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1168Le secrétaire à la défense Robert Gates a eu des mots fort peu aimables pour ses amis britanniques, – puisqu’amis il y a, puisque special relationships il y aurait jusqu’à preuve du contraire. La cause se trouve dans la crise libyenne, plus précisément dans cette affaire de No Fly Zone. Gates a qualifié de “loose talk” (“propos grossiers”, ou mieux, “propos irresponsables”) les idées lancées d’établir une No Fly Zone en Libye ; l’on sait que ces idées viennent des Britanniques, notamment de Cameron, et c’est donc des Britanniques que Gates veut parler.
Le Guardian du 3 mars 2011 ne s’y est pas trompé une seule seconde. Il a bien interprété la remarque de Gates comme destinée à la direction britannique.
«Robert Gates publicly dismissed Cameron's suggestion that Britain and its allies should consider banning military flights over Libya in an appearance before a congressional committee. […]
«In the committee appearance on Wednesday, Gates said: “There is a lot of, frankly, loose talk about some of these military options. Let's just call a spade a spade.” “A no-fly zone begins with an attack on Libya to destroy the air defences. That's the way you do a no-fly zone. Then you can fly planes around the country and not worry about our guys being shot down. That is the way it starts.”
»Gates appeared to snub Britain further when he indicated that a single European power would struggle to enforce such a zone. “It also requires more aeroplanes than you would find on a single aircraft carrier,” he said. “It is a big operation by a big country.”»
Les Britanniques ont répondu d’une manière pincée, à peine polie, devant ce qu’ils jugent être une critique un peu trop abrupte. Pour eux aussi, les special relationships ne dispensent plus de parler à cœur ouvert.
«No 10 dismissed the criticism by Gates… […] Asked about the comments, Cameron's spokesman said: “The prime minister set out his position in the House of Commons yesterday, which is that he thinks it is the duty of all governments and leaders at the present time to be thinking about all eventualities and preparing for them.” Pressed on what Gates meant by “loose talk”, the spokesman said: “You would have to ask Robert Gates.”
»Asked whether Downing Street had spoken to the White House in light of the Gates comments, the spokesman said: “I am not aware of any specific conversation on those comments. Obviously we are in close contact with colleagues at the present time.”»
On dira qu’il s’agit d’une attitude commune des dirigeants américanistes de traiter aussi légèrement les Britanniques, et l’on aura pas tort, – en partie seulement. La réponse britannique, qui ne cherche nullement à noyer le poisson comme à l’habitude dans les mésententes USA-UK, sort par conséquent de l’habitude et nous fait déjà songer à de l’inhabituel dans cet échange. C’est au reste ce que nous en jugeons ; outre l’attitude cavalière courante des dirigeants américanistes pour les Britanniques, il y a chez Gates, de façon inhabituelle, une réelle nervosité qui n’a rien à voir avec ces mêmes Britanniques. Dans ce cas, la question est moins qu’il s’agisse des Britanniques que ce que cette idée de No Fly Zone promue pendant deux-trois jours avec zèle par Cameron met le doigt sur un problème extrêmement délicat, qui est celui de l’action à tenir vis-à-vis de la Libye.
Même si les militaires US s’y préparent, dans tous les cas en théorie et d’ailleurs plutôt pour des raisons internes, une action militaire contre la Libye, même de type No Fly Zone, soulève à Washington des préoccupations complexes et fort gênantes. D’une part, il y a, spécifiquement pour Gates et le Pentagone, la sempiternelle question des moyens. Ceux qui annoncent d’un air sombre et assuré, des intentions d’annexion et de conquête US de la Libye, pour les raisons habituelles (pétrole, etc.), ceux-là oublient de consulter la nomenclature des moyens guerriers US disponibles compte tenu des divers engagements en cours. La machine de guerre US est en crise et à bout de souffle, et elle n’a certainement pas la capacité de monter une opération militaire d’envergure sans dangereusement dégarnir d’autres fronts vitaux pour elle. On peut y ajouter, ceci expliquant cela, les récentes déclarations de Gates annonçant qu’il se prononce contre tout nouvel engagement conséquent, notamment terrestre, des forces US dans le monde.
Mais il y a plus, beaucoup plus. Le principe même de l’intervention soulève de graves questions politiques, devant lesquelles Wahington s’avère impuissant. Il y a certes le principe de l’intervention, y compris la No Fly Zone, qui s’avère extrêmement risqué, notamment devant l’opposition décidée de nombre d’acteurs locaux et régionaux contre toute intervention étrangère (nombre de rebelles anti-Kadhafi, la Ligue Arabe, la Turquie). Mais encore, à partir de ce point nous irions encore bien au-delà.
Il existe, dans le chef des dirigeants washingtoniens, en cela instruits par l’expérience de l’échec de la prévision des événements en cours et du constat que l’on n’en sait rien de plus pour la poursuite de ces événements, une sorte de forte incertitude angoissée pour déterminer la politique à suivre. Cela conduit à des positions à la fois désordonnées et paralysées ; on envisage certaines choses, avec prudence et réticence, pour ensuite revenir dessus quand on mesure les risques possibles, mais d’ailleurs eux aussi incertains. Comme nous l’expliquons par ailleurs, la crise libyenne n’est pas considérée de manière isolée parce que les événements forcent à la considérer dans le contexte général de l’enchaînement crisique en cours depuis décembre 2010, qu’on n’a pas vu venir, dont on ne sait comment et vers où il va continuer à se développer. L’on craint que tout acte inconsidéré, ou pas assez considéré, et notamment les actes de nature militaire, portent le risque d’un renforcement et d’une accélération de ce processus. Cette hypothèque énorme pèse sur tous les esprits, et pas moins celui de Gates que les autres.
Dans ce contexte tendu, on ne prend plus de gants, même entre alliés soi disant aussi proches que les deux des special relationships. L’échange peu amène entre Washington et Londres ne porte pas sur une mésentente classique, une divergence de stratégie, une vision différente des intérêts des uns et des autres et ainsi de suite. Il porte sur une incertitude angoissée commune devant cette situation qui coule comme du sable entre les doigts, et devant laquelle les uns et les autres ont des attitudes différentes, et à propos desquelles certains ne prennent pas de gants pour exprimer leur insatisfaction devant les initiatives de certains autres.
Mis en ligne le 4 mars 2011 à 05H51
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