La crise israélo-palestinienne, ou le point de rencontre décisif entre la réalité et le virtualisme

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La crise israélo-palestinienne, ou le point de rencontre décisif entre la réalité et le virtualisme

La crise israélo-palestinienne a atteint un sommet de plus dans la violence, mais cette fois un sommet à la fois symbolique et circonstanciel avec le siège de Yasser Arafat ; symbolique car il s'agit du chef historique des Palestiniens (l'OLP puis l'Autorité Palestinienne) ; circonstanciel, car, au-delà de cette action, on peut difficilement envisager d'autres actions qui ne soient pas de guerre totale (ou plutôt, “guérilla totale”) entre Israéliens et Palestiniens.

Autour de cet événement et des circonstances qui l'accompagnent, autant l'action israélienne que le comportement des États-Unis, une première question, ou un premier groupe de questions peut être posée. Assiégé comme il l'est, et lorsqu'on se réfère aux commentaires qui accompagnent ce siège, tant du côté israélien que de certains côtés américains, peut-on dire qu'Arafat est encore une autorité légalement reconnue ou bien est-il devenu un terroriste ? Est-il encore une personnalité légitimement installée, régulièrement reçue par des chefs d'État et de gouvernement in illo tempore ou bien un « ennemi » comme dit Sharon ? Arafat doit-il être traité comme le représentant d'un peuple ou doit-il être traité comme un terroriste d'Al Qaïda, éventuellement comme un terroriste d'Al Qaïda prisonnier des Américains ?

Autre question, dans le même sens que le précédent groupe de questions mais qui élargit le débat vers où on veut le mener : cette crise israélo-palestinienne au Moyen-Orient qui atteint une nouvelle apogée fait-elle partie de la Grande Guerre contre la Terreur, alors qu'elle dure maintenant depuis 35 ans de manière formelle, depuis 54 ans de manière politique, depuis un siècle et peut-être au-delà du point de vue historique ? (La grande Guerre contre la Terreur, elle, rappelons-le, va sur son septième mois.)

Ces deux questions conduisent à préciser notre pensée selon le thème présenté ici, en l'exposant d'un point de vue plus général, par une troisième question : la Grande Guerre contre la Terreur existe-t-elle vraiment ?

Observons que l'embarras américain commence à se manifester, depuis quelques jours, à la lumière de l'incohérence manifestée ici et là dans le conflit israélo-palestinien. Cette incohérence ne fut pas plus visible que lors d'un coup de téléphone de Colin Powell, le modéré de l'administration Bush, l'homme duquel beaucoup attendaient qu'il imposât une entente entre Israéliens et Palestiniens dans la crise actuelle, coup de téléphone à Arafat pour lui demander de faire cesser les actes de terreur des groupes palestiniens alors que les chars de Tsahal arrosaient d'obus ce même Arafat, sur le point d'être encerclé, coupé du monde et de se réfugier dans une cave, à la lueur d'une bougie. Enfin, cette incohérence renvoie également à la question que nous posons sur l'existence de la Grande Guerre contre la Terreur.

Il est incontestable que le conflit israélo-palestinien appartient à la réalité, et même à la réalité historique comme on l'a rappelé plus haut. A cause de sa localisation, de ses connections évidentes avec l'activité du terrorisme, de ses rapports évidents avec la réalité du terrorisme comme conséquence d'une situation politique intenable, de ses rapports avec le phénomène israélien qui joue un rôle essentiel dans la politique américaine actuelle, ce conflit est également directement inclus dans la Grande Guerre contre la Terreur. Le conflit israélo-palestinien est par conséquent le point politique et géopolitique où l'affirmation de cette Grande Guerre contre la Terreur est confrontée à la réalité. Il est le point de rencontre entre la réalité, politique et historique, et cette Grande Guerre de la Terreur, et, par conséquent, la circonstance politique et géopolitique où l'on peut se demander si cette Grande Guerre existe.

La violence et l'aspect dramatique des événements de ces derniers jours font vaciller les certitudes du comportement américain (car, dans cette réflexion, ce qui nous importe est le comportement de l'administration américaine). Si la réalité, pour l'administration US et pour l'Amérique, c'est la Grande Guerre contre la Terreur, alors on doit laisser faire Sharon, abandonner Arafat à son sort, refuser d'agir. Sinon, si l'administration US se trouve obligée d'agir pour sauver Arafat, physiquement et politiquement, pour tenter de rétablir un semblant d'accord et pour chercher une solution qui passerait par la reconnaissance de l'existence de la question palestinienne, alors c'est qu'elle aura été obligée d'admettre qu'il y a dans ce conflit une réalité qui n'est pas celle de la Grande Guerre. En d'autres termes : sauver Arafat et le reconnaître à nouveau comme un chef légal des Palestiniens alors qu'il est désigné comme un terroriste par un Sharon agissant selon la logique de la Grande Guerre contre la Terreur, c'est mettre en cause le fondement de cette dernière. C'est dire si l'administration GW, et l'Amérique avec elle, se trouve à un moment fatidique.

Même des chroniqueurs américains de la grande presse, comme par exemple Robert Novak, s'emploient désormais à critiquer sévèrement la politique, ou l'absence de politique de l'administration GW dans la crise israélo-arabe. Par conséquent, eux-mêmes mettent en question la réalité de la Grande Guerre contre la Terreur. D'autres chroniqueurs, non-Américains ceux-là, comme Hussein Agha et Robert Maley dans le Guardian, vont jusqu'à proposer des initiatives décisives pour le rétablissement de la paix.

C'est effectivement du côté britannique que viennent les indications les plus précises concernant cette contradiction entre réalité et Grande Guerre, ce qui est assez logique, — du côté britannique, parce que Blair se trouve enfermé dans ce qui doit nous apparaître définitivement comme une contradiction colossale entre son soutien à la politique de GW (la Grande Guerre) et la réalité qui est plutôt, pour lui, la recherche de la stabilité, y compris au Moyen-Orient, et puis, plus largement, les bons rapports avec ses partenaires européens qui veulent également la stabilité et l'équité au Moyen-Orient. L'on sait que la réalité a toujours été une préoccupation majeure des Britanniques. Ce sont eux qui mettent le mieux en évidence, sans doute par inadvertance (mais est-ce bien sûr ?), le lien contradictoire entre réalité et Grande Guerre, lorsqu'ils débattent la question de l'Irak, lorsque Blair est obligé de lâcher du lest sur cette question, lorsque certaines sources britanniques officielles affirment qu'on ne pourra rien faire contre l'Irak tant que le problème israélo-palestinien ne sera pas réglé. Ce dernier point est essentiel. Voici comment il est exprimé dans le Guardian :

« There is now a concerted effort among senior government figures to move away from the bellicose language employed by Bush against Iraq. A number of senior figures in the Cabinet are urging Blair to seek a solution in Palestine before turning Britain's attention to Saddam. 'The two things are inextricably linked,' one said. 'It is clear that one cannot progress without the other.' »

On ne peut évidemment mieux dire ce que nous tentons d'exprimer : que la réalité (la crise israélo-palestinenne) est en train de commencer à interférer fortement et gravement sur la Grande Guerre contre la Terreur (l'attaque contre l'Irak), que nous assistons en d'autres termes à un point de confrontation entre la réalité et la construction virtualiste qu'est cette Grande Guerre telle qu'elle a été conçue et proclamée depuis le 11 septembre 2001. L'importance capitale du conflit israélo-arabe se trouve là, dans sa fonction de détonateur et de révélateur de la fiction qu'est la Grande Guerre. Si GW laisse faire Sharon comme Sharon veut faire, — et on imagine ce que cela signifie, — c'est que c'est l'option de la Grande Guerre qui a été choisie, et Arafat sera considéré comme un terroriste et, derrière lui, selon cette même logique, tous les Palestiniens le seront pareillement. Cette voie est-elle possible, à tous les niveaux, et d'abord aux niveaux humanitaire et moral avec les conséquences politiques qu'on devine, sans compter les possibles enchaînements et élargissements du conflit ? C'est là une question bien délicate, même pour l'administration GW.

L'alternative, c'est l'implication dans la crise israélo-arabe, c'est-à-dire le retour à la réalité complexe, multiple, difficile, où rien n'est en noir et blanc. C'est la négation du concept de la Grande Guerre contre la Terreur, l'abandon de certains projets qui sont pourtant essentiels à la poursuite du rythme complètement artificiel, complètement virtualiste de cette “guerre”. Au bout du compte, l'alternative c'est, par conséquent, une crise américaine sévère car l'Amérique a été engagée toute entière, avec un équilibre fondé paradoxalement sur une tension extrême, dans cette fiction de Grande Guerre contre la Terreur.