La crise qui prenait son temps

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Il y a peu, disons six mois ou même trois mois encore, la crise du Kosovo (proclamation unilatérale de l’indépendance du Kosovo) était, dans tous les esprits européens, liée à une date bien précise. La fin du mandat de l’ONU le 10 décembre 2007, survenu sans accord des parties prenantes dans cette affaire, serait suivie, le 11, de l’inéluctable proclamation unilatérale. Les experts européens et les dirigeants européens appréhendaient cette issue, bien qu’ils en fussent les principaux manipulateurs, parce qu'il y avait une forte possibilité qu'elle enchaînasse sur une explosion de violence. Nous sommes à la fin du mois de janvier et rien ne s’est passé.

On dit aujourd’hui qu’il faut attendre le deuxième tour des élections présidentielles en Serbie, le 3 février, avant que ne se fasse cette proclamation unilatérale. Peut-être sera-t-elle pour le week-end suivant? On dit aussi que les deux Espagnols, le Haut Représentant de l’UE Solana et le Premier ministre espagnol Zapatero, seraient arrivés, en compatriotes conscients du devoir de solidarité socialiste, à un accord secret: que Solana fasse ce qu’il faut pour faire traîner cette proclamation jusqu’en mars, après les élections espagnoles. Zapatero pourra gagner ces élections puisque le spectre des éclatements régionaux, qui préoccupe tant l’Espagne avec ses provinces rebelles, n’aura ainsi pas été mis d’actualité et que le gouvernement sortant n'aura pas à répondre de n'avoir pu empêcher une issue qu'il réprouve. En même temps, on laissera passer l’élection présidentielle russe, en espérant que le nouveau pouvoir sera plus arrangeant que celui qu’il remplacera.

Ainsi parle-t-on comme si cette proclamation dépendait en fait du feu vert européen. C’est le cas, nous affirme-t-on, car «dans cette affaire, les Européens tiennent tout, le Kosovo en dépend entièrement». Le paradoxe de cette belle maîtrise est qu’une minorité de ces Européens, les quatre pays de l’UE hostiles à l’indépendance (la Roumanie, la Bulgarie, la Grèce et l’Espagne) contribuent notablement, voire essentiellement, à freiner ou à gripper la machine (selon le jugement qu’on porte sur le processus menant à la proclamation de l’indépendance). Dans cette même analyse, on considère que les Américains sont beaucoup moins au centre du jeu qu’on ne croit, simplement partisans acharnés de l’indépendance type-“sans savoir très bien pourquoi” et dont ils ont décrété que les Européens se chargeraient d’en contenir les excès. Le Secrétaire général de l’ONU insiste de plus en plus dans ces discours, comme il l’a fait lors de sa récente visite du “front” européen, sur ce rôle fondamental des Européens.

L’affaire du Kosovo est une étrange occurrence pour montrer la paralysie qui affecte notre système. L’indépendance du Kosovo, qui est partout dans les esprits comme une issue “inéluctable”, est perçue comme une crise potentielle explosive. Il s’agit d’un paradoxe qui se déduit d’un raisonnement épousant le phénomène dit du cercle vicieux. La chose (l’indépendance) a été fixée parce qu’on (les Européens, principalement) s’est effectivement persuadé qu’elle est “inéluctable” alors que cette issue est jugée comme très dangereuse, voire catastrophique. Les Kosovars, ceux de l’ethnie majoritaire (albanaise), se révolteront massivement et le désordre s’installera s’ils n’ont pas l’indépendance. D’autre part, il existe la conviction que la crise potentielle explosera massivement et le désordre s’installera si le Kosovo proclame son indépendant. Ainsi se déroule le raisonnement, qui ne s’inquiète d’aucune contradiction. Et, s’il le faut, on ajoute qu’il y a les droits de l’homme, – il est toujours excellent de terminer l’argument par cette évocation, à faire à tout hasard et dans tous les sens. En attendant, l’indépendance traîne, traîne, sans que rien n’explose. Est-ce la bonne formule? C’est dans tous les cas une piètre formule, mais quoi d’autre?

Ainsi, aujourd’hui, maîtrise-t-on les choses. Notre système est dans la phase du “si vous ne pouvez maîtriser ce désordre, feignez d’en être l’organisateur”, avec comme cerise sur le gâteau que le désordre traîne bien souvent pour se manifester là où on l’attend. (Pour être équitable, on ajoutera qu’il éclate par contre là où on ne l’attend pas.) Dans notre affirmation de maîtrise du monde (l’UE, en première ligne dans cette affaire du Kosovo, est citée unanimement comme le modèle idéal de “bonne gouvernance”, — c’est le terme consacré), il y a aujourd’hui une exceptionnelle absence de substance. Les solutions prônées avec l’enthousiasme conformiste qui convient sont des pis-allers expéditifs et à courte vue de situations dont nous sommes déjà responsables à l’origine, provoquant effectivement cet enchaînement de pis-allers que nous ne cessons de presser en avant tout en en craignant les effets, et qui ne surviennent jamais quand et comme on les attend. L'expédition ressemble à une coquille de noix emportée au gré de flots agités par un vent de tempête, et sur la coque de laquelle on aurait peint le nom majestueux et conquérant: Eole.


Mis en ligne le 31 janvier 2008 à 11H45