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12 février 2006 — Le Royaume-Uni est entré dans une période d’instabilité gouvernementale à la suite de la détérioration continuelle de la position de Tony Blair suite à la guerre d’Irak. Le parti travailliste a connu jeudi une défaite retentissante (contre un libéral) dans une élection partielle à Dunfermline, dans la circonscription de Brown, où le succès travailliste ne faisait guère de doute. La position du gouvernement au Parlement, malgré sa majorité parlementaire, est très fragile avec une minorité significative de députés travaillistes votant désormais épisodiquement aux côtés des conservateurs et des libéraux (Blair a connu la semaine dernière sa deuxième défaite parlementaire depuis les élections de l’année dernière). D’ores et déjà, des proches de Tony Blair estiment que Gordon Brown est installé dans le rôle effectif de co-Premier ministre.
« Gordon Brown and Tony Blair are now in effect running Britain as “a dual premiership”, according to one of the cabinet's most senior figures and close ally of the Prime Minister. Charles Clarke, the Home Secretary, admitted in a remarkably frank interview with The Observer that 'profound' events were unfolding, with Brown given unprecedented licence to set out his stall for the leadership while the Prime Minister was still in office. But he disclosed that he had warned Brown against appearing 'just to cavil' with his colleagues, saying that it was crucial now to show he was a team player.
» Asked if Brown and Blair were now effectively running a dual premiership, Clarke said: “That's what Tony would always want, what Gordon should do. To be a great, great leader, that requires [Gordon] to lead - he has to come out and make the speeches, make the arguments.”
» Brown's new status as joint Prime Minister will be displayed tomorrow when he uses a major speech on national security to disclose that three serious terrorist attacks in Britain have been averted since 21 July - using the evidence of continued threats to justify controversial plans to outlaw the glorification of terrorism and introduce ID cards. The government faces knife-edge votes on both issues this week. »
Dans ce contexte, la question de JSF prend elle-même une tournure dramatique, avec la perspective d’un engagement à prendre (commande) en novembre prochain. La question du coût s’est imposée comme un deuxième facteur crucial à côté de la question du transfert des technologies et du contrôle de l’avion. Les Britanniques ne cachent plus leur évaluation d’un prix très élevé du JSF, plus de $100 millions l’exemplaire. Cet aspect est d’autant plus sensible que Gordon Brown est chancelier de l’Echiquier et juge l’avenir budgétaire du Royaume-Uni très difficile.
D’une façon générale la situation britannique, notamment au regard du programme JSF, a été étonnamment illustrée par un discours récent de Keith Hayward, chef de recherche à la Royal Aeronautical Society. (Le discours a eu lieu le 24 janvier à Londres. Jane’s Defence Industry en a fait rapport le lendemain [accès payant].)
Hayward fait un tableau très sombre de la coopération européenne, des perspectives (très insuffisantes, selon lui) ouvertes par les initiatives prises au niveau du marché européen et de l’European Defence Agency. Il avertit que cette situation va pousser le Royaume-Uni vers les Etats-Unis. C’est un avertissement pour le moins étrange pour nombre d’observateurs, concernant une situation où les Britanniques semblent d’ores et déjà si complètement engagés avec les Américains. (Mais peut-être Howard adhère-t-il en partie au constat de Robert North ?)
Ce qui est encore plus étrange est que cette perspective (de se tourner vers les USA) est présentée, cette fois à la différence de North et de nombreuses analyses courantes au Royaume-Uni dans les milieux industriels et financiers, comme un véritable calvaire pour le Royaume-Uni, — et le JSF en est la croix la plus lourde : « While criticising the EU for failing to tackle the defence market problems, leaving it “at least 10 years too late”, [Howard] said the UK move towards the US was not necessarily of benefit to the country. “One only need to look as far as the Joint Strike Fighter [JSF] project to see why,” Hayward said. “We [the UK] have lost control of JSF and lost access to key capabilities.” This is due to US refusals to allow the UK full access to mission systems computers, he added.
» He argued that while the US can control this kind of access, under European equal access agreements built into co-operative defence projects this issue would not arise. »
D’une façon très significative du degré d’inquiétude, voire de paranoïa, que suscite aujourd’hui le programme JSF au Royaume-Uni, le rapport du discours de Hayward sur le site de Jane’s a été l’objet de certains “aménagements” significatifs. Entre sa première mise en ligne et l’accès qu’on en pouvait avoir début février, le texte a été modifié. De façon plus anodine le titre a été changé : de « EU defense market reforms may be “too little, too late”, claims RAeS head », en « EDA reform “too little, too late” ». C’est surtout l’intervention sur le passage sur le JSF qui est significative. La dernière phrase de l’article a été supprimée, où Hayward qualifiait l’accord USA-UK sur le JSF de façon particulièrement expressive et dramatique, peut-être un peu trop risquée à être rapportée par le magazine par les implications qu’elle suscite à l’esprit :
« This is the nature of entering into a “Faustian bargain” with the US, Hayward said. » La participation au JSF contre l’âme de la nation anglaise?
Du côté du JSF, les nouvelles sont toujours aussi mauvaises concernant le transfert de technologies, qu’on devrait nommer “transfert de souveraineté” des USA vers les Britanniques. Le budget du DoD a confirmé l’abandon du moteur Rolls Royce dans le programme JSF. (Les Britanniques espèrent encore voir le Congrès rétablir les fonds d’un programme qui concerne aussi General Electric et des emplois aux USA.)
Il y a aujourd’hui la possibilité que l’évolution de la situation politique au Royaume-Uni rencontre le statut et le destin de la participation britannique au programme JSF. Le poids grandissant de Brown, l’effacement progressif de Blair constituent, quelles que soient les dispositions prises, une situation de crise, — ne serait-ce que parce que la cause de cette évolution est une crise sérieuse de popularité et d’autorité de l’actuel gouvernement. Brown n’est pas moins atlantiste que Blair mais il est sans doute plus réaliste. Et, surtout, il sait compter les sous du Trésor. Pour lui, comme on l’a déjà vu, la facture annoncée (et sans doute promise à grossir encore) du JSF est extrêmement lourde. Si, par ailleurs, l’enthousiasme pour l’avion du côté des industriels et des militaires ne cesse de se réduire à mesure des coups portés (abandon du moteur Rolls, question fondamentale de la souveraineté), on comprendra que le JSF soit en train de devenir une “affaire JSF” et pourrait devenir une “crise JSF” au niveau du gouvernement lui-même.
Il s’agit d’un tournant. C’est la première fois qu’on peut raisonnablement placer la question du JSF dans une perspective politique majeure au Royaume-Uni. Encore un effort et l’une ou l’autre rebuffade de plus de la part des Américains, et l’on pourra considérer que tout peut arriver d’ici novembre (décision sur l’engagement des commandes) dans un programme JSF devenue affaire d’État, — voire, “affaire d’âme” de la nation anglaise.