et durant les premières années d’après-guerre, lorsqu’on passa des avions à hélice, dont les caractéristiques tactiques et techniques étaient difficiles à perfectionner, aux avions à réaction. Ce fut une immense avancée technologique et si les grands pays du monde parvinrent à l’effectuer, ce fut "grâce" à la Seconde Guerre mondiale qui les obligea à augmenter considérablement leurs investissements dans les recherches dans le domaine du matériel de guerre et de l’ingénierie fondamentale.
»A présent, pratiquement tous les secteurs butent devant une barrière nouvelle qui leur impose de dépenser de plus en plus pour des performances de moins en moins significatives en termes de progrès et qui se réduisent bien souvent à des changements superficiels.
»Les techniciens de l’industrie se rendent parfaitement compte de l’existence de cette barrière technologique, mais les départements de défense se coupent de plus en plus souvent de la réalité technique dans leurs plans et leurs exigences. Ce diagnostic a été notamment fait au Pentagone dans le rapport de l’association des entreprises de l’industrie aérospatiale américaine: “Mauvaise surprise: les conséquences industrielles du choix fait en matière de stratégie militaire”. Dans ce rapport, les meilleurs ingénieurs de l’industrie aéronautique américaine affirment carrément que les projets du Pentagone visant à parvenir à une supériorité technologique globale ne peuvent être réalisés sans base fondamentale appropriée.
»Cette barrière se dresse non seulement devant les États-Unis. C’est également le cas de l’UE, du Japon, et la Russie s’en approche également car elle a perdu quinze ans après la désintégration de l’URSS et s’efforce actuellement de rattraper son retard. Les autres pays industrialisés qui jouissent, pour l’essentiel, des fruits de la pensée technique américaine, russe et européenne – que ce soit la Chine, l’Inde, etc. – se heurteront aussi inévitablement à cette barrière à la suite de leurs “donneurs de technologies”.
»Comment surmonter cette barrière ? Difficile à dire. Il est évident que cela demandera des dizaines d’années de travail opiniâtre et d’immenses investissements en science fondamentale. Il est impossible de réduire considérablement ces quelques dizaines d’années au moyen d’une guerre, comme ce fut le cas jadis. Au lieu de surmonter cette barrière, une guerre contemporaine de grande envergure rejetterait plutôt les pays des dizaines d’années en arrière.»
• Le site chinois World Review publie, le 24 mars 2010 une interview, sous le titre «F-35 fighter has become a clumsy white éléphant», de Chen Hu (Chen), rédacteur en chef du magazine World Military Affairs. Extraits, en sachant que “l’équipement” étudié est effectivement le JSF (que, curieusement ou d’une manière insupportable pour le Pentagone, Chen désigne comme un “chasseur de quatrième génération” alors qu’il est de la glorieuse “cinquième”):
GT: «What can we do to ensure the new equipment is affordable?»
Chen: «First, a prior feasibility study is necessary. This process should be a standard form of R&D for any large piece of military hardware. In other words, how the new equipment will be used and what criteria are suitable to evaluate them needs to be carefully considered to reach a balance of costs and effectiveness. […]
»The military strategy of the US is an offensive one, which requires their weapons to be equipped to a high standard. They attempt to overwhelm others in military actions.
»The original idea of their fourth-generation fighters is to have an aircraft capable of beating any other contender. They put too heavy a burden on it, so the final product has become an oversized monstrosity capable of doing nothing.»
GT: «What does the US need to do now?»
Chen: «To ensure new equipment affordable, the emphasis needs to move to audits after the R&D process has started. Audits are also important throughout the process of pre-feasibility studies, R&D, and deployments.
»Some large-scale military hardware projects, like the F-35, seem to be nothing more than fishing trips designed to test the waters for new equipment and make as much money as possible.
»The original plan held up the F-35 as being less expensive, but that's fallen through. Since the research company wanted to pursue the maximum profit, it is impossible for them to set the price of new generation aircraft at the same level as old ones.»
@PAYANT Les deux commentaires vont dans des directions très différentes et également très générales, mais sont tous deux très intéressants. On ajoute le fait que le cas du JSF commence à être ainsi commenté en Russie et en Chine, d’une façon notablement objective et d’une façon fondamentale, sans références polémiques éventuelles, sans références passionnelles malgré qu’il s’agisse d’un matériel US avec toutes les pesanteurs d’intérêt, de concurrence politique, etc., qui accompagnent la chose. Cela nous signale d’une façon assez convaincante que le JSF est vraiment devenu l’archétype d’une crise fondamentale des armements et, plus généralement, de la crise fondamentale du technologisme, voire du Progrès d’une façon générale. Le cas du JSF concerne désormais le monde entier, et nullement à cause de la concurrence à l’exportation des armements.
Désormais, le monde entier va suivre le développement du JSF, c’est-à-dire la catastrophe du JSF, comme une crise fondamentale parce qu’il s’agit in vivo de la concrétisation dans le développement d’un programme d’une immense dimension de la crise du technologisme et du Progrès. Il y a une grande compréhension, chez les deux personnes concernées, sans aucun doute beaucoup plus que chez la plupart des commentateurs occidentaux, du caractère exemplaire et structurel de la crise du JSF, voire de son caractère illustratif de la crise de la civilisation occidentaliste et américaniste dans son ensemble. Aucun des deux, le Russe notamment d’une façon extrêmement fouillée, ne cache que le problème du JSF ne tient pas à un avion de combat, à un conglomérat industriel, voire même au seul Pentagone, – bien qu’en la matière le Pentagone nous écrase tous par son avance dans la catastrophe, – mais à un système général en tant que structure centrale et, semble-t-il, inspiratrice de notre civilisation devenue globale.
Ainsi, si nous parlons, dans notre titre, de la “globalisation” de la crise du JSF, il s’agit d’une observation de type géographique et politique (un Russe et un Chinois faisant ces commentaires) mais il s’agit aussi de la réalisation et de la mesure du problème que soulève la crise du JSF. Il est intéressant de constater que l’on trouve cette approche chez des spécialistes d’univers aussi éloignés de l’univers occidentaliste et américaniste, que l’univers russe et l’univers chinois. Sans doute est-ce parce que ces deux univers, comme nous l’avons souvent écrit à d’autres propos sont à la fois “en dedans et en dehors” de notre système, qu’ils en ont donc un regard librement critique, mais aussi, d’une certaine façon, objectivement critique.
Il est tout à fait évident pour nous que la crise du JSF “c’est bien plus que la crise du JSF”, qu’elle marque un point de tournant fondamental dans le développement du technologisme, – et non pas, seulement, des seuls armements. Depuis longtemps, nous plaidons l’idée que la crise du JSF est non seulement l’illustration de la crise du Pentagone, de la crise de l’armement, mais aussi l’illustration de la crise d’un système et donc de la civilisation que conduit et qu’inspire ce système. A notre sens, c’est évidemment dans cet esprit qu’il faut suivre le développement de cette catastrophe technologique et bureaucratique sans exemple.
L’autre aspect de l’intérêt de suivre le programme JSF est de comparer, justement, les commentaires de nos experts, en général inconsistants, faiblards, extraordinairement conformistes ou souvent trop aisément ramenés à la seule polémique (quoique la polémique se justifie si elle conduit à des réflexions plus élevées), ou bien réduits également au seul aspect militaire, avec les deux commentaires que nous citons ici. Il y a une différence de psychologie dans les deux sortes de démarche. Les commentateurs du système occidentaliste et américaniste, et encore plus ceux qui sont engagés dans la direction et la gestion du programme, sont incapables d’avoir une vision large et puissante de la signification de la crise du JSF. Cette attitude, sans doute inconsciente pour une bonne part, répond à la crainte qu’une critique générale et une critique de substance de cette catastrophe aboutissent effectivement aux remarques suggérées dans les deux textes que nous citons, c’est-à-dire à des remarques renvoyant à une condamnation à la fois du système en général et de l’orientation de notre civilisation, du technologisme qui la guide. A cet égard, on conclura évidemment que les Russes et les Chinois, qui sont, comme chacun se fait un devoir de le savoir, beaucoup moins démocrates que nous sommes, et donc beaucoup moins vertueux, sont, par contre, beaucoup plus libres d’esprits et de jugements. Ce n’est pas une affirmation vraiment surprenante, et une affirmation qui pourrait nourrir utilement une réflexion sur notre démocratie.
Mis en ligne le 25 mars 2010 à 10H03
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