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152118 octobre 2008 — Deux nouvelles parues simultanément éclairent un aspect “marginal” de la crise financière qui, par son ampleur comptable, occupe d’une façon significative une place importante dans cette crise. Le même jour, le Guardian et l’Independent révèlent etrapportent des chiffres de salaires et de bonus des cadres dirigeants financiers respectivement à Wall Street et à la City.
(Nous ne parlons pas de l’aspect “moral” de cette crise. Il doit être expédié de quelques qualificatifs méprisants et dérisoires, cela impliquant le jugement qui va de soi. La crise ne mérite pas plus. On ferait trop d'honneur à cette crise en montant un procès à propos de son aspect “moral” puisque cela impliquerait qu'il y a effectivement la conscience d'un aspect “moral”. Cette conscience n'existe pas. Le vide est de rigueur.)
Ces faits concernent ce que nous avions nommé dans une chronique de defensa de notre Lettre d’Analyse de defensa & eurostratégie (dd&e) du 10 février 2008 (voir plus loin) “les marges de la crise”, – les “parasites de la crise” devenus acteurs principaux de cette crise. Le phénomène tout à fait impressionnant est que ces “marges” occupent une place comptable considérable, capable de déséquilibrer ou d’annihiler selon les circonstances l’effet des aides décidées par les gouvernements respectifs (USA et UK) pour tenter de résoudre la crise. Les textes parlent d’eux-mêmes, ils mettent en lumière la perversion devenue absurdité à laquelle parvient le système. (On observera d'ailleurs que ces “parasites” peuvent aisément être associés à la catégorie des “termites”, par la forme de l'esprit et par l'activité, catégorie par ailleurs identifiée comme la cause principale de la crise générale des USA.)
• Ce matin, le Guardian révèle les données chiffrées des salaires et bonus des cadres dirigeants des principales banques de Wall Street, celles qui vont bénéficier du fameux “plan de sauvetage” Paulson. Le décompte que donne le Guardian porte sur une somme de $70 milliards, soit 10% du volume du plan Paulson. Dans certains cas de banques dont la valeur s’est effondrée, le volume des salaires et bonus des cadres dirigeants est supérieur à la valeur cotée en bourse de la banque, – cas de la JP Morgan la semaine dernière.
«Financial workers at Wall Street's top banks are to receive pay deals worth more than $70bn (£40bn), a substantial proportion of which is expected to be paid in discretionary bonuses, for their work so far this year – despite plunging the global financial system into its worst crisis since the 1929 stock market crash, the Guardian has learned. Staff at six banks including Goldman Sachs and Citigroup are in line to pick up the payouts despite being the beneficiaries of a $700bn bail-out from the US government that has already prompted criticism. The government's cash has been poured in on the condition that excessive executive pay would be curbed.
»Pay plans for bankers have been disclosed in recent corporate statements. Pressure on the US firms to review preparations for annual bonuses increased yesterday when Germany's Deutsche Bank said many of its leading traders would join Josef Ackermann, its chief executive, in waiving millions of euros in annual payouts.
»The sums that continue to be spent by Wall Street firms on payroll, payoffs and, most controversially, bonuses appear to bear no relation to the losses incurred by investors in the banks. Shares in Citigroup and Goldman Sachs have declined by more than 45% since the start of the year. Merrill Lynch and Morgan Stanley have fallen by more than 60%. JP MorganChase fell 6.4% and Lehman Brothers has collapsed. At one point last week the Morgan Stanley $10.7bn pay pot for the year to date was greater than the entire stock market value of the business. In effect, staff, on receiving their remuneration, could club together and buy the bank.
»In the first nine months of the year Citigroup, which employs thousands of staff in the UK, accrued $25.9bn for salaries and bonuses, an increase on the previous year of 4%. Earlier this week the bank accepted a $25bn investment by the US government as part of its bail-out plan.»
• Les spécial relationships fonctionnent certainement dans le domaine du niveau des rémunérations à l'intérieur du système financier. Le même jour que le Guardian, l’Independent publie, ce matin, un article sur les salaires et bonus des dirigeants des banques de la City en temps de crise. Le chiffre de £16 milliards concerne l’“année financière” 2008, d’avril 2007 à avril 2008, période où la crise bat déjà son plein.
«City bankers have not lost a penny of their multimillion-pound bonus packages so far, despite the credit crunch which has caused the worst financial crisis in 80 years, new figures show. Official statistics reveal that, in the financial year to April, City workers took home £16bn, almost exactly the same as in 2007. The period covers the Northern Rock nationalisation and the UK employees hit by the Bear Stearns implosion. During the period, banks across the world were forced to make huge writedowns on investments linked to US subprime mortgages.
»Bonus payments in the UK financial sector have more than trebled in just over five years, from £5bn in 2003, according to the Office for National Statistics (ONS). This is shared among just over one million employees in the sector, but that is heavily skewed towards the high-powered executives, who are routinely handed seven-figure packages. Last year, Bob Diamond, the president and head of investment banking at Barclays whose base salary was £250,000, was paid £18m after bonuses and options were taken into account.
»The remuneration figures were released only days after Gordon Brown vowed to wage war on the "irresponsible" bonus culture that had helped cause the financial crisis gripping Britain. Financial sector payments made up about two-thirds of the bonuses across the entire British economy. Total bonus payments last year hit £28bn, which has doubled over the past eight years.
»Last night politicians and union officials said it was deeply concerning that such large bonuses were still being paid even when the financial markets were clearly deteriorating.»
Lorsque de tels niveaux comptables sont atteints, dans une crise qui se définit pas sa comptabilité, réelle ou fictive, on parvient à un stade où l’“accident” de la crise, ce que nous nommons “les marges de la crise”, tend à prendre la place de la substance de la crise. Il s’agit d’une caractéristique remarquable de notre crise de civilisation; l’absence de sens de notre civilisation induit que ses crises se manifestent de cette façon où l’accident tend à prendre la place, à devenir la substance de la crise, puisque l’absence de sens implique la disparition de la substance. Le vide de la substance appelle à être comblé par les “accidents”, ou parasites de la crise.
Nous avons les crises que nous méritons: énorme en poids, énorme quantitativement, dérisoire et grotesque du point de vue qualitatif. C’est le cas, en effet, lorsqu’une partie non négligeable d’une crise de civilisation est occupée par un événement dont la “substance” est constituée par l’avidité d’une catégorie assez réduite en nombre d’individus, ayant démontré par ailleurs leur incompétence professionnelle; ces individus, qui sont aux postes de responsabilité, ont remplacé le sens de la responsabilité par une pathologie de la psychologie s’exprimant par l’avidité du gain, devenu la marque de leur paranoïa et la mesure de leur schizophrénie. Le vide de leur psychologie a été comblée par la pathologie, ou causé par elle c’est selon, et s’ajuste parfaitement à l’absence de sens de notre civilisation. Non seulement nous avons les crises que nous méritons mais nous avons les responsables de ces crises à mesure. Une telle civilisation ne mérite pas le dixième des efforts qu’on déploie pour la sauver, elle ne mérite même pas un éditorial du Financial Times. Une attitude raisonnable et mesurée consisterait à la laisser crever, – non pas comme un chien, parce que le chien est un animal noble, mais comme un banquier postmoderne et maniaco-dépressif.
Le 10 février 2008, nous consacrions dans le numéro courant de notre Lettre d'Analyse dd&e notre chronique de defensa à cette question, déjà largement exposée à l'époque. Nous élargissions le champ de notre réflexion, à partir de la crise financière, à d’autres domaines. En effet, cette situation des banques se retrouve partout, sous d’autres formes ou non, dans d’autres activités principales de notre civilisation. Nous nommions cela «Les faux-frais de la civilisation». Il nous semble qu'une republication de cette chronique, cette fois sur notre site, serait bienvenue. Nous reprenons ici les deux premiers chapitres de cette réflexion. Nous publierons également, dans notre rubrique de defensa, le texte complet de cette chronique du 10 février 2008.
Les deux chapitres que nous publions étaient définis respectivement de cette façon:
• «Curieuse évolution: le destin de notre économie se définit de plus en plus par ses parasites.»
• «Aujourd’hui, les moteurs de nos structures financières et économiques se trouvent aux marges, aux extrêmes...»
Les récents événements ont mis à jour la fabrique d’une étrange évolution économique. Il ne s’agit même plus de la fable de la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf mais de celle de ces oiseaux escortant parfois les éléphants, nichant presque sur eux et picorant les parasites installés dans les plis de la peau de l’énorme et majestueux animal, qui prétendraient se faire plus gros que leur hôte temporaire. Encore ces oiseaux, selon l’immense sagesse de ce que les Américains nomment Mother Nature, ont-ils un rôle fondamentalement utile puisqu’ils s’occupent des parasites de l’éléphant. Dans notre économie, les parasites eux-mêmes prétendent se faire plus gros que l’éléphant, et ils ne sont plus loin de l’être.
C’est un étrange avatar de la structure de notre civilisation, dont on sait qu’elle est fondée sur l’affirmation enfiévrée, presque religieuse, du primat de l’économie. Il y a plusieurs exemples importants et respectables pour nous convaincre que ce processus s’avère en fin de compte, lorsqu’il se développe et qu’il peut être observé à loisir, comme une véritable transmutation bien plus qu’une évolution. Si nous voulions théoriser le phénomène, nous dirions qu’il s’agit d’une transmutation qui transforme l’accident (le parasite, la chose marginale, accessoire) en substance. Ou, de façon plus précise, en nous rapprochant des cas importants que nous allons citer, nous dirions qu’il s’agit du cas où les conséquences secondaires ou tertiaires d’un phénomène, qui n’ont presque plus de rapport avec la substance de ce phénomène, remplacent la substance de ce phénomène. Bien évidemment, on comprendra au travers d’un tel exemple que le cas nous en dit long sur la qualité et la puissance de cette substance.
Les deux cas principaux que nous envisageons sont cités ici pour éclairer notre propos théorique, avant de développer plus précisément la situation qu’ils éclairent. (Il y a bien d’autres cas dans d’autres domaines, de même nature, de même ampleur et dans le même rapport.)
• Le cas de l’effondrement du système des banques américanistes, où l’on s’aperçoit que les primes, bonus et autres golden parachutes pour dirigeants congédiés pour erreurs de gestion ($39 milliards l’année dernière), tiennent une place importante dans le volume de la déroute financière. L’extraordinaire affaire de la fraude aux dépens de la Société Générale doit être impérativement placée dans ce même domaine.
• Le cas du Pentagone, où les fraudes, gaspillages, commission et actes de corruption, sont estimés officiellement (les estimations officieuses vont bien plus loin) à $20-$50 milliards pour le seul budget annuel des R&D du département (soit 12%-29% de ce budget).
Il s’agit de phénomènes significatifs. Ils illustrent et confirment une évolution radicale et très rapide de notre système financier et économique, donc de notre système de civilisation puisque notre civilisation est orientée comme l’on sait. Il ne s’agit pas d’“accidents” en tant que tels, signalant des événements accidentels gravissimes, mais de manifestations accidentelles d’un changement de substance. L’horreur et la monstruosité des “accidents” signalent la formidable puissance de la modification de la substance.
Nous désignons ce phénomène sous l’expression de “montée aux marges” exactement dans le même sens que la “montée aux extrêmes”. Nous avons beaucoup parlé de ce phénomène récemment, d’une part avec la radicalisation publicitaire de la vie politicienne américaniste, d’autre part, à l’occasion de références à René Girard, dont la thèse centrale est que nous assistons à une montée aux extrêmes de la violence (la guerre). Nous nous référons moins aux circonstances et aux catégories dans ce cas, qu’à l’évolution fondamentale de substance qu’implique ce phénomène.
Dans le cas du monde financier et économique, il s’agit d’un déplacement décisif du centre moteur de ses activités, et donc de la cause de ses accidents, vers des domaines marginaux. Ce changement de substance est donc également, selon l’expression de Nietzsche employée en sens inverse (catastrophique au lieu du bénéfique qu’il en attendait), une “transmutation des valeurs”. Selon d’autres expressions également citées, l’accessoire devient essentiel et l’accident devient substance.
Cette évolution est parfaitement logique en ce qu’elle nous offre un reflet exact de notre civilisation, de l’évolution de notre civilisation, de la crise de notre civilisation. Dans tous les domaines et à tous les échelons, on assiste à ce même phénomène qui peut être caractérisé par une double évolution:
• D’une part, cette “montée aux extrêmes”, qui est une radicalisation de la pensée, – politique et autre puisque c’est le processus qui importe ici, – sous la pression du système de la promotion, de la publicité, de tous les artefacts accessoires engendrées par la promotion et la publicité, qui sont le gaspillage, la corruption, la fraude, etc.
• Effectivement, cette montée aux extrême est une “montée aux marges” (ou une descente aux marges?!) en ce sens que l’essentiel du motif de l’action, effectivement décrit ou constaté comme essentiel, se trouve dans des domaines accessoires, accidentels, et surtout parasitaires des choses anciennement essentielles: le gaspillage, la corruption, la fraude; mais aussi l’Irak décrit (en 2002-2003) comme l’équivalent de la puissance maléfique de l’Allemagne nazie et de l’URSS réunies, le terrorisme institué comme une véritable menace métaphysique, des présentateurs-TV ou des sportifs dopés présentés comme les héros intellectuels et tragiques de notre temps. Etcaetera...
Notre civilisation se débat contre son absence de sens en donnant un sens aux extrémités insensées de son action
Il s’agit de tenter de proposer une explication fondamentale, autre que par de simples mécanismes économiques (ou de perversion économique puisqu’il s’agit de l’émergence comme facteurs fondamentaux de mécanismes intrinsèquement pervers). Comme on le suggère précédemment par l’extension des exemples donnés pour appuyer l’appréciation du phénomène économique, on ne peut restreindre l’explication à la sphère économique. S’en tenir à l’explication, actuellement favorisée, de la perversion du système bancaire, c’est, comme à l’habitude, réduire l’examen du problème à l’un de ses composants selon les lumières de l’actualité, c’est cloisonner avec minutie la crise pour ne pas avoir à considérer le tableau général. Si la crise bancaire est qualifiée évidemment de “systémique”, il est manifeste qu’elle n’est qu’un composant d’une crise systémique générale qui, par définition, affecte l’entièreté du système.
Cette crise telle que nous la décrivons dans cette structure de “montée aux marges” sous la forme d’une montée aux extrêmes n’est pas une crise “active”. Elle ne se fait pas à cause de la puissance irrésistible des marges prenant le centre de la scène, d’autorité si l’on veut. C’est au contraire une “crise du vide”. Les “marges” devenues les extrêmes vers lesquels le système tend à évoluer et que le système tend à placer au centre de la scène ne se sont pas imposées avec volontarisme, avec un projet d’investissement et d’affirmation. Les “marges” ont pris de l’importance subrepticement, comme on augmente régulièrement les bonus, comme s’étendent souterrainement le gaspillage et la fraude. Ce sont par nature des “accidents”, c’est-à-dire littéralement des “événements insensés“ (dépourvus de sens) qui ne portent avec eux aucune cohérence, aucune force structurée d’hégémonie. S’ils ont pris la place qu’ils ont prise, c’est parce que cette place était inoccupée, vide en un sens. Cette crise est une “crise du vide”, la plus grave qu’on puisse imaginer.
De même pour la crise de civilisation qu’elle illustre. Notre crise générale, notre “crise de civilisation” est une crise du vide par l’évidence d’une situation marquée par l’absence du sens. La chose vaut pour l’économie et la finance, elle vaut aussi pour les mœurs, la culture et la politique (sans parler du sacré, dont l’absence de sens est la définition même, – absence de sens équivalent à absence de sacré). La politique des relations internationales n’a, depuis 9/11, qui est pour nous un événement en réalité privé de sens (voir ci-après), plus aucun sens. On s’acharne à lui en trouver un en inventant des causes extravagantes (le terrorisme comme menace universelle et métaphysique, la “guerre sans fin”, etc.), et l’excès même débouchant sur la contradiction témoigne de cette crise du sens et de notre incapacité à la résoudre. Comme dans le cas de l’économie (“montée aux marges”/montée aux extrêmes), ce sont des choses insensées qui sont mises en place, au centre de la scène, pour occuper une place affectée par la crise du sens. Le résultat est inévitable. C’est de l’huile qui est jetée sur le feu où brûle notre civilisation, ce feu de la crise du sens.
Par conséquent, plaçons bien cette crise économique et financière dans son contexte: la crise de la civilisation.
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