La crise iranienne et les pantins mystiques

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La crise iranienne et les pantins mystiques


13 avril 2006 — Si l’on voulait une indication précise sur la gravité de la crise iranienne, nous l’avons. Il s’agit moins des révélations de Seymour Hersh sur les préparatifs américains ou des facteurs politiques contenus dans les déclarations du président iranien Ahmadinejad, — quoique l’un et l’autre cas précisent bien le décor de cette crise. Il s’agit des déclarations de Karl Rove sur la crise, et, particulièrement, sur la personnalité de Ahmadinejad.

La description de Rove est étonnante. Il est manifeste qu’elle s’inspire d’une fiche d’analyse psychologique dont la CIA a le secret lorsqu’il s’agit de tracer le portrait d’un dirigeant étranger. Les détails donnés par Rove sont caractéristiques. Ils pourraient être repris, point par point, pour GW Bush vu par les Iraniens (et beaucoup d’autres…). L’hypothèse est alors que nous aurions, en position de face à face, deux hommes également habités par ce qu’ils jugent être la lumière divine, appuyés au fond d’eux-mêmes sur des conceptions idéologiques aussi radicales ; chacun serait persuadé que l’autre est un homme irrationnel, étranger au bon sens, et, par conséquent, impossible à convaincre, et même qu’il est inutile de chercher à convaincre. Leurs visions sont désormais (s’il en fut jamais autrement) caractérisées par leur sens missionnaire et manichéen, sans véritable rapport avec les réalités stratégiques et politiques.

Un point aggravant, pour ce que nous dit cette intervention, est que l’entourage de GW, et particulièrement le très influent Rove, semble partager cette approche “psychologico-mystique” de Ahmadinejad. (Nous serions peut-être surpris des véritables rapports GW-Rove. Le conseiller est perçu comme “le cerveau de Bush”, l’homme qui manipule GW. Mais ces politiciens américanistes cyniques comme l’est Rove, comme les hommes d’affaires texans à qui Rove s’adressait, ont une forte dimension religieuse dans leur psychologie sommaire. Leur appréciation de GW Bush pourrait être également que cet homme simple est effectivement touché par une inspiration du Dehors. Dans cette hypothèse, la manipulation de Rove n’exclurait pas une certaine allégeance “spirituelle” au président.)

Voici quelques extraits du rapport de l’intervention de Rove, donné par Reuters et publié par Defense News : « Reaching a diplomatic solution over Iran’s nuclear ambitions will be difficult because Iranian President Mahmoud Ahmadinejad is ''not a rational human being,'' a senior White House adviser said on April 12. (…)

» “We are engaged in a diplomatic process with our European partners and the United Nations to keep them from developing such a weapon,” Karl Rove, deputy White House chief of staff, told an audience of business people at the Houston Forum. “It’s going to be difficult. It’s going to be tough because they are led by ideologues who have a weird sense of history,” he said.

» Rove said his characterization of Ahmadinejad was based on statements the Iranian president made after speaking to the United Nations. “Ahmadinejad spoke to the United Nations and afterwards was quoted as saying that for the 23 minutes that he spoke, there was a halo around his head that transfixed the audience and caused them to be completely focused on his message,” he said. [...] “This guy [Ahmadinejad] had the sense that he was mystically empowered and as a result transfixed the audience — that is not a rational human being to deal with.” »

Quelques détails de Reuters complètent cette description. Ils concernent certaines impressions de GW lui-même et tendent à indiquer qu’effectivement cette crise est passée au niveau supplémentaire (les autres subsistant) de la perception psychologique avec toutes les attitudes irrationnelles qui s’y attachent.

D’une part, les vaticinations de Rove sur les conditions d’un discours à l’ONU: « Rove noted, however, that world leaders speaking before the U.N. General Assembly are often watched attentively in silence by the delegates. Rove said that President George W. Bush, for instance, says that speaking to the General Assembly is like appearing before a “waxworks.”Bush has spoken out about the Iranian leader’s “outrageous and offensive statements.” »; puis, rappelant que Bush avait qualifié Ahmadinejad de “odd guy” (“un type étrange”) dans une interview à PBS en décembre dernier.

Ces détails rencontrent les précisions apportées par Seymour Hersh dans son fameux article, qu’on doit considérer dans ce cas du point de vue du climat psychologique dont elles témoignent: « Iran’s President, Mahmoud Ahmadinejad, has challenged the reality of the Holocaust and said that Israel must be “wiped off the map.” Bush and others in the White House view him as a potential Adolf Hitler, a former senior intelligence official said. “That’s the name they’re using.” »

L’irrationnel impératif des pantins mystiques

Pour mener cette analyse à un terme satisfaisant, il faut écarter résolument les facteurs rationnels “objectifs”, matériels et politiques, de la crise iranienne pour considérer précisément la psychologie des deux personnalités concernées. Les explications de Rove nous disent que la crise est en train de se dédoubler et c’est le nouveau domaine qui s’installe qu’on découvre ici : celui de la psychologie exacerbée, voire de la pathologie de la psychologie.

En un sens, les deux hommes exercent une activité proche : beaucoup de bruits, de proclamations, un decorum de style différent (pompeux pour GW, austère pour Ahmadinejad) ; peu de pouvoirs en réalité. GW dépend d’un système et de son entourage qui relaie les consignes du système. Ahmadinejad, selon une analyse convaincante de l’excellent Pépé Escobar, n’est que le pion de son maître, représentant lui-même une hiérarchie religieuse :

« Ahmadinejad, the former Revolutionary Guard, may reach passionate outbursts ayatollahs can only dream of, but the fact of the matter is that ultimate power in Iran's theocratic nationalism will always lie firmly in the hands of Supreme Leader Ayatollah Ali Khamenei. And the supreme leader, Tehran insiders confirm, has in fact downgraded the president from first-class to economy. Ahmadinejad is now a so-called ‘domestic’ affair.

» It was the supreme leader who proclaimed Iran's nuclear program “irreversible”. Ahmadinejad only assented - later on. In the past few days, the supreme leader has multiplied public references to the “hard as steel” resolve of the Iranian nation against “global arrogance”. Ahmadinejad, who is currently on his 10th provincial visit — in the southwest — after he launched a campaign of “bringing the government closer to the people”, just sticks to vague accusations against “enemies” who should “apologize to Iran for their insults. They accuse the Iranian nation of warmongering, and this is the biggest insult.” »

Mais cette question de leurs réels pouvoirs importe peu dès lors que la stratégie de confrontation est en route comme le veulent les deux puissances qui contrôlent les deux présidents. Dans notre époque paradoxale qui s’exprime essentiellement par le virtualisme qu’animent des capacités formidables de communication, la stratégie est prisonnière de la tactique s’exprimant justement dans les outrances incontrôlables de la communication. Ce qui importe est que, dans l’affrontement rhétorique réciproque, dans ce domaine tactique de l’univers de la communication qui, aujourd’hui, façonne ultimement la politique, l’irrationalité s’est installée en maîtresse. Même ceux qui exercent le pouvoir derrière les pantins qui s’agitent seront obligés de se soumettre, au moins aux conséquences de cette irrationalité de leurs pantins.

Les deux pays ne sont pas dans la même position. Les observations qu’on fait valent surtout pour Washington qui est l’empire de la communication et du virtualisme, dès lors que GW est persuadé qu’il a en face de lui un “type étrange”, un “Hitler”, qui a “a weird sense of history” et qui se croit habité par quelque Puissance Extérieure. Bref, un concurrent et, de surcroît, une créature du Malin. Cela va cimenter la résolution de GW et le conduire à patronner une campagne de préparation, de manipulation et de pressions en comparaison de laquelle la préparation à la guerre contre l’Irak pâlira sans doute.

C’est dans ce domaine de temps et d’action, et beaucoup plus à Washington, que des accidents peuvent survenir, d’ailleurs aggravés par les différentes autres crises qui se poursuivent (l’Irak, le dollar, etc.). Le régime US souffre de faiblesses internes préoccupantes, qui vont du malaise de l’opinion publique à celui des militaires en passant par l’instabilité inhérente aux échéances électorales en temps de crise guerrière. Si le but ultime des États-Unis est le “regime change” en Iran, leur propre régime washingtonien pourrait s’avérer pendant cette période d’“avant-guerre” d’une fragilité interne si grande que des surprises ne sont pas du tout à exclure.