La crise pulvérise l’American Dream

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La crise pulvérise l’American Dream


18 juillet 2008 — Quelle est la valeur américaniste suprême? Une expression la résume parce qu’elle comporte tous les éléments, on dirait tout le bric-à-brac de la psychologie américaniste : “the American way of life”. Le 27 septembre 2001, le secrétaire à la défense Rumsfeld, voulant galvaniser la population dans la bataille suprême “contre la Terreur” (on ne disait encore que “contre le terrorisme”), n’avait trouvé que cette référence : «The American way of life is threatened […] We have no choice: either to change the way we live, which is unacceptable; or to change the way that they live. And we chose the latter.»

C’est justement le thème que choisit l’EPA (Environmental Protection Agency) pour s’engager, contre son président et toute la politique de l’administration dont elle dépend, dans la voie de jeter un cri d’alarme face au réchauffement climatique. (Une dépêche de Reuters, via RAW Story le 17 juillet, analyse le nouveau rapport de l’EPA):

«The U.S. Environmental Protection Agency, under fire for apparently discounting the impact of climate change, on Thursday said global warming poses real risk to human health and the American way of life. […] “Climate change poses real risk to human health and the human systems that support our way of life in the United States,” the agency's Joel Scheraga said in a telephone briefing.»

L’emploi du qualificatif “eschatologique” est, dans ce cas, non seulement bienvenu mais impératif. Il traduit moins une prétention de l’esprit, un caprice de chroniqueur ou une volonté de dramatisation artificielle, comme certains en font le reproche, qu’une précision nécessaire devant ce qui est un changement de substance de la tragédie de la civilisation. L’EPA décrit les effets indirects, par conséquences immédiates et conséquences induites, du réchauffement climatique et tout ce qui l’accompagne directement ou indirectement (crise de l’énergie, de l’alimentation, etc.): bouleversements sociaux, maladies, restrictions, chocs psychologiques, etc. Elle estime justement que ces événements en accélération peuvent sinon doivent bouleverser le “mode de vie” (“way of life”) aux USA même. Son rapport décrit ainsi des effets sur les conditions sociales engendrés par les phénomènes climatiques dus au réchauffement:

«Risks include more heat-related deaths, more heart and lung diseases due to increased ozone and health problems related to hurricanes, extreme precipitation and wildfires, the agency said in a new report.» Par définition, il s’agit d’effets dont la dynamique est insaisissable par sa complication et les forces qui la régissent, par conséquent hors du contrôle humain. Cela rencontre parfaitement la définition temporelle et méthodologique assez simple que donne Roger Garaudy d’“eschatologie” («L’eschatologie ne consiste pas à dire: voilà où l’on va aboutir, mais à dire: demain peut être différent, c’est-à-dire: tout ne peut pas être réduit à ce qui existe aujourd’hui»).

La position de l’EPA répond à une évolution du Congrès autant que du climat (!) politique à Washington, qui devrait nécessairement se transcrire par un bouleversement de la politique US face à la crise climatique, avec le prochain président quel qu’il soit (McCain et Obama sont dans le même état d’esprit à cet égard). Elle répond à la prétention de GW Bush de “défendre l’‘American way of life’” en refusant de lutter contre le mode de développement économique, en introduisant une logique dont le terme pose que c’est justement ce mode de développement qui va détruire l’ “American way of life”. La boucle est bouclée et notre dilemme clairement exposé.

Nous traitons à part une autre intervention intéressante, celle d’Al Gore (voir notre Bloc Notes du jour). Elle a le mérite de mettre en évidence l’interconnexion très forte entre les diverses crises systémiques sectorielles (énergie, alimentation, etc.) et la crise climatique centrale. Cette démarche est nécessaire et décisive, elle est d’abord d’essence politique pour introduire une définition réaliste et acceptable de notre crise générale.

La valeur américaniste suprême menacée

Revenons, pour une rapide tentative de définition, sur ce que nous désignions plus haut comme “la valeur américaniste suprême”, “the American way of life”. On y trouve le caractère domestique, presque petit-bourgeois, qu’on retrouve par ailleurs dans la définition quasiment officielle de l’“American Dream”, qui est une valeur rationalisée par l’émergence d’une classe moyenne après la Deuxième Guerre mondiale, lorsque tout danger de rechute dans la Grande Dépression sembla écartée, et symbolisée par la possibilité de l’accession à la propriété de sa maison individuelle par chaque Américain moyen. (C’est un thème central de l’“American Dream”: «The American dream of owning a home», comme l’écrit Jim Cullen dans American Dream. Ce fut un thème très en vogue dans les années 1945-1955, avec le succès foudroyant de l’entrepreneur Abraham Levitt, qui développa la technique de construire “en série” des maisons individuelles “standardisées” sous contrats gouvernementaux portant sur des milliers de maisons individuelles toutes semblables. On créa ainsi de véritables villes, dont Levittown, à partir du nom de Levitt, dans l’Etat de New York, – le mot devenant usuel, les “levittowns”, pour désigner ces villes standardisées. Cette sorte de “bonheur” américanisé standardisé peut aussi bien correspondre, pour les esprits critiques, c'est-à-dire lucides, à la description des USA faite par Henry Miller dans Le cauchemar climatisé [Air-Conditoned Nightmare].)

A côté de ces aspects matériels, on trouve bien entendu dans l’expression “the American way of life” des références extrêmement fortes aux valeurs quasiment métaphysiques caractérisant la prétention de l’Amérique à être le Nouveau Monde choisi de Dieu et rompant avec l’ancien, en un complet contraste avec le “caractère petit-bourgeois” signalé plus haut. Ce mélange surprenant, explosif en un sens, caractérise effectivement la démarche américaniste, machiné par la communication puis le virtualisme. Il s’agit de maintenir le phénomène américaniste dans les limites terrestres de l’environnement social politiquement le plus modéré possible, le plus apaisant, le plus anti-révolutionnaire, avec le souci de contrôle des populations qui va avec, tout en lui offrant une vision quasiment métaphysique qui doit servir de substra mobilisateur pour rassurer les âmes et les maintenir dans le droit chemin de l’utopie originelle, à la fois comme legs accompli et comme but inatteignable mais toujours renouvelé. “The American way of life” est une formule délicate et complexe qu’on ne peut manier qu’avec précaution.

Comme le montre la phrase de Rumsfeld, l’appel à la défense de l'“American way of life”est le moyen le plus légitime (beaucoup plus que la défense de la “nation”, qui n’a pas de fondement régalien et historique aux USA) d’appeler le peuple aux armes, donc de légitimer le combat qu’on espère lancer. Pour cette raison, nous accordons une importance symbolique extrême au cri d’alarme de l’EPA, comme une réponse, sept ans plus tard, à l’exhortation de Rumsfeld: oui, “the American way of life” est menacée, – mais pas par ceux qu’on croit, – par elle-même, par l’Amérique et ses excès, par la civilisation occidentale du progrès technologique dont elle est l’avancée extrême.

Il n’est pas indifférent, du point de vue symbolique, que la crise financière ait comme premier effet “dans l’économie réelle” la dévastation du patrimoine immobilier des Américains. C’est effectivement le cœur rationalisé et petit-bourgeois de l’“American way of life” et de l’“American Dream” qui est ainsi mis en cause. Un lien sémantique est ainsi fermement établi entre la crise financière et la crise du réchauffement climatique, telle qu'elle est ici définie par l’EPA dans ses conséquences économiques et sociales. Il s’agit surtout d’un pas de plus fait dans l’intégration des crises systémiques sectorielles en une vaste crise systémique globale (comme le fait Al Gore), la crise du climat y tenant le rôle central, temporel et symbolique à la fois, de “mère de toutes les crises”.

Entre septembre 2001 (les déclarations de Rumsfeld) et juillet 2008 avec ce rapport de l’EPA, la chose a complètement changé de substance. L’attaque contre l’“American way of life” a changé de substance en devenant eschatologique. Le phénomène est surprenant par sa rapidité. Nous sommes passés de l’Ennemi terrestre symbolique, extérieur à la vertu américaniste, bien identifié quoique dans le mode symbolique absolument figuratif (la Terreur), dont les dirigeants du système affirme qu’ils ont tous les moyens pour le contrôler, le réduire et le détruire (caractère absolument non-eschatologique); à l’Ennemi eschatologique, intérieur, incontrôlable par définition, dont le système américaniste est lui-même la cause fondamentale et qui a échappé au système.

La logique est en route, désormais irrésistible, de la mise en cause du système lui-même, de ses choix fondamentaux (le choix accidentel de la thermodynamique comme moteur de développement, – voir Le choix du feu d’Alain Gras). Nous sommes bien loin du débat futile sur la réalité, puis sur la gravité et les origines de la crise climatique, c’est-à-dire, dans la réalité derrière la rigueur scientifique, la bataille désespérée pour la préservation du caractère vertueux de la raison humaine pervertie, – car si la raison humaine accouche d’un tel monstre, comment ne pas chanceler devant sa perversité dissimulée? Cette crise est en train d’acquérir toute sa puissance en entrant dans la psychologie américanistes, avec des sésames absolument irrésistibles (l’“American way of life” menacée).

Nous laisserons aux historiens du futur, s’il y en a (mais il y en a déjà, semble-t-il), installés entre un ouragan et un incendie dont on cherche la cause réelle, l’intéressant débat sur la “réalité” des origines et des manifestations de cette crise. Comme dans toute crise, qui ne devient “crise” qu’à partir de ce moment, la crise devient elle-même dès lors que la psychologie l’accepte. Le rapport de l’EPA montre que la chose a touché la bureaucratie américaniste, donc que la pénétration psychologique est, dans un pays aussi conformiste que les USA, assurée. Tout cela se fait au milieu d’un bric à brac d’arguments plus ou moins fondés, qui choqueront les esprits épris de rationalisme et qui entendent s’intéresser au sexe des anges en mesurant les divers degrés de responsabilité et de réalité alors que souffle l’ouragan. Ce qui nous importe est que souffle l’ouragan et qu’il désigne désormais la cause humaine centrale de cet épouvantable effondrement d’un système de civilisation: le système lui-même.